SAMEDI 13 Juin 2020
de 14h00 à 19h00

dans le cadre du cycle
"Vives incitations - année 2"

Animation : Régis MOULU

Thème : Tout  associer, tout relier, tout ouvrir

Voir des correspondances partout, c'est tout de même le témoignage d'une grande ouverture d'esprit. Car qui cherche le lien en tout et pour tout, s'offre au monde en même temps qu'il le considère comme lieu de tous les possibles, toutes les magies, toutes les combinaisons. Nul rétrécissement n'a droit de citer dans ce grenier à potentiel élevé. Du coup, rien ne nous échappe car tout est éventualité en devenir. C'est ce cadre fou qui va nous inspirer pour cette insondable séance qui clôturera notre saison.

Remarque : au-delà de la contrainte formelle (thème), un sujet a été énoncé en début de séance, à savoir : poursuivre l'incipit "j'avais atteint l'âge de 1000 km".
Pour stimuler et renforcer l'écriture et les idées de chacun, un support qui expose notamment les techniques d'association d'idées et les domaines qui s'y prêtent bien a été distribué en ouverture de session.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ci-après quelques textes produits durant la séance, notamment (dans l'ordre):


- "La lettre brûlée" de Nadine CHEVALLIER

- "Comme une symphonie" de Angeline LAUNAY

- "Le mètre étalon" de Christiane FAURIE

- "Le nombre dort - ou pas" de Christine CULIOLI

- "D'ailleurs, je suis" de Solange NOYé

- "D'une constellation" de Marie-Odile GUIGNON

- "Aimer, c'est être poreux" de Régis MOULU

 


"La lettre brûlée" de Nadine CHEVALLIER


J’avais atteint l’âge de mille kilomètres… autant dire l’âge du bronze, une époque où l’homme ne maîtrisait pas encore le feu mais le subissait.
L’incendie de ma maison, la mort de ma compagne dans les flammes ardentes, m’avaient ramené cinquante ans et des milliers de kilomètres en arrière.
Plus rien ne m’attachait à ce pays barbecue qui fumait de toutes parts.
La soupape de mon esprit cocotte-minute venait de sauter. Telle la poussée des réacteurs d’Ariane 4, la pression accumulée me propulsa dans l’espace-temps.

Je ne reprends conscience que lorsque cet homme de  Cro-Magnon me saute dessus, bras levé, hache brandie comme la faux de l’Ankou.
Un fol désir de survie s’empare de moi, vague emportant un frêle esquif sans gouvernail. Le radeau subit la houle, se laisse entraîner par l’élément déchaîné. Je danse avec cet assassin une folle java, de droite, de gauche, d’avant en arrière. Mon corps seul décide, je le regarde, comme détaché de lui mais admirant sa capacité de réaction. Combien de temps va-t-il tenir ?
Et voilà qu’une ombre gigantesque surgit du soir, condor majestueux fondant sur le lièvre fragile…
Coupez ! Fondu enchaîné…

Je me réveille, un ange noir veille sur moi. Le paradis ? Je n’ai pas encore franchi la porte, blouse blanche et tensiomètre, l’hôpital seulement…
Puis des pas dans le couloir, une voix comme une madeleine,
ma nuit, mon frère,
mon jumeau, mon enfer…

Coupez ! fondu enchaîné…
Mille kilomètre et des années lumière plus tôt…
Je l’ai reconnu. L’assassin. Patrick Guillou, petit gars râblé, vif, rusé, un chien teigneux mais fidèle, le meilleur ami de Bertrand. Il me vole mes billes, mon vélo, mes livres, mon jumeau.
Bertrand ne jure que par lui, m’oublie, me laisse seul comme une coupe de fraises sans chantilly, un violon sans archet.
Jusqu’à…
Jusqu’à l’incendie, deux morts asphyxiés, un coupable, un jugement, le départ de Patrick et de sa mère, une friche
Mon frère n’est plus le même, nous grandissons un fossé entre nous.

Envie de reconstruction, nouvelle vie
L’Australie, c’est plusieurs fois mille kilomètres mis bout à bout jusqu’à ce retour.
Celui-là est daté précisément : le 29 octobre 2007.
Premier appel de Bertrand en si longtemps : accident fatal, mort de nos parents.
Enterrements, notaire, vente de la maison de Saint Kléber des Étangs.
Rien ne me touche, ma vie est ailleurs.
Mais cette lettre retrouvée dans les papiers de notre père. Une lettre du grand-père datée de 1964 :

"Mon cher fils, Tu le sais ta mère devient folle. Je ne pourrai plus m’occuper d’elle et impossible de lui imposer la vie à l’hospice. J’ai décidé d’en finir et de l’emmener avec moi. Pardonne-moi, je t’assure, c’est la meilleure solution. Ton père qui t'aime, Paul-Emile Delamare"

Avec la grande signature inoubliable après toutes ces années.

Le grand-père suicidé ? Suicidée sa femme avec lui ?
Ma douce grand-mère confiture de mirabelles et lavande ? Assassinée par son mari ?
Bertrand avait pâli, lâché la lettre, l’avait reprise aussitôt et brûlée à la flamme de son briquet.
« Notre père n’a rien dit, nous nous tairons » a-t-il imposé.
Ma vie était ailleurs, si loin de Saint Kléber des Étangs. J’ai obéi.

Les choses auraient-elles été différentes s’il n’avait pas été grand fumeur à cette époque ?
Patrick Guillou a-t-il eu connaissance de cette lettre, Mon frère l’a-t-il retrouvé ? Lui en a-t-il parlé ?
Pourquoi a-t-il cherché à me tuer sur la friche ?

Kilomètre zéro : je suis revenu pour rechercher et faire connaître la vérité.

 


"Comme une symphonie" de Angeline LAUNAY


J’avais atteint l’âge de mille kilomètres... Je ne vous voyais pas mais je vous entendais tous. Nous n’avions pas d’âge. Je ne pouvais savoir si vous étiez jeunes, moins jeunes, votre voix me le disait peut-être mais là n’était pas l’importance. Je mesurais cela à la distance parcourue. Je la sentais en moi et en chacun d’entre vous. Nous avions l’âge de nos kilomètres engrangés.
       Oleg, mon voisin de gauche, m’apprit que nous étions neuf à sa table. C’était notre premier dîner sur ce paquebot de ligne. Mon cœur battait fort et je souriais pour donner le change. Je l’écoutais faire les présentations… Milena, Anton, Maia, Dimitri, Olga, Bogdan, Tamara. Pour chacun, il avait évoqué l’expérience dans leurs domaines respectifs et, quand mon tour est arrivé, il a marqué une pause embarrassée. Il ne savait rien de moi. Il m’avait placée à sa droite parce qu’il avait appris que je ne voyais pas. Sans doute cela suffisait-il pour m’attribuer la place d’honneur… Il dit :
-Voici Donia, notre agréable passagère en haute mer.
       Je sentais tous les regards braqués sur moi et les battements de mon cœur s’accentuèrent. La main de ma voisine se posa sur la mienne, une main légère, douce et tiède qui m’apaisa instantanément. Tamara s’approcha de mon oreille pour me murmurer :
-Vous savez peut-être que votre voisin s’appelle Oleg et qu’il est le Commandant de ce navire.
       Je lui répondis qu’il s’était présenté à moi et que je la remerciais de cette précision. Je venais de me faire une amie, d’autant qu’elle était comédienne et que mon rêve secret aurait bien été de monter sur les planches. J’écoutais les voix pousser les unes après les autres, parfois en même temps, telles des plantes qui s’élevaient à des hauteurs différentes puis décroissaient pour s’agiter de nouveau. C’était comme une symphonie dont les mouvements se déployaient selon des rythmes d’une grande diversité. Je gardais le silence, m’imprégnant de ces tonalités tantôt joyeuses tantôt sérieuses quand Oleg m’interrogea :
-Et vous, Donia, que nous dites-vous ?
       Je répondis que l’intérêt n’était pas de parler de moi mais plutôt d’imaginer ce que m’inspirait la musique des sons qui m’entouraient… Je sentis une vague d’attention m’envelopper et m’enhardis…
-Vous, Oleg, votre voix sonne bleu nuit. Elle est claire, intense, affirmée. Quand elle résonne, on guette une confirmation de nos opinions. C’est comme un adulte qui dit à un enfant : « Tu verras… »
       Oleg me remercia de l’avoir complimenté lorsqu’en face de nous, s’élevèrent des notes fortes et mélodieuses…
-Je suis Dimitri. Pourriez-vous, chère Donia, me dire quelle couleur vous inspire ma voix ?
       Je respirai profondément avant de m’adresser à lui :
-Vous sonnez rouge-passion. Quelle puissance ! Votre voix vient de votre poitrine. Elle a l’agilité d’un écureuil et la brillance d’un miroir. Vous en jouez comme un tragédien.
       Dimitri me révéla qu’il était un ténor lyrique. Il m’envoya un baiser sonore qui traversa l’espace. Milena souhaita à son tour connaître sa couleur…
-Je vous vois également rouge, Milena, le rouge du coquelicot avec sa corolle souple et fragile. Votre timbre de voix est pur et flûté. Ne seriez-vous pas cantatrice ?
       Milena me répondit qu’elle était en effet soprano légère et la partenaire de Dimitri. Olga me demanda ensuite ce que je pensais de sa couleur…
-Je vous sens fuchsia, Olga. Vous devez être d’une grande beauté avec un teint pâle et des tresses blondes nouées autour de la tête, c’est ainsi que je vous imagine. Vous manifestez de la force et de la grâce. Vous traversez la vie comme une étoile.
       Olga se déplaça et vint poser un baiser appuyé sur ma joue. Elle me glissa à l’oreille qu’elle avait frissonné à ce que je lui avais déclaré.

Bref épilogue :

Maia, Bogdan, Anton et Tamara attendirent de découvrir leur couleur avec patience…



"Le mètre étalon" de Christiane FAURIE


J’avais atteint l’âge de mille kilomètres et j’arrivais au bout du rouleau. Je gardais précieusement le ruban mètre étalon en poche pour rester au fait de la bonne distance à respecter, savoir d’où je viens et surtout où je vais mais le sait-on jamais.
Je contemplais mes jambes devenues légumes avec le temps. Comment les assaisonner pour retrouver goût à la marche salutaire dans la forêt profonde de ma conception ou simplement accéder à l’émotion suscitée par la sculpture d’un tronc au galbe prometteur, le tableau impressionniste des abords d’un étang ?
Jadis, je m’étais laissée séduite par la belle arnica jaune au sommet de la montagne mais elle s’était avérée pleine d’amertume même si elle soigne les bleus à l’âme.
J’ai souvent déroulé mon mètre ruban afin de fixer les limites. A l’ériger ainsi, j’ai perdu mes amis, asséché mon âme car la source rafraîchissante se situe toujours bien loin de ma vue étroite. Je l’entendais chanter en sautant sur les pierres lancées en ricochet tandis que je faisais passer ma corde au dessus de ma tête pour un saut stérile.
Le moindre cri m’exaspère, il est cinglant à mon oreille tel le fouet sur le flan du cheval alors qu’il renâcle au galop.
J’ai couru à perdre haleine pour rechercher l’âme sœur, celle qui me donnerait le goût de la musique enflammant mon cœur, le rythme du métronome conduisait mes pas, la chaleur d’une caresse laissait ma main vibrante.
Pourquoi, à force de courir me suis-je retrouvée dans le désert ?
Je n’y comprends rien. N’avais-je pas apprécié avec discernement la bonne distance ? M’étais-je laissée berner par les sirènes.
Mon corps aujourd’hui se couvre d’écailles brunes, et de tâches indélébiles. J’ai mille kilomètres et pourtant j’ai la sensation d’avoir tourné en rond et d’être revenue sans cesse à la même place.
J’ai planté des fleurs pour égayer mon balcon mais elles ont fané. J’ai adopté un chien mais sa laisse était trop courte et il a pris le large. Je ne l’ai pas suivi alors que je pouvais courir à ses côtés ;  mes jambes étaient alors affûtées comme des violons.
Mais j’avais un rôle à tenir, des engagements, je ne pouvais m’enfuir, on avait besoin de moi.
Aujourd’hui, à quoi pourrais-je bien encore servir ?
Je suis une vieille commode pas si commode. Lorsque j’entrouvre mes portes, des jets d’acrimonie brûlent tout et font que l’on m’aborde avec un imperméable peu communicatif.
Je garde en mémoire un air, une saveur, un son, une sensation mais je ne peux les orchestrer de manière à donner vie à mes journées sans relief.
J’ai atteint l’âge de mille kilomètres et j’ai encore des envies tapies, des émois rougissants mais je ne sais les exprimer.
Un voile de soie sauvage me caresse fugacement et tout réapparait, tout prend forme. J’ai un home cinéma mais personne n’en profite.
L’éléphant qui a pris possession de mon corps s’agite lourdement et peine à sortir du fauteuil une fois installé.
Il a beau s’ébrouer et pousser un barrissement profond, il reste confiné sans atteindre les jeunes pousses à la cime des arbres.
Ma vie s’échappe comme les akènes du pissenlit trop mûr.
Ma vue s’estompe, J’avance à tâtons, mon toucher est mis en exergue. Je touche, je palpe, je tripote, j’extrais, je manipule, je malaxe, je bas des ailes.
Je me sens une sculptrice devant sa motte de glaise prometteuse.
Je m’invente des paysages, des sons. Je réinvente les odeurs qui ont traversé ma vie, bonnes ou mauvaises, entêtantes ou volatiles et je construis un édifice.
Je recrée l’histoire, je la peuple d’œuvres d’art, de foisonnements de végétaux. Je suis exploratrice de cette forêt  luxuriante.
Je remonte à la nuit des temps, juste avant qu’Eve ne croque la pomme.
Elle me sourit d’un air entendu. Que n’avais-je exploré cet univers plus tôt !
Je n’aurai pas trop de mille kilomètres encore à parcourir pour aller à la rencontre de tous ces amis qui m’attendent là-bas.

 

"Le nombre dort - ou pas" de Christine CULIOLI


J'avais atteint l'âge de mille kilomètres.
Qui me l'avait annoncé, je n'en ai plus vraiment la certitude.
Mon grand-père, sans doute, je ne vois que lui pour parler comme ça.

Plus tard, les questions ont commencé à affluer : qui décidait de mettre le compteur en marche ? A quel moment, et pourquoi ? combien de temps fallait-il pour atteindre mille kilomètres ? est-ce que les mille suivants seraient de la même couleur ? est-ce que la question du temps mis à les parcourir avait un sens quelconque ?

Pour mon grand-père, elle en avait, mais sans en avoir.
Pour lui, la vie était comme ça, toujours un peu de quelque chose et un zeste de son contraire. Avancer était capital, garder le rythme, mais pas moyen sans pause, sans interruption. Le mouvement, toujours, mais aussi l'immobilité, nécessaire, réparatrice. Le but lointain, hors d'atteinte, mais les étapes qui le jalonnent, qui ne font pas pour autant se rapprocher la cible. L'équilibre et l'assurance, prenant leur saveur dans les moments de rupture et de prise de risque. Les moments de performance et de perfection, et le retour régulier aux exercices. Trébucher, tomber, se relever.

Ce dont je me souviens, c'est que j'ignorais tout du début (il faut qu'il y en ait un, sinon, les choses filent le vertige).
Mais est-ce qu'on sent quand les choses commencent ? Je ne sais pas quand je suis né, avant, ou après ma naissance ? quand mes parents ont commencé à imaginer qu'ils pourraient me concevoir ? quand ils sont passés à l'acte ? quand j'ai respiré, dans ma première goulée d'air, le bouleversant parfum du sein de ma mère, mêlé à l'odeur plus indéfinissable de la maternité ? quand j'ai commencé à avoir conscience de mon existence - à défaut de mon identité ?
Ou aux premiers mètres de mon premier kilomètre, d'ailleurs parcourus dans l'inconscience la plus totale. Puisque je n'ai découvert cette histoire des kilomètres qu'au millième.
Que vaut un kilomètre si je ne sais pas que je l'ai parcouru, c'est une question qui m'a longtemps hanté. Avec la conscience plus ou moins douloureuse de ne pas avoir mis beaucoup de conscience dans tous les kilomètres qui ont constitué ma vie.

Pour mon grand-père, le sel de la vie, c'était le vélo. Il rêvait d'atteindre un niveau suffisant pour son grand rêve : traverser le far west de part en part sur son cheval d'acier, comme un cowboy moderne. Pourquoi le far west, mystère. Sans doute qu'on a toujours besoin d'un ouest lointain pour stimuler le désir. Même si, pour moi, c'est le sud qui me porte.
Ses conseils ont émaillé mes années de formation, je l'entends toujours : être courageux, endurant, régulier, se concentrer sur l'essentiel, ne jamais marquer de pause dans l'entraînement, aller au-delà de la douleur, ménager sa bécane. Penser à la santé de son matériel, huiler, pomper, resserrer les boulons. Réviser sa machine soigneusement et régulièrement : c'est peut-être ça, d'ailleurs, cette histoire de mille kilomètres ? Ne pas se perdre dans les chemins buissonniers, suivre l'itinéraire établi, toujours fixer la route, aller droit. Ne jamais baguenauder. Viser à être le premier, mais ne pas en faire tout un fromage si ce n'était pas le cas. Penser à Poulidor. Aller sans crainte vers l'horizon, même s'il recule. Mériter sa propre fierté sans attendre la validation par les autres. Tenir son rang. Intranquille, mais tranquille, quoi qu'il en soit.
Certaines de ses rengaines ont constitué un paysage imaginaire : les plaines étaient plates, mais au détour d'un virage sur une ligne droite, on butait sur un escalier, qu'on parvenait à grimper si on avait suffisamment d'heures de vol (ça, c'était les images paternelles, grand amateur de St Ex. Son vélo à lui avait des ailes. Pour lui, l'essentiel, c'était le kérosène, la bonne alimentation, les vitamines, lâcher du lest s'il le fallait, et tout ce qui était bon pour le moteur).
Moi, comme bande-son, j'étais plutôt vélo d'enfant, avec la musique délectable que faisaient quand les bouts de carton maintenus par une pince à linge sur les rayons. Chklong.
Pince à linge qui était aussi un accessoire indispensable quand j'ai quitté les culottes courtes, pour ne pas prendre les jambes du pantalon dans la chaîne.
Evoquer cet ustensile me remet en mémoire la version des Frères Jacques du « destin » beethovenien : la pince à linge, la pince à linge... Ça me fait sourire.

La bande-son, c'était aussi, outre les exercices de vélocité et les gammes, l'inévitable Bach. Des heures et des heures, des kilomètres aussi, sans doute.
Un pensum pour moi (je me rappelle toujours avec délectation de Albert Cohen qui l'appellait « le grand scieur de long » – j'y hume comme un parfum de vengeance, un juste retour des choses).
Plus tard, j'ai appris que ce qui m'insupportait chez lui (le côté : je te branche un motif, chklong, et c'est parti pour trois portées de pilote automatique, chklong chklong chklong, jusqu'à ce qu'il se décide à en introduire un autre et c'est encore reparti comme en quarante), c'était justement dû au fait qu'il devait produire beaucoup, et qu'il écrivait au mètre. Une motivation comme une autre. Comme l'homme qui est venu frapper à ma porte, la semaine dernière, et qui voulait me vendre 20 mètres d'encyclopédie.

Après le moment où j'ai eu mille kilomètres, j'ai eu la velléité de vouloir calculer si ce que mon grand-père avait mesuré (si c'était lui qui était chargé de ça), c'était le nombre de gammes sur lesquelles j'avais usé mes doigts.
Une octave mesurant 18 centimètres, (mais si je la joue à deux mains, ça fait 36 ou toujours 18?), j'ai commencé à me paumer vite fait bien fait avec les zéros : va-t-en calculer un kilomètre en centimètres, c'est mission impossible, mais alors, au-delà. Tout ce que je sais, c'est que c'est un multiple de 55,55.
Mais ça n'avance à rien, en fait.
Même si la musique, c'est jamais que des chiffres sonores. Mais sans doute pas ceux-là.
Je consolais de l'incontournable Johan- Sebastian, en imaginant les marches - non pas mélodiques, mais au milieu des plaines – montagnes. Ça m'a aidé à aller au bout du chemin. Enfin, à m'élever de plusieurs marches. En gardant l'équilibre, malgré la montée parfois malhabile.

Aujourd'hui, j'ai perdu tous les comptes. Plus ou moins volontairement. A un moment, le fait de mesurer avait perdu tout sens. Allez savoir pourquoi...
J'ai commencé à prendre des chemins détournés, à préférer les sentes humides aux grandes routes, à tourner en rond, puis à m'asseoir de plus en plus, pour observer les choses à travers mon objectif. J'aime à viser les cyprès, à cause de leur drôle de nom, et de l'horizon, si près, si loin.
La musique m'a abandonné.

Je ne sais pas s'il y a un bout, ni combien de kilomètres m'en séparent, je ne le distingue pas.
J'ai maintenant l'âge de prendre le temps de compter l'immobile.

 

"D'ailleurs, je suis" de Solange NOYé


J’avais atteint l’âge de mille kilomètres, petite fusée que j’étais quand on décida de m’envoyer ailleurs voir s’ils y étaient. Comme ils disaient si bien les choses ! Des phrases bien emballées dans du papier de verre gros grain. Des mots pierre ponce légères comme des pavés. J’ai la collection complète dans mon sac intérieur. J’ai tout étiqueté, tout bien trié. L’heure du retour de boomerang sonnera. Sans moi.
Je me retrouvais propulsée dans un autre monde, une galaxie. Je n’étais jamais sortie de mes cellules, ferme et cour de la susdite. La peur me vertiginait. J’ai tenu. Un fil de soie arachnide me tenait accrochée : ne plus revenir, ne plus jamais sentir ces miens putrides. Ai-je été des leurs ? Juste un accident ? Il s’en sera fallu de peu que je ne sois autre. Notre naissance tient à un mince fil de temps. Combien ? Une seconde ? Une avant ou une après et ce n’est plus vous à la conception !
Cela m’amuse dorénavant, me chatouille l’esprit comme le font les brins d’herbe folle et sauvage sur mes pieds déchaussés. Me voici adossée à un grand chêne, père accueillant comme s’il n’avait attendu que ma petite personne. Ses fibres vibrent dans mon dos. Je ne me sens plus égarée. Nous sommes du même sang : lui aussi ne doit sa vie qu’à un hasard spatio-temporel. Un gland tombé jadis ici, des années lumière en somme, vu de ma courte vie. Parfum douillet, feuilles et branches chantantes, tout en lui m’enchante. Berceuse salvatrice…
Voyez-vous ce visage encore tendre marqué de tant de vie ? Combien en avons-nous vues des comme elle, fuyant un foyer malfaisant, trébucher plus loin, se faire prendre et enfermer ? Sa peau, son âme, comme les leurs, ont reçu l’acide de sévices cruels. Et ce sont elles qu’on jette à la terre des chemins. De « garces », de « dévergondées », on les a tatouées. Quels loups gris et dépenaillés ont osé ?
Elle nous dit : « Plus jamais de loup. Jamais ! J’ai osé dire. Dire et redire. Non ! Ils ont voulu me tuer mais le courage même les avait fuis depuis longtemps. Ils n’ont pu que me chasser. Je serais partie. J’ai brûlé les racines parasites. Le lierre étouffant ne passera pas par moi. La génétique tue la génétique par trop grande proximité. Je m’éteindrai paisiblement. »
Petite, nous te prêterons abri de vie. Vois, tout ce que nous sommes est toi. L’élan de ton coeur, notre sève se mêleront. Elixir énergisant. Viens un peu là-haut voir si ton monde y est.

 


"D'une constellation" de Marie-Odile GUIGNON


J'avais atteint l'âge de mille kilomètres...
… Une distance relative qui, considérée dans un rapport de temps :
Selon la vitesse de la lumière : à peine trois centièmes de seconde !
Selon la vitesse du son dans l'eau : deux tiers de seconde !
Selon celle du son dans l'espace : presque trois secondes...
Mais à la vitesse de la pensée, cette vitesse tellement tellement supérieure à toutes les vitesses ci-dessus, si je calcule ce rapport vitesse-distance :
il indique que mon âge appartient à ceux dont les connaissances, la philosophie, la sagesse, la largesse d'esprit font d'eux des êtres lumineux...J'ai donc cette luminescence, je suis en effet, de par mes origines : une poussière d'étoile...Une particule... Un électron, libre, ça va de soi... Une petite chose infime...
J'habite l'univers, je le contiens, il me comble, je m'accommode de ses menaces...
Par principe.... Qui n'en a pas ? L'obscurité par exemple, incontournable au delà du big-bang ; les astronomes s'interrogent longuement sur cette limite.
Dans la nuit lointaine, sommet de cette terre, je brille discrètement. Les poètes me contemplent, mes clins d’œil réjouissent leurs vers. Leurs lettres sont des particules qui s'agglutinent forment des mots qui deviennent des étoiles filantes traversant les ciels des imaginations... Un poème jaillit, c'est une œuvre d'art, elle me développe, je gagne quelques kilomètres de plus...
Grandir, à travers les couleurs des artistes, élargit mon psychisme de poussière d'or. Non pas pour me donner une sorte de préciosité, cette qualité souvent redoutable semant la poudre aux yeux qui aveugle l'authenticité, mais pour la valeur des vérités.
Les vérités changent, naturellement, quand les consciences veulent les déshabiller. Elles ne se mettent jamais à nu. La Vérité naît pudique. Elle lègue ce caractère génétique à sa descendance. Les terriens l'oublient souvent... Ils passent à autre chose. Ils tourbillonnent constamment...
La vitesse étourdit les humains. Elle leur donne le vertige. C'est ce que produisent les agitations des otolithes dans leurs oreilles internes. Leurs yeux se ferment, la nuit descend, avec le temps le calme revient, s'abreuve d'harmonie, alors la vitesse du son retrouve son rythme de déplacement, l'insouciance ses parcours, le chronomètre ses fonctions.
Dans l'univers, le temps mesure ses distances, la lumière le mesure. Les lois de la physique l'établissent ainsi. L'espace s'avère pénétrable jusqu'à la limite de la logique des températures inéluctables.
La lumière recèle la chaleur de milliards de degrés, ces belles couleurs qui me constituent. Les pensées se révèlent colorées, les idées aussi, noires parfois... La densité des trous noirs possède une puissante qui encercle toutes les nuances flamboyantes. Une effervescence éclatante anime mes désirs chaleureux.
Les désirs s'enflamment. Ils brûlent les cœurs qui éclatent comme des feux d'artifice. C'est magnifique toutes ces illuminations !
La combustion se nourrit de sentiments représentés par des petites lueurs à mon image. Ils se manifestent à travers de petites flammes parfois vacillantes au souffle des vents contradictoires. J'affectionne les émotions, elles bouleversent les tempéraments.
J'aime les orages à cause des éclairs, mes frères. Ils s'amusent à tracer des routes éphémères dans les nuages en colère. Ils jouent avec les accélérations et les temporalités. D'abord leurs chemins de lumière, et après seulement l'arrivée du bruit...
Que de Vacarme dans l'univers auquel j'appartiens ! Que de Silence aussi !... Et puis l'Inconnu, entre ces vides pleins invisibles en mouvement, l'immensité des galaxies...
La mesure de mon âge continuera de voyager à la vitesse de mes pensées... Ces bouquets de fleurs modestes que le gel n'altère pas...

 


"Aimer, c'est être poreux" de Régis MOULU, animateur de l'atelier


J'avais atteint mille kilomètres carré.
J'étais prêt pour qu'on me visite.
Après l'expansion, le partage.
Après la conquête, l'accueil et la paix contagieuse.
Aussi il m'importait d'être vierge de tout,
comme un mur blanc
où le visiteur dessinerait ce qu'il veut
avec ce qui lui convient.
Le moment de la fête était venu. Gros coup de clairon.

Tel un abricot mûr,
les sucs venaient de m'exploser.
Exploser pour mieux s'exposer,
telle était désormais ma devise.
Avec l'amour pour seul guide,
j'offrais mon regard au tout butinant.
L'infini dégradé de mes pupilles,
ces palettes surpeuplées de couleurs
s'ouvraient aux attendus
comme des jardins suspendus.

Quelle joie de les voir s'y promener,
une course folle parfois s'y déclarait
au milieu des herbes sages et des vivaces,
de quoi déplier la dentelle vineuse de leurs poumons :
galipettes lumineuses
où se patineraient leurs habits du dimanche
et leur philosophie « déambulante ».

Et puis j'ai toujours imaginé
que les oreilles sont des malles
où le voyageur se défait
de ce qui le freine le plus.
Aussi je m'employais à offrir ces consignes
à tous mes hôtes
d'autant plus que, parfois, des mots pèsent,
je le crois bien volontiers
au fait que son auteur,
après les avoir débondés,
est aussitôt plus aéré,
je dirais même « rebondi »,
sa taille alors augmente
et ses habits s'éclaircissent
et se parent de rubans.

J'aime le romantisme qui fait de nous
l'équivalent d'un liquide,
ensemble nous constituerons
des rivières de plaisir
que survoleront noria de sternes jalouses,
comme prises dans des rondes perpétuelles.

Mais accueillir, c'est aussi offrir.
Et voilà la chorégraphie des mains
qui donnent et qui prennent,
ce tango fluide
comme un roulé-boulé de fouines
avait commencé.

« Donner, c'est se dépoussiérer »
pensai-je subitement,
eh oui, le présent s'ouvre tel un berceau
qui vire vite à la nurserie !
J'ai toujours cru
que la paume avait comme patron
le standard d'un cœur
qu'au fil des ans
les bons sentiments ont taillé avec sérénité.
Ainsi, d'un kebab brut et inégal,
un simili Rodin, dans sa forme première,
voyait le jour, fort de son cri rassembleur.
Toute une culture.

Quel trouble, alors, de frôler son invité
comme s'il n'existait palus de vide
entre lui et nous,
pas même la peau.
Aimer, c'est être poreux,
l'imperméable trahit indubitablement l'idiot.

Et je ressens encore tout ce trafic
qu'engendrent deux corps qui s'accostent,
voire même qui se superposent,
ça fait un de ces boucans,
semblable à la conscription de tous les ustensiles de cuisine
hors de leurs placards.
Car il y a de la précipitation et de l'excitation
qui œuvrent, résolues comme des tambours-majors !
Tout va donc trop vite.
Et le sang, impatient de réitérer
ses velléités de libre circulation,
se déverse comme ouvriers du bâtiment
pressés d'envahir et de clore
leur chantier rapidement.

Il faut dire que tout l'organisme
est adepte de l'échange
tel un nuage de moineaux pépiant et virevoltant
une joie sans pareil.

Néanmoins était venu le moment de boire
et de trinquer
avec le solennel des grandes célébrations,
je levai ainsi mon verre en hauteur
et éprouvai le vertige,
celui de me sentir totalement cerné,
je veux dire complètement réquisitionné !
D'ailleurs les invités auraient pu me dévorer
que j'aurais trouvé cela logique,
crédible, souhaitable, nécessaire
… et sans doute bien trop tardif !

C'est une sensation qui va au-delà
du banal massage qui, pourtant,
mélange déjà très gravement les corps.
Car l'absorption mène bien plus loin,
même quand elle se limite, comme ici,
à un simple rêve…
que je fais néanmoins très régulièrement !

Être mangé, c'est de toute évidence,
l'ultime preuve de confiance.
Autant vagabonde-t-on parfois
à s'imaginer qu'on puisse être
l'habit préféré de notre ami rapproché,
ou même son bijou adoré,
celui qui colle au derme
au point de bénéficier
de la sueur générée
par les incessants frottements,
autant, là, avec cette autre manière,
l'extase est maximale,
l'atomisation étant « impliquante ».

Quelques amuse-bouches
offrirent d'autres paysages.
Le soleil, dans sa robe de rayons,
brillait sur tout mon domaine.
La visite se poursuivit
dans le nid que prodiguait le salon de jardin
où coussins lâches
et dossiers larges
promettaient trente-six autres transports
si bien qu'à la fin de cette journée,
j'avais atteint mille kilomètres cubes.

Les textes présentés ci-dessus sont sous la responsabilité de leur auteur. Ils sont quasiment le fruit brut qui a été cueilli en fin de séance... sans filet !
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