SAMEDI 9 NOVEMBRE 2015
de 14h00 à 19h00

dans le cadre du cycle
"Le conseil des Grandes Plumes - année 2"

Animation : Régis MOULU

Thème : Imposer sa propre grammaire (Claudel)

On peut supposer que pour Paul Claudel, inventer sa propre grammaire participe d'un esprit politique au sens large (voire polémique). En fait, ce qui est intéressant, et donc ce dont on va s'inspirer, c'est de pouvoir être tout entier dans un débat d'idées et de savoir prendre des positions ; cela ira, si on le souhaite, jusqu'à créer sa langue et aussi sa propre grammaire (construction de phrases originales).

Remarque : au-delà de la contrainte formelle (thème), ce sujet a été énoncé en début de séance : commencer son texte par cette phrase : « Cette nuit dans mon lit, je vois que ma main trace une ombre sur le mur, la lune est levée » (remarque : cette phrase-haïku a justement été écrite par P. Claudel dans Cent phrases pour éventail)
Pour stimuler et renforcer l'écriture et les idées de chacun, un support vous sera distribué en ouverture de session.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


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Ci-après quelques textes produits durant la séance, notamment (dans l'ordre):


- "Météo nocturne" de Nadine CHEVALLIER

- "Magie noire de la vie" d'Ella KOZèS

- "Nuit rêvée" de Chntal GUéRINOT

- "Etincelle sauvage" de Marie-Odile GUIGNON

- "Le soleil a rendez-vous avec la lune" de Christiane FAURIE

- "Corruption" de Pascale SIMONNEAU

- "La marche silencieuse des grands arbres" de Murielle FLEURY

- "Ombres chinoises" de Janine NOWAK

- "Le calme est un concept inaccessible" de Régis MOULU



"Météo nocturne" de Nadine CHEVALLIER

Cette nuit dans mon lit, je vois que ma main trace une ombre sur le mur La lune est levée Lueur d'une aube mensongère Mes doigts se tendent pour la saisir au vol Se referment dans le néant Mon geste dessine une tête de loup Ombre chinoise sur la clarté blafarde Ses yeux jaunes m'observent Se cache-t-il sous mon lit ? Paralysés par la peur, mes doigts n'osent plus D'un immense effort, je les ramène sous la couette La lune se moque Je vois ses crocs dégoulinants De poussières de rêves Elle en a croqué plusieurs Mais n'est pas rassasiée Elle me surveille pour dérober les miens En rejeter les os en noirs cauchemars. Un nuage effiloché passe La lune s'efface Dans cette éclipse soudaine Mon esprit cocotte minute Voit des ombres plus menaçantes encore Les meubles bougent, la table s'avance, l'armoire se rapproche Je me recroqueville, fœtus tremblant au creux du lit. Si je ferme les yeux... Le nuage est passé, la clarté revient Je soupire, les meubles ont repris leur place J'ai joué à un, deux, trois, soleil et j'ai gagné ! Je me suis trompé d'ennemi, la lune est mon alliée Je vois ma main traçant une ombre de loup Le peuple sélénite s'affole Il a peur de l'orage Je suis leur maître, je suis leur dieu Je décide pour eux de la pluie et du beau temps Mais le vent d'un nuage torchon efface mon théâtre d'ombres Dans l'obscurité retombée, les monstres mobiliers reprennent leur traque Je m'enfonce sous la couette Petite chose fragile dans un monde hostile Maman, pourquoi t'as pas fermé les volets ? Il a plu sur la lune cette nuit J'ai encore fait pipi au lit

 

"Magie noire de la vie" d'Ella KOZèS

« Cette nuit dans mon lit, je vois que ma main trace une ombre sur le mur, la lune est levée. » Dans l’obscurité, je prends la main sur mon destin pour modifier le Je. Les murs se peuplent de silhouettes vivantes qui m’expriment et s’impriment sur la paroi blafarde. Mes cloisons tombent et l’inconscient aux aguets surgit, tel un cheval indomptable et fougueux. Une irrépressible marée d’images, et de sensations m’assaille. Je deviens le théâtre d’un Je qui m’échappe, d’un jeu dont je suis à la fois le maître et l’esclave. Un monde réel naît sous mes yeux mi-clos qui met en scène mes tempêtes guerrières les plus inavouables, mes crépitantes passions les plus douces avec des angoisses dont la profondeur me dépasse. Je suis fait d’ombres qui s’agitent sous la lumière insoutenable de l’astre sélénite. Je me meus dans le domaine de l’argenté, de l’éclat bleuté, du froid. Chaque recoin intérieur « nauséabonde » l’ensemble de ma banquise. En moi, cette morgue à double sens roule dans une question qui ne me quitte pas : Pourquoi est-ce ainsi ? L’irréel l’emporte sur tout pour faire sa place au soleil. Entre chien et loup, pâle et décharné, il me saute à la gorge pour exister encore et encore. Il me contraint à vivre avec lui quand je rêverais d’un bonheur simple. Que dis-je là ? Il me force à l’aimer pour continuer à vivre. Aimer ce masque de douleurs parce qu’il me montre, dans le creux de ses rides, ce qu’est l’amour. Ah… je sais bien que la simplicité n’est qu’un concept pratique pour le rêve ! Avez-vous tenté d’imaginer une vie simple ? N’avez-vous pas remarqué que l’histoire tourne court ? Rien de tel, en effet, que des larmes cristallines et du sang vermeil pour un récit ! Notre souffle s’abreuve à la bestialité comme à l’émotion, à la prise comme au don, à la mer comme au désert. Dans cette matière qui nous constitue, la souffrance serait donc la composante intrinsèque de la vie, la nuit, celle du jour, et la mort, celle de la vie. Mais qu’importe cette ivresse des profondeurs nocturnes, au premier rayon de soleil, tout rentre dans l’ordre et salue le triomphe du vivant.

 

"Nuit rêvée" de Chantal GUéRINOT

Cette nuit dans mon lit, je vois que ma main trace une ombre sur le mur, la lune est levée. Je préfère tout fermer, me protéger des noirceurs de la nuit, ne rien voir. Angoisse de la nuit. Angoisse de ce moment ultime où j'éteins la lumière et je me retrouve seul face à moi-même. J'essaie de grappiller des restes lumineux de la journée, des petits plaisirs, cette caresse de ta main sur ma joue, la douceur de ton regard, le sourire que je t'octroie. Mais l'obscurité fait rempart à tout cela. Mon esprit cherche plus loin, mais je tombe sur les ratés, les absurdités de la vie, toutes ces choses... Non, je ne m'y arrête pas, je ne m'y arrête plus. Mes yeux scrutent l'obscurité à la recherche d'images qui m'aideront à vaincre cette nuit et ce tunnel étroit. Je repense à toi, amie d'enfance rencontrée sur le chemin du retour. Moi, alourdi de deux cabas sciant mes mains, transpirant et traînant la patte sur la route de cette sainte journée. Toi, légère, pimpante, frivole, ressortant vers une soirée des plus intéressantes. Plaisir de te voir et déconvenu face à mon image si négligée et tendue. La tension se libère face au souvenir de ton sourire, ta gentillesse et de la promesse de se revoir. Je souris... dans ma nuit. Mon corps se détend, je recherche la froideur du fond de la nuit, afin de me ressaisir et être objectif. Je suis content de ma journée, j'ai bien fait mon travail, je suis riche de cette satisfaction. Minuit. Il est encore tôt pour être frais demain matin. Vite dormir. Mais je repense à toi, tu m'as dit qu'on va se revoir. Vraiment ? Ou est-ce des paroles en l'air ? N'y pensons plus. Demain... Me lever tôt. Angoisse de ne pas dormir, mais aussi de ne me pas me réveiller, de ne pas réussir tout ce que je dois faire et vivre à moitié cette journée. Mes yeux se ferment. Perdu dans le temps et la nuit. La torpeur ressurgit , mais demain, c'est quoi ? Mais demain c'est dimanche ! Ouf ! Je sombre enfin dans l'éblouissement attendue de cette journée à venir.


"Etincelle sauvage" de Marie-Odile GUIGNON

Étincelle sauvage « Cette nuit dans mon lit, je vois que ma main trace une ombre sur le mur, la lune s'est levée »… Ma fenêtre close s'incline, incapable de clore le rayonnement de l'astre royal, car sa puissance divine a détecté les interstices défaillants. Une clarté immaculée plonge dans la pénombre qui m'entoure. Elle déchire l'âme que je tente vainement de recoudre. Le tabernacle de mes chagrins s'épouvante de cette pénétration sur l'autel de ma solitude. Ma main s'était tendue vers la tiédeur d'un corps palpable à l'infini de sa présence. Mes yeux clos respiraient la profondeur intérieure de mes désirs subitement arrachés par l'absence inavouable de son reniement. Nous vivions dans l'éden de nos correspondances versant dans l'urne de nos enfermements les liqueurs du sang de Notre Amour. Un serpent assoiffé brisa l’amphore de notre unité et s'enivra de notre fusion. Après avoir creusé le fossé de nos divergences, nos ressentiments érigèrent un mur infranchissable. L'espace nocturne subordonne la réalité au rêve, les gestes errent dans l'atmosphère dilatée de noirceur où une éclatante blancheur ose rompre le sortilège du souvenir et ses reflets dévorent mes paupières. Sur le mur, contre ma couche, mes doigts ébauchent une silhouette grise complètement décharnée. Un dialogue silencieux se répand dans la chambre. La Lune divague, j'essaie vainement de la saisir, je dérape sur ses lueurs funambules, je chute éveillé par ses scintillements. Un flot douloureux immerge l'épuisement de ma conscience. J'implore Vénus, l'autre Déesse de l'immensité nocturne, j'inscris mes prières dans les drapés de ses rayonnements, je confesse les peines qui torturent mon cœur. Tirée à allure excessive, la flèche de cupidon a percé un tunnel à travers la montagne de l'oubli. Je soupire dans la moiteur de mes draps couleurs de pierres lunaires. L'éveil m'extrait de l'archaïsme de mes sentiments. L'espoir, vain mot, s'est pendu dans le firmament marine. A la violence subsistera, peut-être, la miséricorde… « Lève-toi, sauvé des eaux, ouvre la fenêtre de la vie et contemple la voûte de l'univers qui t'invite au voyage. Le jour se lève, cueille ton bâton de pèlerin... ».

 

"Le soleil a rendez-vous avec la lune" de Christiane FAURIE

Le soleil a rendez-vous avec la lune. Cette nuit, dans mon lit, je vois que ma main trace une ombre sur le mur. La lune est levée et tu dors dans l’inconscience du jour qui poindra dès l’aube. Un quartier de lune se détache en myriades d’étoiles qui me glacent comme les branches de givre sur mes cheveux blanchis. La nuit t’a pris tout entier, les yeux à jamais clos sur la beauté du monde qui t’entoure. Je suis libre de vagabonder hors du temps et me précipiter dans cette mer de tranquillité. Plus de sang, plus de blessures, plus ce poids dans mes membres endoloris par ces années de privation. Je te regarde du haut de mon quartier. M’extraire du feu de ton corps inconscient me projette dans le vide chargé de l’inconscient où chaque mot a perdu ses codes mais retrouvé le sens primal auquel tu n’as plus accès. Je suis l’enfant caché, muselé par l’élaboration de sa propre conscience. Tu vois la route tracée, je perçois le sentier couvert de ronces. Tu penses carrière, je m’applique à décrypter le non dit. Au delà de l’horreur, je sens le souffle de vie alors que tu te cabres et détourne les yeux aveuglé par l’éclat de la souffrance. Je n’ai pas peur, légère et désossée. Plus de rigidité interdisant le geste libérateur. J’ai le verbe haut et puissant, l’éclat de rire vibrant dans l’atmosphère ténébreuse. Je suis comme la plume posée sur le fut du canon, insensible à l’odeur âcre de la poudre mais virevoltant à chaque salve. Tu pourrais me tenir dans le creux de ta main refermée sur elle même dans ton sommeil comme pour retenir l’instant où tout bascule. Cette main a tour à tour mis le feu et recouvert de cendres d’un pied rageur le foyer. De quel rêve es-tu fait ? L’esprit du chef bat il la campagne à l’heure où le ciel s’obscurcit ? Tes dents s’entrechoquent en un grincement régulier comme la plainte du violon et je t’accompagne le doigt dressé comme la baguette du chef d’orchestre. Je sifflote et t’accompagne. Tu souris dans ton sommeil, tu redresses la tête à la recherche de l’oiseau persifleur mais déjà tu replonges vers d’autres destinées dans la plénitude du jour qui s’annonce Y a t’il une place pour moi dans cet univers formalisé à l’extrême ? J’ai froid, mais me rapprocher de toi à cet instant me ferait épouser tes formes alors que je suis encore toute disloquée, tiraillée entre l’océan de désir et la montagne de raison. La lune est recouverte de cratères endormis comme en apesanteur mais ils vibrent sous mes pieds tandis que tu découvres les draps tempérant ainsi ton corps luisant de trop de rayonnements. La terre, l’eau, le feu et l’air sont autant d’éléments indispensables à la vie. J’ai besoin de toi, de ta force, ta vitalité chevillée au corps mais ton assurance affichée m’agace. Ton manque de nuance m’exaspère. Du haut de mon croissant de lune je m’imagine en père et toi débordant de féminité. Mon croissant redresse ses pointes en signe de connivence, conscient de la supercherie. La lune a t’elle un jour souhaité prendre la place du soleil ? De temps en temps peut-être… Le soleil a rendez-vous avec la lune mais la lune n’est pas là et le soleil l’attend…


"Corruption" de Pascale SIMONNEAU

Corruption Cette nuit dans mon lit, je vis que ma main trace une ombre, la lune est levée. L’astre se fraie un chemin dans les pensées obscures et annihile toute velléité de raison. Le rêve blanc progresse en moi indifférent à mes vociférations muettes. Mon corps fond et je disparais. Ma main inerte retombe sur les draps froissés. L’angoisse monte au cœur de la nuit, semblable aux hordes sauvages de guerriers. La peur ravage tout sur son passage, nettoyant mon cœur de toutes ces insanités. Dieu, es-tu là ? On m’a parlé de toi, de tes exploits, des rêves que tu avais pour les Hommes. Que sont-ils devenus ? Les as-tu abandonnés ? Je regarde la lune et je rêve de liberté, de cette immensité d’horizon qui devrait s’offrir à tout homme. Ma rage refait surface et je hais la violence qui gouverne nos peuples soumis. Les mots font tempête sous mon crâne et agressent ma nature bienveillante. Dieu n’est plus là ! La planète hurle son nom en plusieurs langues. La cacophonie règne rendant les Hommes sourds. Je regarde la lune et j’occulte les lointains agonisants. Refuser ces terres d’immondices impropres à la consommation. Oublier les fleuves pollués et les mers souillées. Tourner la tête devant la misère. Insupportable. Inhumaine. Fermer les yeux au bruit des guerres. Dieu a déserté. Les Hommes sans vergogne ont laissé fleurir leurs haines. Je regarde la lune et j’imagine un soleil naissant. Bible, Coran et Torah se tiennent par la main et leurs cœurs incertains battent à l’unisson. Riches et pauvres se regardent, se reconnaissent et leurs âmes se parlent. Hommes et femmes solitaires se rencontrent au gré des vagues et leurs corps s’emboîtent. Toc-toc. Dieu es-tu là ? J’ai rêvé un monde possible pour tes Hommes. Cette nuit dans mon lit, je vois que ma main a tracé une ombre. Rouge Sang. Une lune écarlate brille à nouveau. Hommes incorrigibles, je ne veux plus de votre monde insalubre. Je vous laisse à vos amours tièdes, à vos mensonges, à vos adultères coupables. Ce matin dans mon lit mon corps inerte repose enfin entre les draps froissés. Je me lève engourdie. J’enfile mes chaussons d’habitude. J’endosse ma carcasse neutre. Je souris au premier venu et au dernier. Je tourne sept fois ma langue dans ma bouche pour dire « Bonjour. Tu vas bien ? » Je ris aux bonnes blagues et aux autres. Je flotte un peu dans ce nouveau costume. Il arrive encore quelques fois où je m’y égare mais cela arrive de moins en moins souvent. Des fois, même, j’y nage avec allégresse. De plus en plus souvent même. J’irai vendredi chez le couturier pour le faire reprendre. Il paraît qu’il y en a un nouveau qui vient de s’installer en ville. UN SPECIALISTE DES SENTIMENTS, m’a-t-on vanté. Il vous les étouffe ou vous les retaille à votre guise. C’est exactement ce qu’il me faut. Il ne touche pas au bâti d’origine, il installe par-dessus. Aucune fuite possible et possibilité d’assurer le tout pour la modique somme de un euro par mois. C’est donné, de nos jours. J’ai regardé sur son site Internet. Il propose un modèle « Morphée » qui a l’air très bien. Il est un peu plus cher mais totalement hermétique aux rêves. C’est exactement ce qu’il me faut. Car, chaque nuit, une petite voix tente de rentrer dans ma tête. Toc-toc. Y a quelqu’un ? C’est Dieu.

 

"La marche silencieuse des grands arbres" de Murielle FLEURY

Cette nuit dans mon lit, je vois que ma main trace une ombre sur le mur, la lune est levée. J’étouffe malgré le froid de la chambre humide. Par la fenêtre disjointe, l’air sent la mousse et la pourriture de nèfles flétries, les jacinthes et le champignon, la peau de porc brûlé aussi. Toute la journée, les bûcherons ont fait des coupes dans la hêtraie. Les arbres ont attendu leur heure, couchés dans l’herbe bleue sous le halo de la lune, et maintenant, dans leur sommeil agité, ils hurlent vengeance, contre l’aveuglement et la prédation obstinés des hommes. Ils lancent au ciel leurs craquements déchirants, un sang visqueux et sombre coule de leurs moignons à vif, le feu des brûlis ne cautérise pas les coups mortels qui les ont fait chavirer. Le grand hêtre, digne dans sa souffrance malgré son amputation, prend la tête du cortège lugubre et gagne à grands enjambées la plaine où dorment les hommes inconscients. Prise d’effroi, la chouette s’enfuit, révulsée par cette souffrance sans musique ni rémission. D’un arbre de bordure, elle va suivre la lutte au corps à corps qui s’annonce. Les mulots dansent une sarabande infernale, les sangliers priapiques labourent les champs de légumes à moins de cent mètres des premières maisons. Au signal du grand hêtre, la forêt se met en ordre de marche en silence. Les éclopés, les convalescents, les enracinés, les déracinés, les pousses de l’année, tous convergent vers la lisière. Les fourmis l’ont senti, les larves qui se repaissent de la sève sous l’écorce aussi, elles ne bronchent pas, cessent d’être vampires pour cette nuit. Les entailles profondes sur les troncs des arbres ouvrent des plaies dentelées dans les chairs, comme une baïonnette crénelée le fait quand elle se retire du ventre d’un Poilu. Le sommeil me fuit, mais je n’irai pas braconner cette nuit, le lièvre peut danser sur le collet que j’ai tendu, la biche se remplir la panse jusqu’à l’aube, je n’irai pas la cueillir à son retour dans le taillis. Le sang de la forêt ne coulera pas par ma main. Au rez de chaussée, la chatte persane miaule comme si elle rendait son dernier cri. Le lévrier afghan hurle à la lune, d’un aboiement sanguinaire et archaïque. Le berger allemand dresse les oreilles, aux aguets, prêt à planter ses crocs luisants dans un mollet ou un tronc sans défense. C’est lui qui m’a assisté sans broncher tout le jour. On peut dire qu’il me comprenait, qu’il m’encourageait même. Les bêtes, il ne leur manque que la parole, je dis toujours. Vers midi, après avoir dépouillé les corps, je les ai fait glisser dans la cour jusqu’à la margelle sur un sac à patates, pour me faciliter la manœuvre et ne pas laisser de trace. J’ai enfumé les corps comme mon père me l’a appris dans les terriers des garennes. Jimmy, mon furet fidèle et affectueux, les attend toujours à la sortie, les babines retroussées, comble chez lui de contentement et de satisfaction. Le plus dur a été de faire glisser le corps de l’homme sans troubler l’agencement de celui de la femme, que j’avais laissé bien aligné dans l’axe du puits. C’est plus fort que moi, c’est dans mon éducation, on m’a toujours appris à travailler proprement. Je n’y peux rien, je le fais pour tout : un civet de lapin, une matelote de poisson quand on vide l’étang et que je donne un coup de main, ou le comptage des sauvagines pour l’Office des forêts. J’ai recouvert les deux corps avec le restant de la boîte de Taupicine et de la chaux. Ils se conserveront bien, c’est écrit sur le paquet et cette marque est une garantie de qualité. Avec tout ce barnum, je n’ai pas arrêté de la journée, ce soir j’étais vidé. Inondé de sueur, je me retourne dans le lit. Dehors, sous la lune, l’hécatombe continue, les arbres ne font aucun quartier. Leur expédition punitive fera la Une du journal local les jours prochains, j’en suis certain. Les journaux savent reconnaître les degrés dans la gravité des crimes. Détendu et serein, le devoir accompli, je m’endors quand le jour pointe.

 

"Ombres chinoises" de Janine NOWAK


Cette nuit, dans mon lit, je regarde ma main tracer une ombre sur le mur. La lune est levée. Je ne dors pas. Je n’y parviens plus. Quelques fois, quand l’épuisement me submerge, je sombre dans une sorte de coma profond. Je sors encore plus ravagé de ce néant. Un néant sans rêve. Un néant sans cauchemar. J’en arrive à regretter ces brusques réveils où la peur me rejetait brutalement dans la réalité, la sueur au front et le cœur battant la chamade. Dans ces moments, au moins, je me sentais vivant. Aujourd’hui, je suis là, passif, inerte, allongé sur le lit défoncé, de cette chambre misérable, de ce quartier louche. Je me cache. Je me terre, devrais-je dire, tel un animal sauvage. Je suis pourchassé. L’hallali n’est pas loin. Je devine que le cercle se resserre autour de moi. Et me voici prisonnier de ce triste refuge. Un prisonnier volontaire, qui survit cloîtré dans cet immeuble sordide. Depuis huit jours, je n’ai pas vu le soleil. Au petit matin, je descends le store. Je n’ose ouvrir la fenêtre que tard dans la nuit, quand la ville est enfin endormie. Alors, pour m’occuper, tuer le temps, tel un enfant, je joue avec la clarté lunaire à dessiner sur le mur, des ombres chinoises. Je sais représenter un chien berger et un lapin assis. Je n’ai pas beaucoup progressé dans cet art, depuis que j’étais gamin. Il faut dire que je ne me suis guère entraîné depuis cette heureuse époque. Curieuse destinée que la mienne. Je suis né dans une famille bien pensante. J’ai fait des études. Puis j’ai gagné ma vie. Honnêtement. J’étais d’une activité débordante. Mon objectif : toujours plus. Hélas, un jour, ivre de pouvoir et d’argent, j’ai basculé du mauvais côté, dans le banditisme. Je ne suis pas un assassin, mais un magouilleur. Un magouilleur de génie. Il faudrait dire « j’étais » un magouilleur de génie. Je vais devoir m’habituer à parler au passé. Je vivais dans l’opulence. La vie était belle. La vie de château. Tout était facile… Trop facile. J’étais pourtant d’un naturel méfiant. Pas assez, il faut croire. Le tort a été de m’être un peu trop installé dans un confort matériel et moral. Soudain, tout s’est effondré. Pourtant, c’était moi le chef. Rien ne pouvait m’arriver. Je dominais le monde, j’étais invincible, écouté, obéi. Mes subalternes courbaient l’échine devant moi. Seulement, j’ai eu la naïveté de croire que mes proches m’aimaient, que ce n’était pas uniquement la crainte ou le profit qui les rendaient souriants et dociles. Quelle inconscience ! Mon instinct aurait dû m’avertir. J’avais probablement oublié que l’argent transforme les gens. J’étais bien placé pour le savoir ! Et je croyais à son amour à elle. Et je croyais à son amitié à lui. Les deux êtres que je chérissais le plus au monde et à qui j’avais offert une existence de rêve. Comment ont-ils pu agir de la sorte ? Les traîtres ! Les immondes crapules ! Me faire ça à moi ! Moi qui les plaçais au dessus de tout ! Comme ils ont profité de ma faiblesse pour eux ! Comme ils ont dû rire dans mon dos ! Si je parviens à sortir de ce guêpier, ma vengeance sera terrible. Je les poursuivrai sans relâche. Mon ombre planera sans cesse sur eux. Et ils souffriront dans leur âme et dans leur chair. Je n’étais pas un tueur. Je me sens capable de le devenir. J’enrage. J’ai tout perdu : l’amour, l’amitié, la totalité de mes biens. Et bientôt ma liberté. Chaque jour, à six heures du matin, je guette, la peur au ventre, le moindre bruit suspect. Je redoute la descente de police qui fera de moi la vedette des journaux du lendemain. Certes, ce que j’ai fait mérite un châtiment. Mais je ne tomberai pas tout seul. J’ai sur moi une lettre destinée au Procureur de la République, dans laquelle je révèle un fait seulement connu de moi et qui les anéantira, elle et lui. Je ne savourerai pas ma vengeance, car c’est sur mon cadavre que ce courrier sera découvert. Je n’ai pas l’intention de me laisser prendre vivant. J’ai une arme sur moi. Mais voici venu le moment de surveiller les mouvements de la rue. Hum… Je vois glisser des ombres furtives sur le mur d’en face. Merci à toi, oh lune, de m’avertir ! C’est ce que je craignais. Je suis fait comme un rat. Adieu la vie…

 

"Le calme est un concept inaccessible" de Régis MOULU, animateur de l'atelier


« Cette nuit, dans mon lit, je vois que ma main trace une ombre sur le mur, la lune est levée ». L'agitation commence, c'est ce que me révèle l'ombre virevoltante de ma main ou les monstres de ma pensée. Quoi qu'il en soit un volcan. Du magma, déjà schiste. Ô, mon mur, ma toile. Ô ma main, le pinceau de l'esprit locataire de mon corps. Je sors des draps, cet autre mur, cette mer en lac, ce petit horizon. Au dehors, les hiboux se prennent pour des becs de gaz dans leur cage de verre que leur fait ma fenêtre, en rez-de-chaussée, j'applaudis ! j'applaudis ! Au grand zoo des animaux à qui j'adresse à cet instant ma candidature de vertébré. … Même si je me sens radis, pousse féconde, énergie volubile dont les actes seront irréductibles, possession, dépossession, transgression, grosse mue : le calme est un concept inaccessible. La parade des cambrures, cabrioles de poignets opérants, gamme de doigts comme dédoublés par leur gant œuvrant, joue de tout son geyser. Mur habitué aux salissures offre son crépit à mes lézards d'improvisation, gang de formes qui jazzent, sautent, glissent quand elles ne s'écrasent pas, qui, au sol, qui, au plafond, qui, en manque d'inspiration. Sur le lit, une pieuvre exulte, c'est encore un peu moi, mes yeux peinent à refuser d'être des ventouses. C'est que j'aime ça, d'essayer de me détester, résilier ma carte d'humain durable et définitif, nom d'une cocotte ! Dehors, les chauves-souris ont remplacé les hiboux dans la cage vitrifiée que fait ma fenêtre, c'est de mon côté qu'il y a la poignée. Le volcan intensifie ses productions, projections, postillons, envolée de cendres, le brouillard de ma transpiration. Je suis submergé de cris : les miens qui m'enserrent, qui assèchent ma gueule rêche de cabas. Sons en ricochet dans ma pièce, qui viennent se cacher, épuisés, dans mon lit, de peur de se faire manger par l'obscurité qui grandit, la lune n'en est que plus projecteur, tiare des dieux, rêve de bijoutiers assoiffés d'or, buveur d'alchimie en image, mais surtout génitrice de mes ombres, eau de vaisselle grasse pour mes mains et vitamine K s'il lui prenait l'envie d'être soleil, le temps de se mettre une jupe de barreaux au moyeu ! Et c'est avec un cerveau gros comme un pamplemousse que je poursuivis l'exécution de quelques figures, un festival riche comme un alphabet. C'est ce que virent les papillons de nuit, attroupés au dehors, sur le carreau de ma fenêtre, un leurre de surface de flaque ; grandes parce que proches, leurs ailes avaient comme recouvert les chauves-souris de voiliers colorés. Au programme figurait un spectacle ondulant, bras constricteurs, en trompes d'éléphant sans éléphants, floraison de phalanges avec paumes qui se lancent, qui se balancent, en somme qui dansent, une folie ! si c'était en plein jour ! Le mur s'était élargi, tel un chat chat minou sous les caresses ; d'écran de petit cinéma d'essai de quartier, on était passé à fantasque multiplex, sous la forme d'une énorme géode au bout d'un pantographe rivé à ma minuscule géode de cerveau ! Mes nerfs comme des ressorts ! … et ma chair qui se transforme en caoutchouc ! L'instinct de la lune me frise la moelle, et finit par me transmettre son prénom. Tout est dans ma mémoire, bien fermé à double tour. J'engage mon corps, le lit témoigne son total désaccord : une de ses pattes s'improvise boulet de canon, en tout cas pas assez pour effrayer la grappe de lépidoptères, ces sangsues de la lumière. Pantomimes, défilés d'attitudes, tout se fit dans un rythme de plus en plus accéléré, la tarentelle fut un succès : clubs de sport, vous allez mourir. Sur un lit devenu cratères lunaires, les draps s'étaient pétrifiés en hautes vagues, – pas l'ombre d'une bouée à ma portée ! Démon qui m'habite, sis-tu nager ? Un homme est à sa fenêtre, ma fenêtre, sa silhouette ayant petit à petit gobé toutes les phalènes qui n'ont pu fuir. Derrière sa vigie, peut-il m'aider ? Il est aussi noir que la lune a d'œuf dans son jaune. Ma lucidité m'informe qu'il est le fidèle représentant de ma raison, il est donc totalement ce qu'il reste d'humain en moi ! Je fais alors un petit coucou de la tête qui aura, au moins, eu la vertu de réaligner, dans le sens de mon corps, mon pyjama comme une montgolfière se replierait après son dégazage, prête à se faire ranger ! L'homme bulle, fait d'amples gestes comme s'il était moi et la vitre mon mur. Tout était dit. Je pris par ensuite la pose d'un fantôme exerçant le difficile mais si excitant métier de modèle vivant. Il se figea lui aussi. Avais-je vraiment besoin de cette confirmation : il était moi autant qu'il était lui en moi. Un air de trompette m'inonda comme on déclenche un courant d'air, je savais bien que j'étais prédestiné à léviter, là j'en avais la preuve. Rêve de lune, sémaphore au milieu des eaux, tu me suggères de flotter. Je t'écoute, pour peu que des palmes puissent me pousser, ici et maintenant, entre les quatre murs de ma piscine privée, ouverte seulement la nuit, au gré de quelques litres de transpirations. Et que je te pousse la fenêtre, et que je veux te traverser la surface de l'eau : l'ombre de la rue s'agitait autant que je l'eux fait auparavant : un fou. Ne voilà-t-il pas qu'en plus, il se décalquait sur la toile de cinéma, offrant à mes yeux ouverts comme des boutons de manchette un film dont il était le héros. Pédagogique, il eut voulu dénoncer et me faire voir, par ce dédoublement, ce que je fus pour lui lors de son arrivée… – sauf que moi, je n'engloutis pas les papillons ! Volcan éteint, avec des fossiles pour mains, je « me statufiais spectateur » de son épopée, jambes et bras qui s'agitaient faisant de lui une étoile noire qui bouillonnait, la lune le nimbant comme jamais d'un petit diadème ruisselant de beauté. Cette vision fut si bouleversante pour moi que j'eus peur d'être interné. Précautionneusement, je me jurai d'en parler à personne, hormis aux docteurs qui ont le devoir de garder tout secret médical !

Les textes présentés ci-dessus sont sous la responsabilité de leur auteur. Ils sont quasiment le fruit brut qui a été cueilli en fin de séance... sans filet !
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