Ci-après
quelques textes produits durant la séance, notamment (dans l'ordre):
- "A coeur perdu" de Nadine CHEVALLIER
"A cœur perdu" de Nadine CHEVALLIER
A peine sorti du centre de rééducation, Pierre-Louis perd le moral. On l’a prévenu de cette difficulté à reprendre une vie normale. Il se sent abattu, plus bon à rien, agacé par cet arrêt de travail prolongé. Il sait qu’il ne pourra plus conduire son 38 tonnes par monts et par vaux.
Il est libre, son cœur ne se serre plus au moindre effort. Il y pense pourtant, à son cœur, ce cœur qui n’est pas le sien. Où est-il le sien ? Lui en a-t-on parlé ? Il n’ose pas le demander.
De battre, son cœur s’est arrêté, son cœur est mort, son corps est vivant. Réfléchir à tout ça est difficile pour lui. Il n’a pas voulu poursuivre les séances avec Madame Boileau, la psychologue.
De l’activité physique, oui, tous les matins, il marche plusieurs kilomètres, il arpente les chemins forestiers, franchit des fossés, connaît chaque bosquet. Il s’est même surpris à emporter une flore pour identifier quelques plantes inconnues.
« J’ai un cœur de botaniste peut-être » pense-t-il.
Mais les après-midi, il se morfond.
« Je n’ai pas le cœur à ça » dit-il quand on lui parle de livres, de télé, de mots croisés, de musique.
Il essaie le club des aînés, joue aux petits chevaux, à la belote, se lasse vite. « Il n’y a que des vieux » explique t-il, lui qui n’est plus si jeune.
Le foot lui manque. Ce dimanche, il va au stade. Les joueurs de son ancienne équipe l’entourent, lui font fête. Mais il a le cœur lourd. Ils ne sont pas venus le voir une seule fois depuis son opération. Et soudain, les vestiaires, le terrain, les buts, les tribunes, tout ça l’écœure.
Courir derrière un ballon lui semble vain et dérisoire. Il s’en va, il s’enfuit.
Près du stade, le parc, une clôture à demi effondrée, des voix d’enfants, des cris, des rires. Enjambant la barrière, Pierre-Louis s’introduit dans l’enceinte. Piétinant le tapis de feuilles gorgées d’eau, il se mouille les pieds, trébuche, tombe à quatre pattes.
Les enfants éclatent de rire. Pierre-Louis s’étonne de rire avec eux. Les enfants s’approchent. Le plus grand s’enquiert :
« - Çà va, Monsieur ? Vous avez mal ?
- Non, non, répond Pierre-Louis, tout baigne ! »
En effet, il est trempé. Il se relève, se secoue un peu.
« Et vous êtes tout mouillé, Monsieur, remarque une petite blondinette.
- Et plein de boue. » ajoute une brunette.
Pierre Louis ne se reconnaît plus ! Lui que les enfants agacent avec leurs cris, leurs jeux idiots et leurs questions incessantes, le voilà attendri par leur attention bienveillante, son cœur fond d’émotion. Ses yeux se mouillent, il les essuie d’un revers de manche.
« Tu pleures, Monsieur ? Tu as mal ? questionne la blondinette.
- Non, non, pas mal, j’ai seulement les yeux plein de poussière d’étoiles.
- De la poussière d’étoiles ? C’est vrai que ça pique les yeux, moi, j’en ai déjà eu, dit la brunette.
- Arrêtez de dire n’importe quoi, interrompt le garçon, venez les filles, il faut qu’on rentre. »
Et les voilà partis sur le chemin empierré.
Pierre-Louis se sent abandonné mais joyeux malgré tout. Il fait demi tour, franchit la clôture.
Dans le stade, le match est commencé, il entend les vivats des spectateurs. Il traverse l’avenue déserte. Il s’interroge, la poussière d’étoiles semble le poursuivre, le monde brille autour de lui.
« Ai-je rencontré une fée ? Ai-je le cœur d’un poète ? »
Au coin, le café du stade est ouvert. Pierre-Louis s’y arrête, commande un café crème, s’installe en terrasse sur une chaise un peu humide. Au point où j’en suis ... pense-t-il.
Et voilà que passe Pierre Ayraud, son ennemi de jadis, du temps du lycée. Combien d’années sont passées depuis ?
Ils se reconnaissent pourtant, tâtent le terrain, explorent les idées de l’un, de l’autre, racontent un peu de leur vie, pas trop, pas tout de suite, se découvrent des affinités inconnues jusque là, prennent rendez-vous pour le lendemain.
Il ne s’attendait vraiment pas à ça ! Rencontrer Pierre Ayraud et l’apprécier !
Le lendemain, les deux comparses, pas encore des amis pour le moment, ne pas brusquer les choses, vont marcher ensemble. Pierre-Louis raconte la forêt, s’enchante de voir Pierre Ayraud s’essouffler derrière lui. Ils arpentent les bois, ramassent des châtaignes et des champignons.
Plus tard, Pierre-Louis invite Pierre Ayraud à déguster leurs récoltes.
Et Pierre Ayraud insiste pour que son nouvel ami - peut on le dire à présent ?- l’accompagne le lendemain à son atelier. «Si, si tu verras, c’est festif» lui assure-t-il.
C’est ainsi que Pierre-Louis, hésitant et dubitatif, se retrouve devant un tas de terre mouillée qu’il doit modeler.
Ses mains tâtent la masse souple, ses doigts l’effleurent, s’y enfoncent, la malaxent. La poussière d’étoiles tombe en pluie dans les yeux de Pierre-Louis, son cœur déborde, ses mains dansent, de l’argile surgit un visage de fillette rieuse.
« Ce n’est pas moi qui l’ai faite, dit Pierre-Louis,
c’est mon cœur, cœur de botaniste, cœur de poète, cœur d’artiste, qu’importe, c’est un cœur d’homme, tout simplement, le mien.»
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