SAMEDI 4 mars 2017
de 14h00 à 19h00

dans le cadre du cycle
"Le conseil des Grandes Plumes - année 3"

Animation : Régis MOULU

Thème :

Écrire clairement (Camus)

Quand on a une écriture qui se rapproche de celle d'un journaliste qui cherche à énoncer, montrer, identifier avec exhaustivité, tout cela dans le seul but de mieux faire comprendre son message, on se rapproche alors du style d'Albert Camus pour qui "écrire clairement" est une nécessité première !

Remarque : au-delà de la contrainte formelle (thème), le sujet suivant a été énoncé en début de séance, à savoir : Écrire un texte dont le but est de dénoncer l'intimidation.
Pour stimuler et renforcer l'écriture et les idées de chacun, un support évoquant ce que sont un style clair et une écriture multi-niveaux a été distribué en ouverture de session.





 

 

Ci-après quelques textes produits durant la séance, notamment (dans l'ordre):

- "Huit jours dans ma vie" de Nadine CHEVALLIER

- "Un SMS" de Dominique ALZERAT

- "Première année d'étude" de Caroline DALMASSO

- "L'homme du lundi" de Janine BURGAT

- "Alain, le palefrenier" de Janine NOWAK

- "Un lieu innocent" de Régis MOULU



"Huit jours dans ma vie" de Nadine CHEVALLIER


Le lundi matin, il était à nouveau là, devant la boulangerie. Je suis passé à côté de lui en baissant la tête. J'avais le cœur qui battait très fort ? Je serrais mes mains dans mes poches. Il n'a rien dit. J'ai soupiré. Je l'ai revu dans la cour du collège. Il m'a repéré rapidement. Il m'a regardé dans les yeux. Il a fait un geste du pouce. J'ai compris. J'ai marché jusqu'au coin derrière le gros platane. Il m'attendait. Je lui ai donné les trois pièces. « C'est tout ? » a-t-il demandé. Je tremblais. Je n'ai pas pu répondre. Il a attrapé brutalement le devant de ma chemise. Il m'a soulevé et jeté en arrière. Mon dos a cogné le tronc, là où une branche a été arrachée. «C'est pas assez » a-t-il lancé en partant. J'avais le larmes aux yeux. J'ai sorti un mouchoir de la poche de mon pantalon. Je sentais le sang battre dans mon dos. Je suis allé à l'infirmerie. J'ai raconté que j'avais glissé. L'infirmière m'a fait enlever ma chemise. «Ce n'est rien » a-t-elle dit en désinfectant la plaie. «Une petite contusion, tu vas pouvoir retourner en classe » a-t-elle ajouté. J'ai suivi les cours jusqu'au soir. J'étais tranquille. Il ne venait jamais deux fois dans la même journée. Mais il est venu, le mardi à la récré du midi, le mercredi à celle du matin, le jeudi après la cantine et le vendredi matin. Le week-end, j'ai dit à ma mère que j'allais à la piscine avec Kader, mon ami de l'école primaire. Je n'y suis pas allé. J'avais des bleus aux deux bras. J'ai gardé l'argent et aussi la monnaie du pain. Ma mère n'a rien demandé. Le lundi matin, il est à nouveau là devant la boulangerie. Mon cœur a manqué un battement. Je suis passé à côté de lui, les yeux baissés, les mains dans les poches. Il n'a rien dit. Dans la cour du collège, je suis resté près de la salle des professeurs. Les surveillants discutaient entre eux. Kader a essayé de m'entraîner dans un foot. J'ai résisté. «T'es pas marrant en ce moment » a-t-il ronchonné. La sonnerie a résonné. J'ai soupiré en entrant en classe. Après la cantine, j'ai été obligé d'aller aux toilettes. Il était là. Il m'a regardé de ses yeux froids. J'ai baissé la tête. «Tu essaies de m'éviter ? » a-t-il questionné «Tu ne pourras jamais. Alors ?» J'ai fouillé dans mes poches et lui ai tendu les sous. «C'est pas assez. Je te l'ai déjà dit ! Le double pour demain ! OK ?» Il m'a assené un coup de poing dans l'épaule droite. J'ai vacillé. Des élèves sont entrés à ce moment. Alors il m'a tué d'un regard et s'en est allé. Je suis resté longtemps assis sur les toilettes. Après je suis allé à l'infirmerie. J'ai raconté que j'avais mal au ventre. «Je te vois bien souvent ces temps-ci » a remarqué l'infirmière. «Allonge toi un peu, ça va aller ». Après quelques minutes, elle a demandé si j'allais mieux. Je n'ai pas répondu. «Tu veux qu'on appelle tes parents? » «Non, non, ça va aller » ai-je dit en me levant. Je suis retourné en classe. Le soir en rentrant, je l'ai vu avec ses copains. Il les dominait tous d'une tête. Il parlait fort en gesticulant. Il m'a repéré de l'autre côté de la rue. Il m'a crié «à demain, morpion ». J'ai serré les poings dans mes poches. Je n'ai pas répondu. Ma gorge était bloquée. J'ai fait un long détour pour rentrer à la maison. J'ai donné des coups de pied dans des cailloux. Je les ai envoyés valser de l'autre côte de la rue. En passant, j'ai arraché des feuilles à la haie du voisin, celui qui râle quand j'envoie mon ballon dans son jardin. A la maison, ma mère a insisté pour que je prenne un goûter. J'ai dit que je n'avais pas faim. Elle m'a demandé si j'allais bien. «Tu n'as pas de fièvre ? » Elle a voulu me toucher le front. Je me suis dégagé et suis monté dans ma chambre. «Je vais faire mes devoirs ». Elle me laisse tranquille quand je travaille. Je me suis allongé sur mon lit et j'ai réfléchi jusqu'au dîner. Le mardi matin, il était là devant la boulangerie. Je suis passé près de lui sans le regarder. «Salut morpion, à tout à l'heure ! » a-t-il crié à mon dos. J'ai avalé ma salive et continué mon chemin. C'est à la récré de l'après-midi qu'il m'a montré le platane d'un geste du pouce. J'ai pris l'objet dans mon cartable. Je l'ai glissé sous ma veste, le tenant bien serré dans ma main droite. Il m'attendait. «Qu'est-ce que tu tiens sous ta veste ?» m'a-t-il lancé sèchement. Je lui ai planté le couteau dans le ventre. C'était dur et mou à la fois. Il a crié. J'ai voulu sortir le couteau de son ventre. Je n'ai pas pu. Des gens sont arrivés. Ils m'ont tiré en arrière. Je n'ai pas pu me tuer aussi.

 

"Un S.M.S" de Dominique ALZERAT


« Zipper, apporte ! ». C’est Dorian qu’on entend, les joues rosies par l’air frais du matin. Je démarre la golf en attendant que Fantine, sa sœur, soit prête. Le moteur tousse puis ronronne. « Dépêchez-vous ! Dorian, combien de fois je t’ai demandé de ne pas salir ma voiture avec tes baskets pleines de terre ! ». J’en ai pour trois quarts d’heure à les conduire à l’école. Je dépose Dorian au village, il a plus de six ans mais il n’a pas encore intégré le C.P. Il n’a pas le niveau ils m’ont dit. Ils l’appellent le paysan, comme une insulte. La route est plus longue pour accompagner Fantine. Au collège, elle commence à prendre les manières des filles de la ville. Je la laisse avec ses amies. Je ne lui dis pas d’essuyer le rouge à lèvre qu’elle a mis à l’insu de sa mère. Je réserve toute mon énergie pour le rendez-vous. Hier soir, j’ai été voir papa. Il le sait, les machines sont chères et aujourd’hui, on ne peut pas faire sans. Les emprunts, deux mauvaises récoltes à la suite, et me voilà pris à la gorge. Sans surprise, papa m’a regardé par en-dessous. « Faignant, bon à rien » il a dit. Et il m’a foutu dehors. Le mois dernier, les huissiers sont venus chiffrer mes biens. J’ai bien rigolé quand Zipper les a coursés, Il a bien failli en choper un. Tiens, mon téléphone bipe : c’est un SMS de tante Gisèle. C’est chez elle que je vais. La famille possède des terres, Il ne manque que son accord pour vendre. Elle connait ma position financière. 1 million d’euros, c’est le prix qu’on en tirera. Eh oui, on est sur la paille mais on a de l’or sous nos pieds. De l’oxygène, fini les coups de fils du banquier, les visites des huissiers. Ca couvrira largement mes dettes. Avec ça ma petite famille aura tout le loisir d’attendre la prochaine récolte. On achètera ces nouvelles semences, bien sur, elles sont plus chères, mais elles produisent le double. Si le cours du blé se maintient, en quatre ans avec de pareils rendements, on aura la plus belle exploitation du pays. Ah, là ils pourront encore le dire « fils de paysan ». Avec fierté, avec envie. J’arrête la voiture sur le bas côté pour lire le message de tante Gisèle : « Rendez-vous annulé. Ton père m’a appelée, je ne veux plus vendre. N’insiste pas. Bien à toi » Je relis le message : non j’ai pas la berlue, c’est bien ce qu’elle m’écrit. Pourquoi me faire ca à moi ? Elle pense à Dorian, à Fantine ? Mais de qui elle se moque ? Elle annule à un quart d’heure du rendez-vous, et par S.M.S! Il est 9h00, un soleil froid inonde la campagne. Des bourrasques de vent font onduler la prairie. Enfant, c’est sur cette mer verte que je m’imaginais naviguer, capitaine terrestre sur un vaisseau doré. Elle n’ose même pas me le dire en face, assumer les conséquences de sa décision ! Elle a choisi mon père plutôt que moi! Cet homme rigide et coléreux qui l’a toujours mise sous sa coupe! J’ai froid soudain, ma vue est brouillée. Mon téléphone émet trois bips et s’éteint. C’est décidé, c’est pour aujourd’hui. L’esprit vidé, je reprends la route. La voiture me dirige tout droit vers ma ferme. Les jappements de Zipper m’accueillent « Bon chien, bon chien » Ma main flatte son museau. Comme un automate, je descends à la cave, cette grotte effrayante dont les monstres et les toiles d’araignée ont nourri mon imaginaire. Je n’ai pas besoin de la chercher, elle est là où je l’ai laissée. Long lien flexible dont le chanvre râpe la paume de mes mains. Voilà le tabouret à trois pieds, œuvre de mon aïeul, menuisier à ses heures. C’est Sylvie ma femme qui l’a mis au rebut. Meuble à l’ancienne, trop rustique pour nos appartements modernes. Pourtant, son assise a servi à des générations de paysans, mes ancêtres, les Lestrade. Mon fils Dorian en est le plus jeune représentant. Paysans, de père en fils, et amoureux de la terre. Cette terre infidèle qui se donne aux machines, qui ne nous nourrit plus. Amante vénale qui nous ruine et nous jette. Je vais lui faire voir à cette traitresse : c'est moi qui la quitte.

 

"Première année d'étude" de Caroline DALMASSO


Il m’a dit que c’était sans intérêt: « Mademoiselle Berthier, c’est plat, c’est fade, ça manque de caractère! ». Il paraitrait même que je n’arriverais à rien en continuant ainsi… Bref, c’est raté et c’est moche, une fois de plus… Pourtant j’y ai mis du coeur. Et des heures aussi, beaucoup, tellement… Hier soir encore, enfin cette nuit plutôt, jusqu’à 4 heure du matin. Mes yeux se fermaient tout seul. Puis, 3 heures de sommeil, non réparateur. Une douche. Un café. Le zombie dans le métro. Et à nouveau la douche, froide celle là! Bien sûr, techniquement ce n’est pas parfait, j’en suis consciente. « Pas propre, pas abouti Mademoiselle Berthier! » a t’il dit. Mais entre minuit et 4 heure, avec un éclairage incertain, les finitions, c’est difficile. « Trop scolaire, Mademoiselle Berthier, c’est trop scolaire! Lâcher vous bon sang! Décidément vous manquez cruellement de maturité! » J’ai 18 ans. Tout juste. Je viens à peine de quitter le nid. Je découvre la vie, Paris, cette grande ville, le monde, le bruit, le gris, l’empressement, l’indifférence, la solitude… Je suis fleur bleue et je déchante… Ou il me faudra du temps, plus de temps, beaucoup de temps… Je manque de maturité, je veux bien l’admettre, mais je n’aime pas qu’il le dise tout haut, avec tant de véhémence, devant toute la classe. Lucas, lui, rend toujours des productions très originales. Mais il ne respecte pas les contraintes imposées. Jamais. Il les contourne, les détourne et les fait siennes. Il a tant de charme que même le prof se laisse berner. L’autre jour, Sophie m’a dit que je devrais le faire remarquer. Mais je n’ai pas osé et puis Lucas… J’aimerais tant avoir son assurance, son audace… Evidemment, mon travail, ce n’était toujours pas ça. « Mademoiselle Berthier, votre dessin est une fois de plus trop simpliste, trop puéril et puis vous êtes hors sujet! » J’avais passé, comme d’habitude, un nombre incalculable d’heures à tout mettre en place en suivant les instructions: pas de courbe, uniquement des angles à 45 degrés, des segments avec des dimensions très précises et une touche humoristique. Comment dire… La touche humoristique… Elle ne m’est pas venue spontanément, surtout à 4 heure du matin ou peut être 3 heure cette fois ci… « Mademoiselle Berthier, vous ne croulez pas sous l’inspiration! ». « Mademoiselle Berthier, c’est gentillet mais guère valable! ». « Mademoiselle Berthier, vous devriez commencer à songer à une autre voie pour l’année prochaine! »… Après cette première année de remarques acerbes, de manque de sommeil, de trajets hypnotiques dans les transports, de consommation excessive de café, de douches glacées, de si peu de plaisir en somme, j’ai suivi le conseil de Monsieur Arnoult: J’ai, à regret, laissé tomber mes ambitions artistiques, j’ai changé de voie.


"L'homme du lundi" de Janine BURGAT


Un premier homme est venu le lendemain de Pâques. Un lundi. C'était l'après midi. Aucun de nous ne travaillait. Je ne l'avais jamais vu. Il a sorti son mètre, l'a entouré autour du tronc de notre arbre. Il a noté des cercles sur un calepin rouge. S'il était rentré jusqu'à la cour, c'est qu'il était en mission, pas en visite. C'est ce que j'ai pensé en le découvrant. Il portait un bleu de travail rutilant. Il a levé la tête. Il est resté longtemps à regarder la cîme de l'arbre.Il a tourné la tête plusieurs fois vers le toit. Il a rangé son mètre dans sa poche droite, puis son calepin dans la poche gauche. Il est parti. J'ai ressenti un léger pincement au coeur. Depuis tôt le matin, la cour vaquait à ses occupations. Le voisin du rez de chaussée bricolait une vieille chaise sur le pas de sa porte. Les deux filles du premier étage gauche avaient tiré une couverture sur l'herbe et se tiraient des selfies en pouffant. Chacun s'est arrêté un instant, a observé l'homme et chacun a repris ses occupations quand il a tourné les talons. J'ai laissé redescendre mon rideau de fenêtre. Jamais vu ce type. Peut-être avec le proprio. Une fois. Peut-être. Des menaces me sont revenues aux oreilles. "Plus il grandit, celui là, plus il penche. Faudra lui couper la tête un jour !" Le propriétaire de notre immeuble passait de temps en temps, souvent en début de saison. La cour connaissait ses griefs, mais profitait de l'ombre. Un seul arbre dans notre cour. De l'ombre pour les petits et leurs courses de camions à pédales. De l'ombre pour le plaisir de descendre une chaise dans la cour et de s'asseoir lourdement en étirant des jambes parfois bien lasses. La cour aimait son arbre, son banc. La cour aimait son ombre même penchée. "Faudrait ramasser ces feuilles, ça fait sale". A l'automne je remplissais quelques sacs sans rechigner. Le proprio. ronchonnait, je m'exécutais. "Une tempête et il nous bousillera le toit" disait il en remontant le menton. "Pas beaucoup de place jusqu'au toit" et son doigt suivait la distance de la cîme aux tuiles. La cour aimait son arbre. Le propriétaire aimait l'ordre et la rectitude. Mercredi soir je suis rentrée tard. Il faisait déjà nuit. Contre le mur du fond, une forme était adossée. Un engin encapuchonné comme abandonné là. J'ai eu du mal à m'endormir. Le bruit m'a réveillé. Ils avaient attaqué à 7 h pile. Ils étaient trois. L'homme du lundi en short. Deux jeunes pieds nus, tee-shit et jeans à trous. Pourquoi pieds nus ? Les tronçonneuses s'échauffaient. La cour horrifiée regardait de toutes ses fenêtres soudain grandes ouvertes. Des enfants sont apparus, puis une femme, un petit à la main. Elle a parlementé. L'homme du lundi a, haussé les épaules. Il a posé l'engin. Il l'a arrêté. L'arbre a frémi légèrement dans le soudain silence. J'ai ouvert la porte fenêtre. Je ne pensais qu'à crier. Mais crier quoi ? Le vieux du rez de chaussée est arrivé avec une chaise et un coussin. Puis, son fils, un escabeau sous un bras et son gros chat tigré dans l'autre. Un à un, petis, grands, hommes, femmes en peignoir, en claquettes, se présentaient, à mains nues. L'homme du lundi a repris en main son engin, mais en se retournant, il a vu le jeune fils déjà sur l'escabeau, contre l'arbre. Il attaquait l'ascension des branches. Le chat miaulait. Les enfants tapaient dans leurs mains. Un des jeunes a dit : "C'est une commande, on bosse nous !". Le vieux a poussé son siège à côté de l'escabeau. "Vas chercher ton commandeur a-t-il dit- eh ! tous là, venez !" Comme un seul homme, tous ont avancé avec prudence. Toutes les mains, bout à bout, recouvraient le tronc, petit à petit. Le chat était maintenant tout en haut. Il ne miaulait plus. Le jeune fils balançaient ses jambes, assis, bien confortable sur une grosse branche. L'ouvrier a ramassé la machine. "Je reviens" a-t-il dit. "Attendez donc, tous que vous êtes !". Son front était plissé. Ses joues tremblaient. On attendait tous. "Depuis le temps qu'il voulait lui couper la tête, a dit ma voisine. "C'est pas la tête de l'arbre qu'il faut couper, a dit le vieux du rez de chaussée, c'est celle du proprio.' "Massacre à la tronçonneuse !" a crié le jeune du haut de sa branche". Il l'a répété plusieurs fois. J'ai ri. Je suis rentrée. La matinée s'annonçait longue. Fallait du café. "Fais nous du Carte Noir, il est fort, a demandé Rosette ma voisine du dessus. La femme du vieux, au rez de chaussée, a ramassé quelques feuilles de menthe dans le petit massif de pierres, le long du mur. "Et du bon thé à la menthe, peut être, les jeunes en voudront aussi" a-t-elle dit en rattrapant un de ses chaussons. Le vieux a haussé les épaules. "Elle est toujours optimiste !" qu'il a dit. Sa chaise avait viré un peu trop au soleil. Il l'a tirée à l'ombre comme il a pu. J'ai regardé l'arbre. Qu'est-ce qui nous restait ? A prier ? A nous battre ? Contre des tronçonneuses ? Sur le banc, à l'angle de l'arbre et du mur, les deux filles avaient repris leur "fashion week". Quand le proprio est arrivé, ses deux bras de chemise étaient relevées. Des tréteaux, le banc, des chaises étaient attachées tout autour du tronc. Les neufs familles étaient assises une tasse à la main. Ca caquetait, ça bruissait, même l'arbre avait oublié sa future agonie. Une hache pendait au bras du bourreau. Le silence est tombé net. J'ai avalé ma salive. L'homme du lundi tenait le proprio.par le bras. Je me suis avancée, Rosette sur mes talons portait le sucrier. "Thé ou café" ? j'ai dit. Les deux jeunes arrivaient, les tronçonneuses à bout de bras. Il faisait doux. Mais au soir, on annonçait un peu de pluie. De la pluie de printemps.

 

"Alain, le palefrenier" de Janine NOWAK

Alain, le palefrenier L’élégant bâtiment de style Normand, présentait un aspect serein. Les allées bien ratissées, les haies taillées au millimètre près, les pelouses tondues régulièrement et débarrassées de la moindre mauvaise herbe, offraient une vision de paix, de quiétude. Les oiseaux gazouillaient gaiement et un doux vent de printemps faisait bruire la ramure des arbres. Soudain, venant de l’écurie, le hennissement d’un cheval, suivi d’un juron puis d’un claquement sec, se firent entendre. Tiens, pensais-je, encore ce lad qui s’excite sur un de nos chevaux. Il va finir par les traumatiser ces pauvres animaux, à force de les frapper ainsi à coup de chambrière. Mais que dire ? Que faire ? Je me sentais incapable de le dénoncer. Ce malheureux garçon d’écurie était la bête noire de mon père. Il n’était ni plus paresseux, ni plus maladroit que ses collègues, bien au contraire. Mais dès le départ, mon géniteur l’avait pris en grippe. C’est lui qui héritait des pires corvées. Et pourtant, jamais il ne se plaignait. Etait-il intelligent ? Je ne saurais l’affirmer. Il évitait au maximum d’avoir des décisions à prendre. Quelle en était la cause ? Une cervelle un peu fruste ? Ou au contraire, était-ce par prudence ou méfiance, qu’il voulait donner l’impression d’être peu futé ? Quoi qu’il en soit, il était très costaud et abattait un travail de galérien. Et les réprimandes paternelles semblaient glisser sur lui. Mais je venais récemment de découvrir quel était le défouloir de ce jeune-homme : il avait trouvé plus faible que lui, les chevaux du haras. Et c’est sur eux qu’il déversait sa bile. J’étais très indécis. Si je faisais le mort et si je laissais les choses évoluer, peut-être un jour blesserait-il sérieusement un beau pur-sang ! Mais si j’intervenais auprès de Père, je devinais d’avance quelle tournure les évènements prendraient : d’abord une raclée monstre à coups de ceinturon pour ce pauvre Alain, qui, ensuite serait sommé de prendre son baluchon… et oust ! Et que deviendrait-il ? C’est ce que l’on appelle un « cas social ». Il était le bâtard d’une ancienne servante, considérée comme une souillon, morte depuis longtemps à la fleur de l’âge. Après le décès de sa mère, l’enfant était resté au manoir, élevé à-la-diable par les membres du personnel. Et dès qu’il avait été jugé en âge de se rendre utile – et il était encore tout gamin - très vite on l’avait employé à de petites tâches. En grandissant, sa besogne s’était accrue considérablement. Il logeait dans une mansarde des communs. Premier levé, on le trouvait dès le petit jour, la fourche à la main, occupé à entasser le fumier. Il parlait le moins possible, n’avait aucun ami, trop farouche qu’il était pour rechercher la compagnie de quiconque. Et je dois dire, qu’il y avait quelque chose d’inquiétant, en lui. Il n’était pas vilain garçon ; son visage, aux traits réguliers, aurait même pu être beau, s’il s’était quelque peu soigné. Il était toujours sale, jamais peigné. Mais ce qui dérangeait le plus, c’était son regard. Un étrange regard : dans ses yeux, suivant son humeur, on pouvait tout, ou ne rien lire. Ainsi, dans certaines circonstances, lorsqu’il jetait un coup d’œil en coin à mon père, on devinait une haine absolue. Mais plus étonnant encore, et qui me troublait véritablement, c’est que parfois, alors que je faisais mine d’ignorer ses yeux braqués sur moi, ses traits peu à peu s’adoucissaient et je pouvais alors, presque ressentir une sorte de tendresse à mon égard. Certes, je ne l’avais jamais maltraité. Mais je ne lui avais pas montré, non plus, beaucoup d’intérêt ou de bienveillance. J’avais la vague sensation d’être le seul pour qui il éprouvait un quelconque sentiment J’étais très perplexe. Ce garçon devait avoir cinq ou six ans de plus que moi. J’entrais dans ma vingtième année, et poursuivais des études à Paris, ne revenant à la maison familiale qu’aux vacances scolaires. Dès ma prime jeunesse, je n’avais guère connu que le pensionnat. Ma mère, femme soumise, effacée, à la figure triste, n’avait pas pu faire fléchir la décision de mon père. Je n’avais donc croisé Alain que de loin en loin, à de rares occasions, d’autant plus qu’il était hors de question que le fils du patron fréquente les enfants de ses employés. La soirée approchant et le temps fraîchissant, je délaissais la terrasse, pénétrais dans la maison et m’installais au salon. Inactif, je laissais mon regard errer ; inconsciemment, mes yeux s’attardèrent sur le portrait en pied de mon aïeul, le père de mon père, le créateur du haras. Et soudain, je me pétrifiais littéralement ; je venais de comprendre en un éclair ce qui, insidieusement, me dérangeait depuis quelques temps : Alain, murmurais-je. Hé oui, mon grand-père, malgré son riche costume et ses allures de dandy, était le portrait craché du garçon d’écurie. J’étais vraiment secoué. Je m’approchais du tableau et examinais le visage en détail : même structure brachycéphale, même bouche un peu molle mais sensuelle, même yeux, étirés vers les tempes. Pas de doute, Alain était mon frère, ou plutôt mon demi-frère. Ainsi donc mon père, cet homme si droit, si stricte, si rigide, si respectueux des lois et de la religion, avait eu, jadis, une relation avec une domestique, la plus méprisable de toutes, semblait-il ! Quelle ironie ! Et Alain ? S’en doutait-t-il ? Probablement, compte tenu des regards ambigus qu’il me jetait. Je me sentais si malheureux, tout d’un coup ! Et je comprenais mieux la haine que se portaient mutuellement ces deux hommes. C’était évident : Alain était au courant. Alors, comment pouvait-il accepter une telle situation ? Comment pouvait-il supporter l’humiliations constante dont il était l’objet ? Que pouvais-je faire ? Quelle décision prendre ? A présent que je connaissais cette lamentable affaire, il m’était impossible de me taire et de rester sans réaction. Mais à qui parler ? Vers qui me tourner ? Que de victimes, dans tout ce micmac ! Je suis une victime. Alain est une victime. Ma mère est une victime. J’entendis le bruit de la voiture de mon père. Après trois jours d’absence, il revenait d’un voyage en Grande Bretagne, effectué en vue d’achat d’alezans. A cet instant, ma mère pénétra dans le salon et très vite, mon père vint nous rejoindre. Afin de fêter son retour, Maman nous offrit un apéritif que j’acceptais joyeusement. Puis, le plus naturellement du monde, je proposais, avec un large et innocent sourire : « Et si ce soir, pour le dîner, nous invitions mon frère Alain ? ».

 

"Un lieu innocent" de Régis MOULU, animateur de l'atelier


Peut-être ne reviendrai-je plus chez moi ; cette clenche de porte en fer forgé que j'aime tant ne m'a jamais fait autant d'effet lors de son toucher. J'espère qu'Anne sera chez elle. Dans 22 minutes, j'y suis. Sauf si je croise la concierge, cette bavarde qui s'attache à ma façon distinguée de m'habiller. Et mon parfum. A-t-elle seulement et réellement du nez, elle qui lessive au chlore, une fois par semaine, notre cage d'escalier. Je ne l'apprécie guère. De toute façon, je ne l'ai même pas regardée quand mon arrivée a déclenché son apparition. Un guignol qui sort de sa boîte. Je la déteste. Ma rue, je la connais par cœur, y compris la plupart des piétons qui l'arpentent. Aujourd'hui ma vue semble comme améliorée. Je suis comme sans cornée. Et sensible. Inquiète. J'appréhende les minutes qui vont suivre. Jean, je l'aime trop pour accepter de le laisser à cette foutue Anne. Avec ses 72 ans, elle m'énerve. Et si elle ne coopère pas, j'ai bien l'intention de la tuer froidement. La porte de son pavillon dénote le mauvais goût. Peinture vert bouteille et écaillée qui laisse apparaître une colonie de taches rouges. J'hésite à sonner. Il s'agirait alors de rentrer chez soi et par la même occasion de rater sa vie. De repenser à Jean, un sourire me gagne, il y a comme sa bouche dans ma bouche, j'appuie sur le bouton. Les rideaux d'une grande fenêtre bougent, une femme s'en détache et me crie, dans l'entrebâillure : « c'est pour quoi ? – Pour vous voir, vous parler, c'est d'une extrême importance, ça concerne Jean ». J'ai le bonheur de constater que ma phrase a pressé ma victime dans son cheminement. De près, son visage m'a l'air défait, le fond de teint n'est pas bien réparti. Ça me rappelle son portail. Ses deux petits yeux bleu gris lui donnent un air délavé. Son col Claudine lui va bien. Elle est très alerte pour ses 72 ans, ai-je la clairvoyance de penser, du haut de mes 75. « On sera bien mieux, à l'intérieur, pour nous entretenir ! » lui assénais-je, elle obtempéra. Je passai devant. Elle fut surprise par mon audace. Il n'y a pas à tergiverser : entre nous, ce serait moi la patronne, la décisionnaire, l'actrice, la reine. « Que lui arrive-t-il ? » fut l'inepte façon qu'elle adopta pour me harponner sur le chemin, je crus avoir la gale dans mon dos. « Nous allons en parler, justement, si vous voulez bien avoir l'obligeance de m'accueillir avec un café et quelques madeleines ou autres, je ne serai pas très regardante sur vos gâteaux. » Je me surpris moi-même à formuler mes phrases aussi clairement. Ma détermination, je la sens jusque dans mes orteils que compressent de jolis petits souliers vernis. Et puis il y a mon parabellum dans mon sac à main, un des seuls cadeaux que la guerre m'ait laissé. Rainer est bien mort. Prendre un amant chez les Allemands n'était pas du plus facile. Pour moi, l'amour sans prise de risque n'est plus de l'amour, il faut bien avouer… Et voilà que la bourgeoise sort du café et des madeleines « au citron ! » précise-t-elle. Elle fait tout très vite, je me crois dans un film accéléré. Elle a sans doute compris que j'y mettais là une condition avant de parler. On s'assied. Elle n'est pas très grosse, elle ne déborde pas de sa chaise. C'est un bracelet de corail qui est à son poignet gauche. Ses mains sont plus jeunes que son corps. Le tic tac de sa pendule murale à balancier charpente l'espace sonore, me rend machine, me demande d'être opérante. « Vous vivez seule ? » lui adressai-je, « personne pour nous entendre ? ». Une raideur cadavérique la traversa, ses yeux, semblèrent débranchés comme deux gommettes décollées. « Jean, vous allez le laisser, qu'est-ce qu'une vieille comme vous peut bien lui apporter. N'est-ce pas pathétique de s'accrocher à lui comme si vous aviez besoin de vous agripper à son livret Écureuil. Foutez-lui la paix. Sortez de notre vie, vous ne pourrez jamais l'aimer comme moi je l'aime, votre confort est une honte pour ceux qui adorent la vie, vous allez écrire une lettre où vous lui déclarerez ne plus jamais vouloir le voir, ni même penser à lui. Vous ne méritez rien de tout cela. Votre café sent le Viandox. » Anne se mit à pleurer. « Ayez le courage de parler, pleurer n'est pas acceptable. Et puis c'est si banal, si dégradant pour toutes les femmes dont vous vous éloignez ». Je parlais comme quelqu'un d'autre : non pas la femme que je désirais jamais être mais la femme qu'il fallait que je sois. Elle se leva, alla vers sa crédence, en sortit un long couteau… qu'elle s'enfonça dans le thorax, là où le sternum forme, avec toutes les côtes convergentes, une araignée blanche. Jean surgit du hall attenant. De ce fait, je la considérai comme morte, « chéri, que fais-tu là alors que tu devais être en train de jouer aux boules avec tes copains ? » Il se mit à pleurer, à s'essorer. Tout devenait triste. Je remarquai de la poussière en surnombre sur les doubles rideaux. Anne m'avait privé de mon meurtre. C'était elle l'héroïne du jour. À l'intérieur de moi, toutes mes veines se débranchaient une à une. Me vient en tête l'idée que j'étais un encombrant paquebot en cale sèche. La peine de Jean me déchirait sans cesse, sans cesse. Peut-être n'était-il ainsi que sous le coup de l'émotion, il serait simplement victime d'un effet de surprise. Attendons un peu. Je crois qu'il s'est passé 40 minutes avant qu'on chercha à recroiser nos regards. anne était bien morte. Son sang avait quelque chose des ruisseaux, non pas par la vigueur, mais par l'imprévisibilité des chemins qu'il inaugurait. « Jean, m'aimes-tu ? » Silence, hormis la pendule… « Il faut parler, mon chéri, sinon notre existence ne va plus nous appartenir. C'était quoi, déjà, le prochain voyage que tu avais en tête ? – La Crète ! – Bien, on y va, on s'y crée une nouvelle vie, on y ajoutera à notre cerveau d'autres images tant je suis persuadée que le soleil sait comme personne réduire les interstices entre deux êtres, nous serons ces deux être-là, fais confiance à ma fougue, tout ce que j'ai entrepris depuis ce début d'après-midi, c'est pour nous, collabore ! » Le lendemain, à Héraklion, la jeune serveuse de l'hôtel, Cassandra, adressa la parole à Jean. Il était en effet misérable comme un cube de mousse dont on fait les canapés bon marché. Elle devait s'y connaître en mousse, la désolation avait déjà dû traverser la vie de cette femme à peine nubile. Elle lui offrit la pinte de bière qu'il avait commandée. Avec un sourire en plus. Et si ça ne suffisait pas, le charme de son français mal parlé pouvait tout faire chavirer. C'est ce que je compris de ma place : j'abhorre m'accoter à un bar, là où viennent boire toutes les mains baladeuses qui se présentent, comme toujours, sous les traits de l'amitié. Jean en faisait certes partie, mais où aurais-je pu le rencontrer ailleurs que dans un club de vieux, se fréquenter nous a poussé à en sortir. Ça nous a fait beaucoup de bien de redevenir normaux. Le soir, je me retrouvai seule dans notre chambre Ibis. Où était Jean ? Pourquoi tardait-il ? Un malaise dans les toilettes, là où l'intimité peut devenir tragique. Tel un flash, je le devinai avec Cassandra. Mon revolver était toujours dans mon sac. Je me devais de la pousser à renoncer à approcher Jean, notre amour me parut plus que jamais sacré, la réussite de notre cavale en dépendait. En vieille dame attendrissante, je parvins rapidement à localiser la salle de repos du personnel. Cassandra y séjournait, comme clouée par un néon blanc criard. Elle venait d'ôter son tailleur chic et banal à la fois pour le placer dans son casier orange. Son costume, c'était du « presque beau », du « sans aucun style », quoi, comme sait le gérer toute chaîne d'hôtel tout venant. Elle revêtait un sous-vêtement de jeune, ça lui faisait de jolies fesses imbattables, seule la découpe de son boxer en satin me parut trop haut placée. C'eût été un voilier, jamais elle n'aurait pu être poussée par le vent… « Qu'est-ce que vous lui avez dit à mon Jean ? Vous allez nous laisser, oui ! Sachez, plus que tout, que la mort des autres ne me fait pas peur. – Marie, je sais tout, la police et Jean vous attendent dans le hall. Cassandra bluffait mal, si mal que Marie en tira un contentement. « Vous avez un âge auquel on ne comprend rien à rien. Votre corps vous a trop monté à la tête, ma pauvre enfant. Je peux vous tuer. Ne serait-ce que parce que vous aimez mentir. Votre manque de valeur devient pour moi insupportable. Vous mettez en danger une planète, vous comprenez, je vous hais, je vous hais. – Marie, vous me faites peur. Jean m'a dit qu'Anne lui manquait terriblement. Le voilà amoureux d'une morte. Et moi je ne mérite pas d'être la nouvelle victime de votre célibat. » Marie sortit son parabellum. Les secours mirent du temps à arriver. Un fait divers supplémentaire venait de sanctifier un lieu innocent.

Les textes présentés ci-dessus sont sous la responsabilité de leur auteur. Ils sont quasiment le fruit brut qui a été cueilli en fin de séance... sans filet !
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