SAMEDI 2 Avril 2005,

de 10h à 18h

  Animation : Régis MOULU.

Auteure invitée : Caroline GILLETTA.

 

Thème : Marc Goldstain : la toile de ses peintures, est-elle un filtre ?

« Marc Goldstain – Réalités intimes à Saint-Maur » est une exposition qui se tient au Musée de Saint-Maur – Villa Médicis (au 5 Rue St-Hilaire à La Varenne) du 29 janvier au 24 avril 2005. Il a peint la réalité de Saint-Maur.


Avenue de Lattre de Tassigny - nord, 2004
par Marc Goldstain.


Avenue de Lattre de Tassigny - sud, 2004
par Marc Goldstain.

 


(titre inconnu)
par Marc Goldstain.


Avenue de L'Arc, 2000
par Marc Goldstain.


Ci-après quelques textes produits durant la séance, notamment (dans l'ordre):

- "L'heure de rien" de Philippa LAUNAY

- "Le lézard gris" de Laure DECHEZELLE

- "Dans la logique de l'aveu" de Régis MOULU

- "De l'autre côté" de Caroline GILLETTA

"Réalités juxtaposées" de Sylvaine HEROGUEZ

- "Des choses derrière les choses" de Janine NOWAK

- "Intimité d'MG" de Françoise MORILLON

- "Rien ne sert de filtrer" d'Angeline LAUNAY

 

"L'heure de rien" de Philippa LAUNAY

Je cherche mon cadre. Un tout petit bout de ciel détrempé et beaucoup d'herbes folles, un journal froissé.

Un endroit où il n'y a ni Madeleine, ni Concorde, ni Trocadéro où te retrouver. Un tout petit moment insignifiant.

Je m'y prépare. J'y vais. Je fais le vide. Il fait humide. C'est un peu comme une grande vacance. C'est la grande vacance à travers le pare-brise.

Je suis impatiente. Impatiente de me passer à travers. Je cherche le lieu de ce geste. C'est un jour parfait pour décrocher. C'est samedi. C'est une heure de la journée qui ne ressemble à rien. Ce n'est ni le matin ni le soir ni le moment de faire quelque chose.

J'arrive. Je commence. Je commence par ralentir. Par ralentir le son de ma voix off. Par couper le son. Je m'aide des lignes des trottoirs. Je longe les lignes des trottoirs et j'attends que le vide se fasse.

- Qu'est-ce qu'il y a ?

Là, je suis là, je roule. Je ne vais dans aucune direction. Je me repose.

Un arbre. Des arbres. Qu'est-ce que c'est vert la banlieue..

J'ai trouvé mon cadre. Des maisons de meulière. Un chien qui aboie. Des voitures garées. Je m'arrête là, avant de penser à la vie qu'il y a derrière le chien qui aboie. Derrière ces fleurs plantées par quelles mains ? Derrière ces maisons qui vivent par quel amour ?

Je reste à la surface de la toile. Je me rends amnésique. Je descends la barre jusqu'à son degré zéro. Jusqu'à ne plus avoir que l'impression de la vie sur la toile.

Les panneaux de signalisation flottent dans ce brouillard. Le long des rues je glisse. Tout a l'air un peu tordu et lointain. Le sol brille. Je suis contente qu'il y ait de l'humidité. C'est encore plus banal et nostalgique comme ça.

Je passe le long des rails. J'accélère. Il y a des graphes sur les murs. Je lis des yeux. Je ne peux pas prononcer ces signes qui n'ont pas de voyelles. J'aimerais bien les retenir. Retenir quelque chose de ce moment.

Non, ce n'est pas ça. Je vais trop vite pour voir. Je n'y arrive pas. Je ne veux rien retenir. Je veux que ça passe. Comme cette violence somnolente faite aux murs.

Il faut que je ralentisse. Je ne saisis plus le cadre derrière les vitres. Elles pixellisent mon décor. Elles sont couvertes d'humidité.

La brume qui se dépose va peut-être m'aider. Je sens que si le pleure maintenant, ça me reposerait comme huit heures de sommeil. Mais ça ne vient pas. J'oublie cette idée. C'est encore plus calme et plus vide comme ça.

A force de regarder, je me dissous un peu dans les images que je traverse. Je passe à travers les rues.

Je m'arrête devant une maison. Pour voir si c'est facile de vivre ici, si c'est facile de s'arrêter devant chez soi. C'est très facile. Ce doit même être très facile de prendre des habitudes de vingt ans en cinq minutes. Entendre le chien des voisins aboyer, t'entendre faire du café en bas et me rendormir. Ça me semble très facile, il faut que je pense à te le dire.

Je redémarre. Il n'y a rien à voir et je me distille. Je me repose.

Je descends en moi-même. Je fonds un peu plus dans ces rues sans phrase.

Les êtres vivants ont l'air d'avoir été décapés par un temps de pose trop long. Je suis seule.

Je tombe dans le coma. Les rues n'ont plus de contour. Je fais des gestes automatiques. Je ne sais pas combien de temps ça dure. Est-ce que la morphine est plus efficace ?

Je m'enfonce dans le bitume. Je me filtre dans son reflet. Je jouis de cet absolu de l'insignifiance. Je me trouve. Je me perds. Je m'arrête. Là, c'est trop bon. Cette rue, c'est une héroïne de la banalité.

Le sommeil est profond. Le trottoir ressemble au ciel qui ressemble au trottoir. Tout est parfaitement réversible. J'ouvre la fenêtre et j'entends l'écho d'une tondeuse. Tout est parfait. Je pourrais respirer aussi l'odeur des feuilles mortes qu'on brûle dans le jardin d'à côté. Mais ce sont mes sens qui complètent par eux-mêmes.

Il y a de l'affichage dans la rue. Des campagnes de promos pour la grande distribution. Carrefour. Auchan. Du crédit immobilier. C'est le mois d'octobre.

Tout est parfait. Un homme disparaît derrière la grille d'un portail.

Je regarde. Mes pupilles sont dilatées. Un passage clouté. Une pancarte. Un signe de stationnement interdit que les propriétaires ont dû peindre sur la porte du garage. Les arbres sont nus. Je regarde. Je me repose. Je suis en train de gagner du temps sur mon sommeil. Peut-être même sur ma mort. Tout devient invraisemblablement inoffensif.

Je vais rentrer avant que la nuit tombe. Je ne veux pas voir la nuit tomber sur ces rues.

(lundi, je me sentirai forte comme un bon café bien filtré)

 

"Le lézard gris" de Laure DECHEZELLE

Le lézard gris Il planta son pinceau dans le pot à chaussette.
Demeurer plus longtemps dans cet atelier n'était plus possible. Il jeta un coup d'œil dehors. Son cerveau était lourd.
L'air frais des rues raviverait, peut-être son état.
Un état d'absence était en lui. Il marcha sans destination. Il fit son entrée dans des rues totalement désertes.
Balader son absence dans Saint-Maur le soulagerait sans doute de l'envahissement de ses idées.
C'est étonnant, l'asphalte lui paru morne et sans résonance. Une perspective puis une autre sans issus et pourquoi pas ?
Il entra en lui-même cherchant à tâtons à longer des grilles de jardins pour tester où il pourrait ainsi aller sans aucun ressenti.
Le silence, entrecoupé d'arbres et de bitume créa un filtre qui l'envahit.
Il se mit à marcher en observant des murs défaits par un horizon d'été prismatique gris et violet.
L'enjeu de cette promenade lui semblait arbitraire, vide et sans charme.
Ses pensées basculèrent à l'état de lézard face à des fissures inhabitées.
L'état d'animal au sang-froid convenait au paysage qu'il traversait.
Des murs, des jardins d'immeuble, des tentures de bitume, d'asphalte et un peu de grillage.
Tout lézard qu'il était, rien ne le faisait frétiller, même se hisser à la pointe d'une brindille.
Il reprit sa forme d'humanoïde et avenue Caffin à l'angle de la rue du Bac et de la B.N.P, il décida de se rouler par terre pour changer les perceptions.
A plat ventre sur le bitume, il retrouva la chaleur de Louise.
Mais il fut chatouillé par des herbes curieuses entre les pavés. Il voyait Louise.
Sa tête face aux herbes, il récupérait la force de la regarder et de l'observer.
" Pourrais-je affronter Louise de nouveau ? " pensa-t-il.
Et si Louise était perdue au milieu de cette réalité ?
Puis, il se mit sur le dos, fuma une cigarette.
Il repensait a cette traversé de gris étonnants qu'il venait de découvrir et décida de plonger à partir des lignes de fuites dans le haut du tableau.
Pourquoi avait-il si peur du contenu extérieur ?
Voilà à peu près ce que lui évoquait l'espace ce jour là :
" Sur un vert gris s'accroche un marron,
le jet du napalm émeraude crisse comme un cylindre,
rien ne roule dans la rue
que du vague et de l'a peu près. "
Finalement il décida de rentrer et chez lui, il pris sa toile et la retourna.
Là, il perça un véritable filtre, celui qui naît du vrai rien, qui vibre sous la peau et s'enflamme.
En trouvant le ciel par le tronc des arbres, il retrouvait la lumière et la veinure des algues, de celles qui arrivent derrière une racine comme les bois flottés rejetés par la mer.
Cela en était assez de circuler dans le néant sans se prendre le pied dans le plaisir.
Sa toile à l'envers lui fit découvrir que le coin du ciel où se jetait les branches ouvrait la clarté et la respiration.
Ouvrir le bal de l'éclatante nature et de la projeter en avant sans avoir peur d'être sans esprit. Et, Parcourir de la main ce magnifique corps, enfin, sans réfléchir et se laisser envahir par l'ondulence des herbes venant à sa paume sous laquelle bat la chaleur de Louise.

C'était peut-être cela " Mettre tous ses désirs dans un seul être ou dans un seul tableau ".

 

"Dans la logique de l'aveu" de Régis MOULU, (auteur animateur)

La vie se dépose,
l'univers se calme,
tout tombe dans le filtre de Marc Goldstain.

Mosaïque de trottoirs,
de lignes bluffantes
ou d'angles qui poussent comme des arbres,
la profession des photographes est priée de s'abstenir,
utiliser des appareils sensibles ne convient qu'à ceux qui ne sauraient pas quoi faire de leurs mains.

Masses de couleurs lourdes
comme des parterres insondables,
culture de densités que compartimentent les traits,
RER en point de fuite sur mur de musée avec parquet de lambris aux découpes suspectes, le soleil frappe partout où il se rappelle être entré.

Dans la logique de l'aveu…

Tout se contamine,
la contagion gagne nos pauvres cerveaux endoloris de n'avoir ni compris ni pu suivre la réalité,
notre réalité,
une histoire de cœur,
celle que le peintre a laissé convoquer, debout face à la lumière
- il faut toujours se lever quand entre la lumière -
debout face aux couleurs que l'on ne peut plus affubler d'un nom.

- Avez-vous vu du vert dans ces tableaux ?
- Non, tout frémissement qui s'y apparenterait se voit davantage sous un aspect "mouillé", tout ici est élevé à la puissance de la réverbération.

- Avez-vous vu du rouge brique poreux ?
- Non, s'il y a des trottoirs, c'est pour que vous y marchiez. A en tester leur dureté, vous pourriez bien finir avec les pieds plats, y compris pour ceux qui sont lunaires comme des crumbles.

- Avez-vous vu du gris asphalte mordu de graviers ?
- Non, les routes mises à votre disposition vous mèneront jusque derrière la toile, là où se deale l'essentiel.

- Avez-vous vu des habitations deux étages plein cadre, repeintes sur leur façade comme s'il était question de renégocier les années, ça peut faire du "vert saumure", du "jaune daim" ou du "blanc fissuré" ?
- Non, répondirent quelques pavillons extraits de la même exposition, Villa Médicis.

C'est que toutes les peintures de maître Goldstain sur ses panoramas perché papotent entre elles, espace public faisant.
Le tissage est complet, le monde est couvert d'une seule trame.
A chaque sortie de palette, la toile se tend et s'assouplit,
recouvre avec respect toutes les arêtes urbaines de notre monde civilisé : toits écorchés, lampadaires en gerbe et grillages crispés.

- Avez-vous vu que d'un tableau dos d'âne se crée le volume d'une ville ?
Avez-vous vu toute l'inquiétude qu'un fatras automnal suggèrerait chez un piéton, manque-t-il un panneau de déviation ?
L'espace public est à tout le monde, Marc Goldstain s'y emploie. Seuls nos yeux sont zones de confiscation, lieux de dépôt ou même pire, garde-meubles pour ceux dont la liaison cœur-pupilles ne se fait plus à la vitesse de la lumière.

Peindre, c'est donner la vie, donner l'envie, pour ne pas dire gravir les sommets,
ceux des remises en cause totales et glaciales,
ceux des défis portés à soi-même comme si l'on se devait d'offrir sa nuque à tout ce qui a, un jour, bougé.

Champ libre.

- Ah, parce que vous avez peut-être vu quelqu'un, même de furtif, sur ses tableaux ?
- Non, car nulle âme qui a le respect des volumes ne peut marcher dans une peinture aussi fraîche.
Quel intérêt de planter de fausses momies au milieu d'un cadre urbain que l'homme a mis tant d'années à immobiliser ?

La vie appartient davantage à la respiration que l'on prend pour se rapprocher du tableau. Ainsi revit cette ville de Saint-Maur des fosses nasales. Et ainsi, à saut de poumons, vous réaliserez que toutes ses toiles contiennent nombre de portails peints et donc repeints - car Marc Goldstain réanime tout par une deuxième couche. Comme chaque autre détail, ils sont des charmes qui peuvent vous aider à voyager.

 

"De l'autre côté" de Caroline GILLETTA, (auteure invitée)

Prélude

Longtemps j'ai habité de l'autre côté. De la rue. De l'océan. Du miroir. Surtout du miroir…

Scène 1 - Origines

" Nous comptons sur vous pour que les consignes soient respectées. Dans le cas contraire, nous nous réservons le droit de vous demander de changer d'attitude ou de sortir ". Dans ma tête résonne encore sa voix métallique. Mes tempes battent. Ma bouche est sèche. Émue. Je suis émue.
Je remonte l'avenue de Lattre de Tassigny, à Saint-Maur (France), vers le Nord. Rien n'a changé. Les feuilles mortes me donnent une brusque faim. Une poêlée de champignons, un pain rond, le gouleyant d'un bon rouge… Je suis dans la vraie vie. Vraiment ?
L'automne prend soudain une teinte mauve. L'exacte nuance du coucher de soleil à Rio de Janeiro. Lorsque l'ombre se pose sur les roches brunes qui plongent droit dans l'océan. Vert. Translucide.
- Ne repars pas… Reste !
Je revis malgré moi l'infini voyage. Fille des ondes et des puissances marines, j'avais inscrit ma parole au creux des eaux. J'y étais " vagueuse ". Dans ta langue, ce mot n'existe pas. Dans la mienne, il veut dire " vaquer à ses vagues ". Normal pour une divinité de la mer !
L'ivresse tiède des mers du Sud, les tempêtes déployées tout fracas dehors, les nuits pâles à l'unisson moqueur de l'eau plate n'ont aucun secret pour moi. Je me plie avec obéissance et compassion à toutes les fantaisies de cet élément. Qui un beau jour me jette - littéralement - sur terre. Une terre inconnue. Forcément. À l'exact moment où Schloesser, je l'ai su après, m'a peinte pour la première fois.
Sur cette plage du New Hampshire (USA), je m'aperçois que j'ai forme humaine. Forme de femme humaine. Et que je ne conserve de ma vie d'avant que le goût du sel sur la peau. Mon premier regard sur ma personne découvre mes cuisses…

Scène 2 - Sortie des eaux

Je passe sur les détails qui président à ma rencontre avec l'elfe, pardon, le Professeur. Toujours est-il qu'il m'accueille providentiellement dans le monde des humains, m'habille (j'ai échoué nue sur la plage, sans même un coquillage), et m'emmène à New York. Je découvre Manhattan, Central Park et… le Moma ! Un je-ne-sais-quoi m'attire devant une peinture en particulier. Re-voilà Schloesser. Tout mon être vibre devant ses toiles. Connaissez-vous la puissance de ses vagues ? La transparence de ses rouleaux ? Personne d'autre que moi (et le Professeur, bien sûr) ne perçoit les effluves marins qui s'en échappent. Ce vieux Poséïdon vient traîner, curieux, jusque sous les jupes des filles. Origine du monde, logique. Mes pas s'esquissent au ralenti de cet après-midi intemporel. Je me sens happée par la douceur de cette jeune femme qui brosse ses cheveux blonds dans l'été de Francine Van Hove. Un chaton la regarde. Sensation de déjà vu… ou de déjà vécu ?
Le Professeur me pousse doucement devant un autre tableau. Tiens ! un petit Hopper… Saisie d'un frisson, je m'approche. Je reconnais brusquement la femme au chapeau qui boit élégamment au comptoir de cette célèbre toile. C'est moi ! Le cœur battant, je me tourne vers le Professeur. Son regard me fait comprendre que je suis prête à accomplir la mission à laquelle il me destine. Il m'entraîne dorénavant avec empressement jusqu'à la sortie. Le soleil aveuglant dessèche ma peau. J'ai du mal à avaler.

Scène 3 - Passage

Nous retournons au Moma un matin, dès l'ouverture. Salle Marc Goldstain. Réalités intimes à Saint-Maur. Je tente de me concentrer. De rassembler l'énergie pour le voyage. Plus l'on sait à quoi l'on s'attache, moins l'on est naturel devant l'événement. Et pourtant. Je sais bien que c'est à moi de rendre clair à l'univers mon désir. Pas facile. Je suis distraite par le chatoiement des langues parlées par les visiteurs du monde entier qui investissent peu à peu le musée. Je pourrais les suivre jusqu'au Nouveau Brunswick…
Je ferme les yeux. Inspiration. Mettre tous mes désirs dans un seul tableau. Peu à peu, il me parle. Expiration. L'odeur d'après la pluie, mélange des exhalaisons de la terre et de la timidité du bitume. Inspiration. Les senteurs fleuries des étamines du printemps. Expiration. Cette fragrance métallique recueillie au cœur de l'hiver qui picote dans les narines. Le vent s'enroule autour de mes chevilles, un ressac m'avale comme les jours de grandes marées.
(noir)

Scène 4 : La vie réelle

Je me réveille au centre d'un tout petit espace plongé dans le noir. Des… quoi ? Des… copeaux de bois me piquent les fesses ! Mes yeux s'habituent à l'obscurité et décèlent une petite raie de lumière toute proche. À tâtons, ma main se pose sur une poignée. J'ouvre la portière et sors d'une camionnette rouge garée le long du trottoir. Place Neptune ! La famille veille sur moi ! Cheveux mi-longs, pantalon noir et manteau en peau retournée me donnent l'allure d'une étudiante française. Laissant la Gare de RER de Saint-Maur, je me dirige vers le 17, avenue de Lattre de Tassigny où je fais du baby-sitting. En ce début d'été, il doit être sur son vélo et m'attend sur la route malgré les recommandations.
- Reste sur le trottoir !
La façade jaune de sa maison me plaît. À l'intérieur, il manque quand même une maman pour ce petit Jonathan. On sait seulement qu'elle est partie en voiture, à la fin de la journée, après son travail.
Peut-être vit-elle maintenant dans l'émerveillement d'un Giotto ?

Scène 5 : La place en question

" Approcher la réalité, c'est une manière d'approcher un mystère. J'essaie de rendre l'espace entre les deux. " Où avais-je donc lu cette phrase qui me sert de guide au cours de mes longues pérégrinations dans Saint-Maur ?
Revivre ce qu'a perçu de sa vie son regard. Telle est ma tâche. Afin d'appeler les vibrations subtiles qui font encore écho en elle, où qu'elle se trouve et raviver ainsi sa mémoire. Dans cette sorte de méditation à la marche, j'accueille la présence immanente de la transparence de l'air après la pluie, l'émergence des couleurs, l'agencement spatial du monde visible. Et je me prends à douter.
N'ai-je pas effectué le voyage inverse ? Ne me suis-je pas, à force de fréquenter, ateliers, galeries, musées et autre Villa Médicis, perdue à mon propre jeu, à me dire que les premières images me sont apparues avec moins de netteté, qu'une fissure va s'ouvrir dans le bitume, faire se dérober le sol galactique et m'entraîner dans un voyage cosmic ?
Suis-je partie à la recherche de la jeune femme blonde disparue au bout de l'avenue de l'Arc, suis-je cette jeune femme disparue sans le savoir, ou tout simplement en train de me promener dans un tableau ?

 

"Réalités juxtaposées" de Sylvaine HEROGUEZ

De Lattre de Tassigny Nord et Sud, 2004. La même rue, le même jour, la même lumière, la même réalité en gris vert et bleu. Hérésie de la peinture : placées côte à côte les deux faces du miroir, le devant et le derrière, l'avant et l'après. De Lattre de Tassigny Nord et Sud, mis ensemble racontent une autre histoire. A quel endroit exactement s'est-il arrêté pour peindre les deux directions de sa ville-vie ? Si la clé du mystère était là, à l'endroit exact où il s'est retourné ?

Le détective sortit de ses pensées et de sa poche son vieux dictaphone.

" Après examen minutieux des deux tableaux, on peut formuler l' hypothèse suivante concernant l'itinéraire du peintre avant sa disparition. De Lattre de Tassigny Nord : à gauche un mur et une ouverture dedans, encadrée par deux panneaux publicitaires, interminable route, grillage, mur, arbres derrière le grillage, arbres derrière les murs. Celui qui regarde en marchant vient du Sud et fige le Nord. De Lattre de Tassigny Sud : l'homme a avancé de quelque pas, au-delà de l'entrée du parc, passé la case dégoût et juste avant le lampadaire il s'est retourné, figeant le passé. Il a hésité à entrer. Le jaillissement du souvenir, l'envie d'y revenir ont mis juste quatre ou cinq pas du reflet dans la rétine à son cœur d'enfant, cinq , le temps que l'image revienne et l'arrête. " Pause

Ou bien c'est au contraire la réalité médiatique du monde marchand d'aujourd'hui qui l'a surpris, le bleu à 17€, une ouverture sur la mer, instantané subaquatique, le bleu ça peut suffire à arrêter un homme qui marche sur un trottoir gris. Mais ça ne dit pas pourquoi il s'est retourné.

A moins qu'on ne se trompe,….A moins
" Hypothèse deux : il ne marche pas du Sud vers le Nord, ni l'inverse d'ailleurs, mais il vient du parc, du vert derrière le mur : il sort juste de ses souvenirs et là, un regard à droite, un regard à gauche, il hésite entre les deux directions, voudrait pouvoir aller dans les deux sens en même temps, carrefours, croisements, géographie du temps confondu. " Pause.

Il ne restait que les routes de celui qui marchait seul. Le détective n'en finissait pas d'observer les deux tableaux, de se mettre à la place de celui là qui avait marché sur ces trottoirs là, d'essayer de voir avec ses yeux à lui. Il sort du parc, il sort du parc, je sors du parc, ce qu'il peint n'est pas l'essentiel, il fait diversion, si je sors du parc la première chose que je vois c'est… le grillage en face, le grillage, pas la rue !

Le détective se dirigea vers le fond de l'atelier et se mit à parcourir les dernières toiles du peintres, il s'arrêta sur l'avant dernière, la posa devant les autres, recula de quelques pas et se laissa couler dans le vieux fauteuil en cuir cramoisi.

Là, pas de routes, pas de trottoirs, pas de lignes, le reste d'un grillage oui mais partout autour des herbes folles, du vert dans tous les sens et il marche dedans le peintre, il a lâché le bitume le peintre, sorti du trottoir le peintre, jeté là le programme télé du week-end on part courir dans les prés. Le temps posé là qu'on ne ramasse pas, qu'on regarde en souriant : " vraiment ils sont trop cons ceux qui jettent leurs papiers ici ! " " j'sais pas, signe qu'ils sont passés par là eux aussi " Et puis finalement si, on le ramasse le temps froissé gris sur blanc, on le chiffonne et on en fait une grosse boule qu'on gardera au fond de sa poche pour mieux profiter de sa liberté.

- Chef, voilà votre café, vous avez trouvé quelque chose ?
- Non, mais je ne m'en fais plus pour lui.

 

"Des choses derrière les choses" de Janine NOWAK

Petite fille, je jouais volontiers aux " Devinettes d'Epinal ". Vous vous souvenez ? Où est le loup ? La sorcière ? Le lapin ?
Aujourd'hui, j'ai retrouvé - qui l'eut cru ? - au Musée de Saint-Maur, ce réflexe enfantin ; et je viens de passer presque deux heures de temps à chercher où pouvait bien se cacher Marc Goldstain.
Qui est Marc Goldstain ? C'est un jeune peintre de trente-six ans, enfant du pays. Le Musée lui consacre actuellement une exposition temporaire.

J'ai d'abord effectué un premier tour, rapidement, histoire de me faire une idée, et à l'instar de Mac- Mahon, qui s'était écrié " Que d'eau ! Que d'eau ! ", j'ai pensé tout bas " Que de rues ! Que de rues ! ". Evidemment, pourrait-on penser ; quand on essaie de représenter une ville, quoi de plus naturel !
Et puis, un bout de chanson m'est venu à l'esprit :
" Je m'souviens d'un coin de rue,
Aujourd'hui disparu.
Mon enfance jouait par là,
Je m'souviens de cela… "
Et le poète dit vrai : l'émotion est bien au coin de la rue. Une ville ne révèle ses nombreux secrets qu'à ceux qui prennent le temps de se laisser guider dans ses moindres recoins, de se laisser bercer par la magie des lieux. Et l'émotion nous tombe dessus comme ça, d'un seul coup, lorsque l'on s'égare et que l'on musarde le nez en l'air, poussé par le seul plaisir de la curiosité ou des souvenirs.

Un musée, c'est comme un manège : on peut s'offrir des tours à l'infini. Je suis donc repartie à l'attaque, désireuse de tout voir. Très attentive, j'ai détaillé, fouillé avec délectation chaque œuvre. Et là, j'ai tout compris. Enfin … je pense … j'espère… Marc Goldstain est allé au-delà de la simple représentation figurative de sa ville natale. Il témoigne d'une recherche aigue et profonde des lieux.
Le regard de l'artiste est empli d'une lumière intérieure qui se reflète sur ce qu'il voit. Il communie avec la rue. C'est chez lui, un geste d'amour et d'amitié. Il est à l'écoute des murs de sa ville, de leurs murmures …

Je me suis offert - au diable l'avarice ! - un troisième tour. Cependant, cette fois-ci, je n'étais plus Janine, sage et respectueuse visiteuse d'un musée, mais Alice au Pays des Merveilles qui voulait voir derrière le miroir. Et d'un seul coup, j'ai sauté à pieds joints dans la grosse flaque stagnant dans le caniveau de la toile 18, cette belle grosse flaque si tentante dans laquelle se regardent des arbres dénudés. J'ai pataugé un moment, chantant à tue-tête " singing in the rain ". Mais n'est pas Gene Kelly qui veut. Alors je suis discrètement et doucement revenue dans la salle, essayant de ne pas trop inonder le parquet. Après, j'ai longé un mur " nu, nu, nu, " où il n'y avait ni " échelle haute, haute, haute ", et ni " hareng saur sec, sec, sec. " (merci Charles Cros d'avoir composé des poèmes aussi fous, fous, fous !). Puis, je me suis retrouvée - toile 17 -, Avenue de Lattre-de-Tassigny, à côté d'une grille, derrière laquelle sont alignés des ifs taillés au millimètre près. Mais chez le voisin, se trouve une forêt enchevêtrée. Un bond, hop, j'ai pénétré dans cet embrouillamini où j'ai croisé, devinez qui ? Blanche Neige ! Parfaitement ! Elle errait affolée, après que le spadassin l'ait abandonnée au milieu de ces bois hostiles. Elle se débattait, la pauvrette, tentant d'échapper aux bras tentaculaires des branchages menaçants qui voulaient la saisir. Je l'ai bien vite mise sur le chemin de la maison des nains et sans plus tarder, je me suis approchée, intriguée, de la toile 25 qui s'intitule " mettre tous ses désirs (de peintre) dans un seul tableau ".
J'étais sidérée et j'ai longtemps hésité à franchir le pas. J'étais un peu impressionnée par ces herbes folâtres, par ce rectangle abandonné où la nature évolue et déborde sans entraves. Que penser de cette végétation spontanée, sauvage, qui s'accroche et prospère en toute liberté, en toute impunité, ai-je envie de dire. C'est un frémissement d'une déchirante beauté. Et pourtant, ces plantes sont à la fois sublimes et " moches ", mais alors " moches " avec entêtement, avec superbe, avec panache, tant leur force de vie les rend sublimes. Cet enclos de verdure, oublié des hommes, d'un lyrisme enchanteur, distille un insoutenable suspens. Est-ce dû aux coloris ? Le vert et le blanc dominent. Et que sont ces deux teintes ? Ce sont les couleurs de la peur … Ne dit-on pas vert de peur ? Blanc de peur ? De cette profusion végétale, on entend presque sourdre le bruissement des insectes et petits rongeurs que l'on imagine réfugiés et grouillants dessous. On se sent troublé par ces végétaux chargés de symboles qui semblent nous chuchoter " viens te perdre avec nous, ne résiste pas ". J'ai dû me secouer pour échapper à leur fascination.
Et puis, j'ai aperçu le journal. Il a l'air d'être là par hasard, le journal, déposé à la suite d'un coup de vent, prêt à reprendre son envol au moindre zéphyr. Il représente l'éphémère, le journal. C'est un accident, une tâche claire, déplacée, presque incongrue. C'est l'intrusion de l'homme dans cette zone sauvage.

Pour me défouler un peu, je suis allée taper du pied dans un monceau de " feuilles mortes qui se ramassent à la pelle ". Et ensuite, j'ai filé vite, vite, vite, devant la maison d'Hitchcock, vous savez, le motel du psychopathe Norman Bates, celui qui nous a fait tant frissonner. Après quoi, j'ai arpenté tranquillement, de grandes zones de macadam, souvent sous un ciel plombé, d'un gris lourd à effrayer les Gaulois. C'est un constat : le décor semble s'épanouir au cœur des frimas, tant est fréquente l'utilisation des couleurs d'aube froide. Cependant, et c'est une agréable surprise, la vie jaillit inopinément, grâce à un arbre, un buisson ou même une mauvaise herbe, emplissant la toile d'une tendre ingénuité. Ces végétaux viennent se planter là comme des lutins arrogants, contre ces façades lavées de pluie ; car la pluie est omniprésente et les chaussées luisent comme des souliers vernis.

Et l'homme dans tout çà ? Où est-t-il l'homme ? Oh, il existe : on devine deux minuscules crevettes, qui figurent de - très loin- le genre humain. On aperçoit aussi une femme, en gros plan - mais oui ! - qui marche près d'un carrefour. Enfin, sur le tableau 13, j'ai remarqué, à un coin de rue, une moitié de dos d'homme, qui semblait fuir. J'ai essayé de courir vite pour le rattraper, mais il m'a distancée. Etait-ce Marc qui fuyait, sur ma " Devinette d'Epinal "?

 

"Intimité d'MG" de Françoise MORILLON

En ce lendemain du jour du " Poisson d'Avril ", j'avais plutôt envie d'aller flâner sur les bords d'eau, d'y rêver, et d'observer le triangle laissé par la fluidité des ondes formées par les ventres plumeux des canards, et de les voir disparaître pour mourir dans l'eau assez limpide de la rivière qui contourne notre Ville et que l'on appelle la Marne.

En même temps, il me prit aussi en ce début de Printemps de repenser à ces miraculeuses fritures de petites gardèches que nous pêchions mon grand frère et moi, non loin des petites guinguettes du Quai Winston Churchill : je me souviens que nous revenions à la Maison, le sourire aux lèvres, nous redressant fiers comme Artaban, ramenant notre trésor dans nos petits paniers ; et je me souviens surtout que notre chère maman toute contente s'empressait de rouler ces petits poissons dans la farine, et que nous nous jetions comme de gros goulus sur cette délicieuse friture.

Me privant de cette promenade souvenir, et m'étant engagée auprès des instances supérieures de l'Atelier d'écriture de RM, je me suis donc retrouvée ce matin, à l'intérieur du Musée Médicis pour découvrir les toiles d'un certain Marc Goldstain, jeune peintre St-Maurien branché sur certaines rues de son enfance : cet environnement me remit obligatoirement dans la réalité.

Sentiment étrange au bout de quelques minutes que cette peinture, on dirait des photos couleur agrandies pour les besoins de l'exposition : au début je m'interroge, me suis je trompée de lieu ? Pourtant en regardant mes camarades je me rassure en me disant que je suis bien à l'exposition de Marc Goldstain au Musée Médicis.

Ce jeune homme a un sacré coup d'œil, coup et goût du détail : en me rapprochant un peu, je tombe sur les rails du Réseau Express Régional à gauche, à droite, mais c'est quoi çà ! je croyais me détendre ce matin et je vois le RER et des trottoirs et des rues presque à l'infini, des perspectives le long du métro, à gauche, à droite et là-bas, tiens ! il me plait bien ce tableau là, tout vert, couleurs belles et réelles, herbes en révolution, entrelacées de rage, bouteilles de bière éméchées, mais c'est une décharge municipale ou quoi ? Et pourtant il est joli ce bouquet de mauvaises herbes avec au bout de ses maigres tiges des fleurs blanches plates comme des coulemelles, ces champignons à longue queue et à chapeau écrasé comme de minuscules cymbales. C'est pas mal ; et puis celui-là encore : une rue peinte après la pluie, la nacre qu'elle semble avoir laissée donne une lumière ressemblant à une tendre dragée, douceur et fragilité, bel effet de clarté ; et c'est toujours le long du RER !

Et je fus donc très étonnée que le long de ce chemin jonché de ces rails austères le bout du pinceau du peintre ait pu puiser tant de poésie afin de ciseler cette réalité.

Je change de côté et j'aperçois encore un trottoir, une rue et là une maison : il paraît que c'est la maison natale du peintre, banale la façade et c'est toujours le long du RER ! Mais c'est un obsédé du RER ce Marc Goldstain !
A gauche de la salle, j'aperçois un autre tableau plus petit et je vous le donne en mille ! c'est l'autre côté du RER avenue du Général Leclerc : belle reproduction d'un immeuble standing de la rue des Arts : y a pas photo ? non, y a peinture ! C'est une très belle reproduction que ce bâtiment en pierre de taille avec ces balcons frisés en fer forgé. On dirait la photo couleur de ce joli coin du quartier du Parc St Maur réalisé par un photographe de talent ; mais non c'est un tableau - de la peinture - faite par ce MG. Je n'en reviens pas, cela me donne envie de me pencher encore un peu plus sur les autres œuvres.

Il a tourné en rond ou plutôt il a fait des allers et retours le long du RER ayant vécu pendant 24 ans autour et dans ce triangle du Parc St Maur : les habitants l'appelaient peut-être déjà l'obsédé du RER !
Je constate que dix ans après, ses émotions, celles de son enfance et de sa jeunesse se retrouvent imprégnées ou gravées dans sa peinture, décalquées en quelque sorte, elles nous plongent dans l'univers étrange de ses jeunes années.

Et maintenant il fonce sur sa toile tête baissée puisque je ne vois que des rues bitumées, des trottoirs : tout ceci jonchés d'herbes folles, de trous fous criblés de ses sentiments de terriens St-Mauriens : cet homme s'accroche à sa terre, à sa pierre, à sa bordure de trottoir, à son bitume de rue et à son béton. Il n'est pas parti, n'oublie pas : il est présent, il vit là, le cordon de son ombilic n'est pas coupé.

Photographierait-il également le mauvais côté des choses de la vie ? mauvaises herbes qui poussent entre deux arrêts de trottoirs, terre végétale en guise de trottoir pour les besoins naturels des petits et grands chiens.

Dans la vie j'ai toujours le nez en l'air mais là, devant les tableaux d'MG, ma tête se penche pour contempler ces trottoirs le long du RER : c'est vraiment obsédant ce RER pour ce jeune homme et il commence à m'obséder aussi, et puis je ne les voyais pas si beaux et si intéressants ces bords du Réseau Express Régional, les détritus, les tags et ces multiples endroits laissés sans entretien, abandonnés, comme quoi il y a quelque chose de véritablement magique dans le coup de pinceau du peintre qui rend de ce lieu étriqué, apparemment sans intérêt une image d'un piqué de photographe presque plus précis que la réalité.

Je ne m'étais jamais penchée sur les couleurs des trottoirs, dans la lumière du clair-obscur ou cet effet de glacis après la pluie est étonnant et rend douce la couleur de la rue et sympathique ce trottoir mal entretenu.

Admirative devant ces perspectives tracées au tire-ligne et ces lumières ? Se prendrait-il pour l'architecte de l'univers ?

Je repars imprégnée, même fascinée par la personnalité de ce peintre qui, au final, nous a inondés de sa sensibilité en nous montrant ce lieu apparemment sans beaucoup d'intérêt mais qui pour lui représente le bonheur du lieu où il est né, près de ces rues simples, près du RER et surtout près de sa maison natale.

 

"Rien ne sert de filtrer" d'Angeline LAUNAY

Tellulah marchait par les voies désertes, passait d'arbre en arbre, de maison en maison, de ciels en ciels, de saison en saison. Ses escarpins neufs n'évitaient ni les flaques, ni les amas de feuilles mortes, ni la végétation interstitielle qui parsemait les trottoirs. Les murs revêtaient des tenues diverses, ternes ou colorées : combinaisons salpêtrées, chemises à carreaux beiges, affiches bigarrées leur collant à la peau comme une seconde peau.

Elle avançait sans savoir où elle allait, dans le silence, bien que le feuillage bruissât sourdement. Elle se comportait en aveugle, en somnambule, en automate. Elle semblait revendiquer sa verticalité face aux obliques qui l'invitaient à prendre la tangente. Les pare-brises et carrosseries des voitures tentaient, par la magie de leurs reflets, d'attirer son attention mais ses yeux se perdaient dans le vide. Des sons résonnaient dans sa tête, des visages apparaissaient derrière les fenêtres de ses pensées, des phrases l'obsédaient comme si ceux qui les avaient prononcées se tenaient devant elle et les lui resservaient encore.

Elle s'arrêta devant un terrain en friche où les herbes folles avaient envahi un espace étroit, entre une barrière de buissons et une grille dressant ses barreaux de prison inutile. Des fleurs comparables à un vol de lucioles flottaient à la surface de cet amas de tiges où avait atterri une page de journal sur laquelle, en regardant de plus près, on pouvait reconnaître une vague silhouette, un profil au nez crochu et des montres. Des montres… Quelle ironie ! Elle qui se fichait du temps, de ses marques ou de ses signes, de ses trahisons, de ses injures…

Tout ce vert l'incommoda ; elle pensa à Piet Mondriaan qui avait cette couleur en horreur et repeignait les feuilles de ses tulipes. Mais elle finit par y noyer son regard. Le ruisseau d'émeraude se fraya un passage dans son esprit, rinça les étendues de sa mémoire. Tellulah se sentait loin, si loin… Une chanson lui tira un sourire : l'une et l'autre disparurent comme ils étaient venus.

Traversée d'une ville fantôme parmi les carcasses luisantes des voitures, les masses sombres des frondaisons… O asphalte répandue, aplanie, grise, grise… O palissades ourlées de vaguelettes de lumière ou de rimmel d'ombre… O façades qu'un rayon transfigure… O trottoirs bien lisses et sages, tapissés de débris de feuilles recroquevillées après leur dernière valse, de cailloutis frivoles… la poussière des sols ! Sols, parois de clôture, panneaux de signalisation, grilles de séparation, arbres d'alignement aux ombrageuses chevelures… Filtres que le temps installe, filtres, plaqués sous l'azur blanc, indifférent, désespérant.

Tellulah marchait par les voies désertes, d'arbre en arbre, de maison en saison, de ciels en réflexions. Son paysage se révélait… intérieur. S'y mélangeaient les couleurs du dehors, les valeurs du dedans, les formes sans cesse ébauchées, effacées, recomposées. La marche apportait son rythme, le vent sa caresse. Elle humait l'odeur de l'orage, réalisant qu'il grondait en elle sous des apparences trompeuses. Avait-elle jamais nommé cette sournoise révolte dont la consistance ressemblait à celle de la lave à l'état visqueux… une matière en fusion recouverte de couches de peinture à l'huile, de couches affectives si épaisses qu'elles avaient fini par lui masquer la réalité telle qu'elle ne voulait pas la voir.

Et maintenant, la carapace menaçait de craquer, de s'ouvrir en une bouche effusive qui laisserait s'échapper toutes les vérités qui ne sont pas bonnes à dire… Incandescence de l'impudence ! Irisation de l'illusion ! - Tellulah s'immobilisa sur la chaussée. Elle n'en pouvait plus d'avancer vers ce point qui fuyait devant elle. Croyant perdre pieds, elle battit l'air de ses bras, s'accrocha au vide qui ne la retint pas et tomba.

O asphalte répandue, aplanie… O fleuve durci par les ans, engloutiras-tu la belle Tellulah dans ta coulée grise, grise ? Fausse croûte terrestre, vraie couche picturale… O filtres que le temps étale, filtres, plaqués sur l'azur toujours blanc, indifférent, désespérant.

Pourquoi ne s'était-elle pas évanouie, Tellulah-Belle, près du ruisseau d'émeraude, coupant court à ses souvenirs ? Elle était maintenant loin, si loin…



Et voilà que la peinture.......... fait bourgeonner la réalité !


Les textes présentés ci-dessus sont sous la responsabilité de leur auteur. Ils sont quasiment le fruit brut qui a été cueilli en fin de séance... sans filet !
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