Ci-après quelques textes produits durant la séance, notamment
(dans l'ordre):
- "La cloche du jardinier" de Laure DECHéZELLE
- "Et la cloche a sonné pour Marie-Hélène"
de Janine NOWAK
- "Sons de cloche" d'Angeline LAUNAY
- "Tout attendre sans rien espérer"
de Régis MOULU
"La
cloche du jardinier" de Laure DECHéZELLE
La cloche du jardinier L'école baignait dans une forêt
de mûriers.
Lugrid durant le cour de Monsieur Clocheton, passait sa vie la tête
plongée dans la géométrie du givre extérieur.
Il songeait à trouver une arme lourde qui anéantirait le débit de mitraillette
du professeur.
Il réunit une petite troupe d'enfants dans la bibliothèque
et les décida à partir à la recherche d'une cloche, l'arme secrète.
L'architecture végétale de la place des Molènes offrait
un parc à la Hasbourg d'où se détachait des bosquets de mûriers et de
tilleuls ainsi qu'un labyrinthe de buis transfiguré par un givre somptueux.
Les branches des arbres, tels des fouets métalliques bondissaient vers
le ciel. N'oubliez pas, dit Lugrid a ses compagnons que la pensée est
appelée par les Hottentots " le fouet de l'existence ".
Lugrid conduisait l'expédition afin de découvrir cette arme instrumentale.
Lalou, sa petite amie, l'observait avec curiosité.
Elle se demandait comment ce petit adolescent pouvait être tout à la
fois, aussi fuyant que téméraire, aussi moqueur que susceptible et aussi
grotesque que pertinent dans l'insolence.
Le cœur et les oreilles glacées ils s'enfonçaient dans le parc, persuadés
que le destin leur ouvrira des porches merveilleux sur des infinies
lumières.
Un arbre rouge chargé de ver à soie grinça de douleur devant eux. La
petite troupe écoutait de toute son âme les plaintes de cet arbre dévoré
par une liane d'orgueil surnommée " le bourreau des arbres ".
Les vers à soie étaient très heureux de tracer des sentiers scintillants
dans les haies d'églantiers.
Un énorme ver à soie sorti sa tête blanche avec une clochette au cou.
De ses yeux dégoulinaient une eau savonneuse et claire.
Il était temps, de prendre congé des vers géants car leur nudité nébuleuse
et soyeuse prenait des proportions farouchement féodale. Pour autant,
Lugrid songea qu'ils seraient très bien comme décor à l'inauguration
de l'aquarium de l'école. Il fallut ouvrir les porches végétaux et rejoindre
l'odeur absolue du buis.
Transgresser le solennel silence et cracher en l'air occupait
les jeunes compagnons. La spirale du parc les aspirait petit à petit
dans un bourdonnement de cristal.
Le jardinier, à la silhouette bleue nuit, ronchonnait
autant qu'il s'extasiait devant un rosier grimpant. Il rodait à l'affût
des renards.
Son " cabournot " accueillait tous ces outils.
La petite troupe arriva jusqu'à cette curieuse cabane qui se cachait
sous un ardent buisson.
Ils se jetèrent sur le casse-croûte du jardinier. Lugrid en cherchant
une couverture trébucha sur une cloche spectaculaire.
Cette découverte, fit naître une grande joie et ils étaient stupéfaits
d'avoir sous leurs yeux l'un des plus beaux fleurons de leur héritage
culturel.
Pour autant, Lalou trouvait que cette cloche, faisait très rive gauche
avec sa couronne de lierre très Saint Germain des Près.
Lugrid cria " Les amis nous avons découvert l'Art patriotico-Campanaire
" Le jardinier, sensible au charme juvénile des petits compagnons, accepta
de basculer le saint- bourdon dans sa sacrée brouette.
" Mais je vous préviens " dit-il " Si ma brouette se casse à cause de
votre instrument de combat, je rase le parc et les vers à soie avec
! "
Le jardinier et la petite troupe installèrent la pièce
monumentale dans un campanile de fortune " le poulailler ".
Un coup de balais, on lance les poules dans les mûriers et l'affaire
sera réglée.
L'arme lourde et sonore est désormais en place.
Le jardinier, un Saint Homme, entièrement dévoué à leur cause, moyennant
une fiasque d'eau de vie dissimulée dans le beffroi.
La géométrie de la résonance serait désormais le climat général de l'école
et le timbre des cours de Monsieur Clocheton.
A chaque instant où il dira " Aujourd'hui je vous fais un cours d'algèbre
", une rafale de cloche lui imposerait un massage auriculaire qui le
plongerai dans un delirium de carillon.
"Et
la cloche a sonné pour Marie-Hélène" de Janine
NOWAK
Place des Molènes à Saint-Maur-des-Fossés. Une femme très âgée descend
avec difficulté d'une voiture. La jeune fille qui l'accompagne lui propose
son aide, mais essuie un refus poli.
La vieille dame s'approche seule d'un banc inondé de soleil et s'y installe.
Son accompagnatrice l'a suivie des yeux. Rassurée, elle remonte en voiture
et s'éloigne.
La dame sort de son sac un crayon et un cahier d'écolier. Elle le feuillette,
trouve la page blanche recherchée et se met à écrire.
" Bonjour, mon fidèle journal. En ce début d'automne,
le temps est radieux, les oiseaux chantent, la nature est en fête et
ce bon Phébus réchauffe agréablement mes vieux os.
C'est aujourd'hui notre dernier rendez-vous. Mon pèlerinage s'achève
et mon cœur se serre un peu à l'idée d'abandonner cet exercice que je
n'avais pourtant plus pratiqué depuis l'adolescence. Jeune fille, l'écriture
m'a aidée à mettre un peu d'ordre dans ma tête lorsque je me sentais
confuse ; vieille femme, elle me servira d'aide-mémoire, car depuis
quelques temps, j'ai remarqué avec consternation, que j'avais ce que
l'on nomme pudiquement " des absences ". Il est donc temps pour
moi, de coucher sur du papier toutes ces petites choses qui enrichissent
notre patrimoine personnel, ces petits riens sans intérêt pour les autres,
mais si précieux pour soi-même. Jules Renard déclarait : " Il faut écrire
ses mémoires avant de ne plus en avoir ! ". C'est précisément ce que
j'ai entrepris … et apparemment, il était urgent que je m'y mette !
Notre précédente rencontre, cher journal, était grave : je devais une
dernière fois me recueillir sur la tombe de mes proches. Pourquoi n'ai-je
pas terminé mon périple par ces adieux au cimetière de Condé ? Je ne
saurais l'expliquer. Peut-être ai-je préféré conclure sur une note gaie,
riante, et l'école des Mûriers s'est présentée à moi comme une évidence.
Que de souvenirs, chère école… "
La vieille dame cesse d'écrire. Elle lève la tête,
cligne des yeux au soleil, sourit. A cet instant, la cloche du campanile
qui domine le bâtiment scolaire sonne une fois. Quelques secondes plus
tard, des cris d'enfants, des rires cristallins se font entendre : c'est
l'heure de la récréation. Instinctivement, la main de la femme retrouve
le chemin du cahier.
" La cloche ! Tout un symbole … Le répertoire d'Edith
Piaf incluait une charmante chanson qui s'intitulait " Les trois cloches
". C'était une histoire toute simple suggérant que les carillons rythmaient
les évènements capitaux d'une existence : naissance, amour, mort. Il
est dommage que la sonnerie des écoles n'ait pas été évoquée, car elle
ponctue la vie des jeunes bambins, leur faisant prendre conscience du
temps qui passe et les habituant à une certaine discipline.
Ah ! Tout ce passé qui me revient par bouffées m'émeut. Cet établissement
et moi, avons fait nos débuts ensemble, à l'époque des " Années Folles
". Cette toute première rentrée fut pour ma petite personne un moment
solennel qui m'a marquée à jamais.
Je me revois, du haut de mes six ans, vêtue de mon tablier de vichy
rose à liserés blancs, mes deux nattes longues et noires retenues dans
le dos. C'est en rang, et à pas feutrés, que nous avons pénétré dans
la classe, jetant partout des regards où se mêlaient crainte et curiosité.
Avec quel émerveillement avons-nous découvert en quoi consistaient les
objets d'une salle de classe, ces sortes de génies des lieux, véritables
trésors qui nous rendaient muettes de respect : le grand tableau noir,
les cartes géographiques, les planches de sciences naturelles, l'arbre
généalogique des Rois de France, une balance de Roberval avec ses pois
si bien astiqués qu'ils brillaient comme des bijoux dans un écrin !
Puis notre institutrice fit l'appel, nous indiquant au fur et à mesure
le pupitre où nous devions prendre place " sans bruit s'il vous plait
et sans traîner les pieds ! ". Quand nous fûmes toutes installées, le
silence régnait, seulement troublé par le tic-tac d'une pendule murale.
La maîtresse s'est alors présentée : Madame Amstuz (c'était dur à prononcer
!), puis elle a parlé et encore parlé et je me laissais bercer par sa
voix chaude et grave. Soudain, une cloche a tinté : elle indiquait l'heure
de la récréation. C'était quoi, une récréation ? Docile, j'ai suivi
le groupe et me suis retrouvée dans la cour, un peu désarçonnée, désemparée
même au milieu des cris et des explosions de joie des plus grandes.
Une petite fille s'est approchée de moi ; je reconnus ma voisine de
pupitre. Elle semblait autant seule et timide que je pouvais l'être
; pourtant elle a eu l'audace de venir me parler. Elle s'appelait Véronique
et ses tresses, flottant dans son dos, étaient aussi blondes que les
miennes étaient brunes. Nous avons bavardé comme des pies, indifférentes
au brouhaha qui nous entourait ; et cette première récré. fut pour moi
un véritable enchantement : j'avais déjà une amie ! Et en outre, j'avais
assisté à des jeux extraordinaires : la corde à sauter et la ronde.
Quels délices en perspective !
Un coup de sifflet strident a brusquement dominé tout ce charivari,
et nous nous sommes mises en rang. En pénétrant dans la classe, une
bonne surprise nous attendait : pendant notre absence, la maîtresse
avait réalisé au tableau un dessin que je jugeais magnifique, représentant
une forêt en automne avec des champignons rouges à pois blancs. Elle
apporta quelques retouches à son croquis, faisant crisser la craie.
Puis elle se dirigea vers une sorte de coffre ; elle ouvrit un abatant,
actionna sur le côté une manivelle et se mit à pianoter. Une musique
s'éleva ; elle sortait de cette étrange boîte : je découvrais le guide-chants
! Nous apprîmes ce jour-là une chansonnette avec accompagnement. J'étais
époustouflée : quel luxe !
Le temps a passé, les journées succédaient aux journées. Mon enthousiasme
du premier jour était resté intact et c'est avec joie que chaque matin
je trottais vers ce lieu enchanteur, retrouvant avec bonheur ma voisine
de table. Véronique et Marie-Hélène : nous étions inséparables comme
des sœurs siamoises. "
Marie-Hélène cesse d'écrire. Ses doigts sont froids.
Elle réprime un frisson. Pourtant le soleil bienfaisant est toujours
au dessus du banc. " Ah, ce n'est pas bon de vieillir. Que de petites
misères inutiles " pense t-elle.
Elle fait un effort sur elle-même et retourne à son travail d'écriture.
" Je me souviens de l'odeur de la craie et de celle des
éponges humides servant à effacer nos ardoises. Je me souviens que la
maîtresse utilisait une longue baguette - une badine - avec laquelle
elle frappait le tableau à petits coups vifs pour nous faire ânonner
notre abécédaire. Je me souviens de la plume sergent-major qui grattait
nos cahiers lorsque nous calligraphions nos jolis pleins et déliés.
Je me souviens … "
Marie-Hélène interrompt encore une fois ses écrits.
Elle a si froid … Elle n'est plus qu'un bloc de glace. Elle a trop présumé
de ses forces. Il est temps d'achever.
" Je me souviens : voilà un ouvrage que j'avais lu avec
délectation, Georges Perec ayant réussi là un coup de maître ; et je
m'étais toujours promis de l'imiter un jour. Ce moment est venu, je
crois.
Je me souviens … de la grosse bouteille qui glougloutait en déversant
une encre violette dans les petits encriers de faïence blanche, nichés
dans les trous des pupitres. Je me souviens du mainate du concierge
de l'école qui poussait des cris assourdissants et ne connaissait qu'un
seul mot : " évidemment ! " qu'il hurlait à longueur de journée. Je
me souviens du claquement sec des pupitres refermés un peu trop brutalement
et du regard noir que nous jetait alors la maîtresse.
Je me souviens des comptines qui accompagnaient nos rondes interminables
: " Le Palais Royal … ", " Cueillons la Rose … ", " Entre les deux,
mon cœur balance… ". Je me souviens que j'ai dû parcourir une distance
au moins égale à celle de la Terre à la Lune, en tournant toutes ces
rondes !
Je me souviens des cours de morale avec la phrase du jour que nous répétions
en chœur. Je me souviens des tables de multiplications que nous récitions
en chantonnant. Je me sou
Le crayon s'est échappé des doigts de Marie-Hélène
et a roulé sur le sol.
Elle n'a esquissé aucun geste pour le retenir et éviter sa chute.
A cet instant, la cloche sonnant la fin des classes s'est faite entendre.
Les enfants sont sortis en courant et se sont égayés bruyamment dans
la nature. Marie-Hélène est immobile sur son banc. Paisible.
Son cœur a cessé de battre.
"Sons de cloche" d'Angeline LAUNAY
Yoyo arriva sur la place des Molènes en pétaradant. Il
n'y avait encore personne. Il laissa le bouquet de fleurs sur le porte-bagages
et regarda autour de lui. Tout était en place : drapeaux multicolores,
guirlandes d'ampoules, barrières décorées, petits stands dressés… et
la banderole qui claquait au vent, sur laquelle était écrit " c'est
aujourd'hui la fête de la cloche ". On se serait cru dans un film muet.
Quelle idée avait-il eue de donner rendez-vous à celle
qui occupait ses pensées sur cette place vaste et vide, un peu triste
par temps gris ! C'est qu'il avait passé une partie de son enfance à
l'école des Mûriers. C'est aussi là que ses camarades l'avaient affublé
de son surnom parce que traînait toujours dans sa poche un yoyo et qu'il
était une sorte de champion dans sa catégorie.
Perdu dans ses pensées, il entendit vaguement sonner la
cloche de son ancienne école. Les notions de temps et d'espace s'étaient
effacées. Une bruine légère lui collait les cheveux sur la tête. Sur
son visage une larme serait passée inaperçue.
" C'est aujourd'hui la fête de la cloche "… Yoyo connaissait
une histoire de cloche. D'ailleurs, il se la racontait souvent car émanait
de cette histoire un parfum de mystère qui le troublait toujours un
peu. C'était l'histoire de l'homme qui avait entendu parler du tintement
exceptionnel d'une clochette d'argent et qui, un jour, entreprit le
voyage pour aller l'écouter. Quand il la trouva enfin, il attendit longtemps
mais la clochette ne sonna pas… et il finit par s'endormir. Ce n'est
que lorsqu'il se réveilla que la clochette retentit.
Yoyo s'était souvent demandé comment le réveil de l'homme
avait pu coïncider avec le son de la cloche… Il s'était dit qu'il n'y
avait pas de réponse à cette question, que ce n'était probablement pas
une question, et que peut-être il y avait une raison pour que la clochette
se fût déclenchée à cet instant précis, entre sommeil et réveil, entre
inconscience et réalité… Que s'était-il passé, et qu'allait-il se passer
ensuite ?...
Le vent redoubla de force. Yoyo pensa aux fleurs restées
sur sa moto et alla les chercher. En attrapant l'emballage froissé,
il s'aperçut qu'il ne restait plus que les feuilles sur leur tige… Les
roses avaient semé leurs pétales et n'arboraient plus que leurs petits
cœurs nus. Il garda cependant ce bouquet incertain à la main, se dirigea
vers le centre de la place et demeura un long moment immobile sous la
banderole… " C'est aujourd'hui la fête de la cloche ".
Au-dessus de sa tête, un vol d'oiseaux passa à grand fracas
de cris. Les entendit-il ? - Il pensait au tintement cristallin de la
clochette d'argent… La cloche de la place des Molènes avait sonné à
onze heures précises. Yoyo espérait encore voir arriver celle qu'il
attendait. Avait-elle du retard ou même un empêchement… Il ne pouvait
se résoudre à quitter les lieux. Bien sûr, il n'allait pas lui offrir
ces fleurs, enfin, ce qu'il en restait ! Ce cornet flétri lui donnait
cependant une contenance… des roses qui furent rouges et qui maintenant
avaient perdu l'éloquence de leur couleur.
Yoyo ne pensait pas à ce qu'il dirait ou ferait si elle
apparaissait soudain ; il n'arrivait pas même à penser. Il avait plutôt
froid, serrait un peu plus fort les tiges dont les épines passaient
au travers du papier. Au moins se sentait-il vivant, et au moins savait-il
encore ce qu'il faisait là, sur la place des Molènes… Il n'était sûrement
pas venu pour la fête de la cloche ! Il n'avait guère le goût des fêtes
: trop de monde, de bruits, de racontars… L'après-midi s'annoncerait
agitée, entre les hurlements d'enfants, les aboiements des chiens et
les vociférations au micro !
Mais depuis quand faisait-il les cent pas… Il finit par
se dire qu'elle n'allait plus venir. Pas un instant il imagina qu'elle
aurait pu se moquer de lui. Lui-même ne s'était jamais moqué de personne…
Qui pourrait vouloir lui causer du tort ! Ce serait comme donner un
coup d'épée dans l'eau ou agresser un enfant ! Etait-il resté l'enfant
au yoyo, qui n'excelle qu'au yoyo ! Qu'avait-il à errer aujourd'hui
devant son ancienne école…
Il abandonna ses fleurs sur la moto et se décida à marcher.
Il déambula ainsi jusqu'à la tombée du soir, au milieu des sonorités
urbaines… rires de consommateurs aux terrasses des cafés, sifflement
d'une bouilloire échappé d'une cuisine de rez-de-chaussée… quelle importance
! Sans doute vit-il et entendit-il beaucoup de choses mais ne se souvint
de rien. Une seule image s'imprimait au fond de son esprit, celle de
la femme qu'il aimait et dont il ne connaissait somme toute pas grand-chose…
Savait-il seulement en quoi consiste cette sorte d'amour !... Pensait-elle
à lui ? Se souvenait-elle du rendez-vous qu'elle lui avait fixé ? Peut-être
n'aurait-il pas dû lui proposer de venir le rejoindre sur une place
publique… Et si les installations pour la fête de la cloche l'avaient
découragée !
Yoyo ne réalisa pas qu'il avait beaucoup marché… Juste
avant que la nuit n'envahisse la ville, il murmura les paroles d'une
chanson qui lui était revenue en mémoire :
" Il y a des femmes, et des femmes
Certaines vous serrent dans leurs bras
Tandis que d'autres vous laissent
Compter les étoiles dans la nuit…"
"Tout
attendre sans rien espérer" de Régis MOULU
Encore un lâcher d'encre violette pour ce matin. Le
ciel était superbe et le soleil lui donnait la réplique de tout son
orangé. D'habitude, des clémentines lumineuses comme celles-là n'existent
que quand on ferme les yeux. Le programme pour aujourd'hui était de
plus en plus évident : il faut "aucun projet" ! Marc-Antoine Vignon
vivait seul ; éloigné des siens, son âge avancé le rendait organiquement
repoussant. Il pourrait donc, sans mal, s'en tenir à ce que le ciel
lui avait suggéré.
Seul il ne l'était pas puisque de sa fenêtre du quatrième
étage, il avait repéré qu'un homme venait, depuis quelques semaines
déjà, s'asseoir sur le banc en face de l'école des Mûriers. Hier, par
exemple, cet homme était encore et toujours là. Cet individu devait
être chanceux, ne serait-ce que parce qu'il n'avait pas comme lui des
problèmes moteurs. Sa mauvaise vue l'excitait : comment en savoir plus
? Et surtout quoi en retenir quand, lorsqu'on vise un pigeon, on voit
un avion ? Il était 9h00, la cloche de l'école avait sonné. Une minute
après, Marc-Antoine était déjà passé à autre chose : donner de l'attention
fatigue, et puis n'est-il pas préférable d'investir chaque petite chose
intensément plutôt que de buter avec attention sur une même histoire
qui n'en finit pas de mal continuer, à l'image de sa vie depuis qu'Yvonne
était morte sans avoir préparé ses valises…
Marc-Antoine se rattachait sans conteste à la "génération zapping".
Il avait un point commun avec les enfants. Seule différence : son éducation,
cette même éducation que la fatigue de son corps entamait.
Sur le banc, ce que Marc-Antoine Vignon ne savait pas,
c'est qu'il y avait Guillaume Muselier, un homme d'une humeur entreprenante,
surtout en ce moment. Ça faisait des mois qu'il venait Place des Molènes,
face à l'école des Mûriers. Tous les commerces adjacents avaient fait
l'objet de sa visite. Il enquêtait. Ce qu'il cherchait à savoir est
tellement fou qu'il est préférable de ne pas en parler, sauf dans un
livre. C'est un homme qui est en manque d'école. Sa mère avait tout
fait pour que sa grossesse ne se voie pas et pour que, officiellement,
aucun enfant naisse. Cette absence, ce trou, s'appelait Guillaume.
Guillaume a toujours été très exalté et myope. Qui est-il ? Comment
savoir qui on est quand, avant sa naissance, on ne se demandait déjà
pas "comment sera-t-il ?" ? Plusieurs fois il a cru qu'il avait une
prédisposition à s'évanouir, mais ce n'est pas arrivé. L'enfermement
mental qui le guettait n'avait aucune prise sur lui tant qu'il serait
dans l'action avait-il pensé naïvement le jour où il vit son premier
film de Jean-Paul Belmondo. Guillaume n'avait en effet rien d'un Alain
Delon, à l'inverse même, puisque son âge le rapprochait d'Alice Sapritch…
En tout cas peu importe, puisque son manque de discernement et ses problèmes
de vue le rendaient bien incapable de faire de telles distinctions.
Et puis "voir" n'est rien à côté de "savoir", il n'avait de cesse de
demander à qui se laissait bien approcher des renseignements sur l'école
où il aurait pu aller. C'est comment d'être un écolier ?
Une vieille dame coquette pour ce qui est de la couleur de son foulard
lui avait indiqué une piste qu'il ne lâchait plus. Un homme âgé, qui
était autrefois preneur de sons pour ce qui s'appellerait aujourd'hui
"les théâtrales de l'ORTF" avait toujours vécu ici, trônant sur la place
de son quatrième étage et sur son fauteuil.
Cette commère l'avait mis en joie, il l'aurait bien prise dans ses bras
avec une forte excitation s'il n'avait pas eu l'impression que chaque
partie d'entre elle était dissociée et ne tenait par miracle. Etait-ce
encore une interprétation de sa vue ?
Peu importe il l'enlaça et elle cria "au violeur" non sans joie, comme
quoi la bonne humeur se propage comme un son d cloche. Il suffit alors
de deux ou trois enquêtes supplémentaires pour que Guillaume Muselier
se retrouve à 9h10 face à la sonnette du preneur de sons, "c'est comment
d'être un écolier ?" étant la seule question qui résonnait en lui comme
une motivation qui aurait bien pu, à une autre époque, sauver Napoléon
à Waterloo. "Drelin".
Guillaume : Monsieur Vignon ?
Marc-Antoine : Yes, c'est moi ! … Je ne reconnais pas votre voix,
vous êtes qui ?
Guillaume : Guillaume Muselier.
Marc-Antoine : C'est pour quoi ?
Guillaume : Pour vous questionner sur le quartier.
Marc-Antoine : Que voulez-vous savoir d'un vieil homme ?
Guillaume : J'aimerais faire revivre le passé que je n'ai pas
vécu, ici, au devant de l'école des Mûriers à laquelle je n'ai pas été
affecté puisque je ne suis pas vraiment né, vous comprenez ?
Marc-Antoine : Ça fait longtemps que je n'ai pas entendu une
question aussi précise. Avec moi, ma famille n'a pas autant de désir.
Elle ne m'interroge plus que pour s'assurer que j'ai bien pris mes médicaments.
Elle tient à moi… tant que les enterrements seront si coûteux. Une honte
d'ailleurs. Je vous écoute, entrez et installez-vous, je vais vous offrir
mon meilleur marbré. C'est exceptionnel en ce qui me concerne de prendre
deux petits-déjeuners. Il me semble bien que j'ai de plus en plus d'élans
inexpliqués. Pensez-vous que j'aie l'air suicidaire, l'entendez-vous
ne serait-ce que dans ma façon de parler ?
Guillaume : Non. Enfin en tout cas, par principe, jamais je ne
pourrai accepter d'entendre ça. Excusez mon égoïsme mais j'aimerais
surtout vous poser mes questions…
Marc-Antoine : Allez-y, jeune homme. Du café ? A cup of tea ?
Une infusion ? … je n'arrive pas à finir mes "pêche-cassis" que ma fille
m'a achetés.
Guillaume : Eh bien vous voyez que votre fille a plus d'attention
pour vous que ce que vous dîtes. L'Eléphant ?
Marc-Antoine : Qui ? Ne poussez pas trop loin !
Guillaume : L'infusion !
Marc-Antoine : Ah, oui, oui-oui…
Guillaume : Dîtes-moi s'il vous plaît au vieil enfant que je
suis toujours ce qu'un bambin pouvait entendre, il y a vingt-cinq ans
quand il sortait de l'école des Mûriers, côté "école des garçons" ?
Marc-Antoine : C'est chaud, du genre "very hot", attention de
ne pas vous brûler ! Il y a aussi des fruits, ne m'en voulez pas il
ne reste plus qu'une demi-banane. Le sucre est là, je vous mets le miel
à côté ! "Mille fleurs", c'est super, non ? A moins que vous ne préfériez
commencer par de la charcuterie. En fin de semaine comme aujourd'hui,
je n'ai plus que du saucisson bon marché, mais est-ce qu'un saucisson
Ed est encore un saucisson ?! Est-ce que l'ensemble est convenable ?
Guillaume : Oui, merci pour tout ça. mais pourquoi ne voulez-vous
pas répondre à ma question, je vous dérange ?
Marc-Antoine : Bien sûr que si pour la question, c'est justement
une belle journée, un jour qui se passera sans heurt ni obligation comme
coulerait un blanc d'œuf avant qu'il ne frémisse dans sa poêle, ce qui
sonne déjà un peu sa fin… Nous sommes tous des blancs d'œuf Monsieur
Muselier, le jaune appartient à nos intérieurs pour qui les cherche…
Guillaume : Je suis d'accord !
Marc-Antoine : C'est gentil !
Guillaume : Pour commencer, est-ce que le cloche du campanile
de l'école a toujours sonné ?
Marc-Antoine : Oui.
Guillaume : Vous savez, nous étions faits pour nous rencontrer,
j'ai des problèmes de vue, vous êtes une oreille experte, parlez-moi,
je vous en prie.
Marc-Antoine : Qui me dit qu'une fois que je vous aurai informé,
vous n'allez pas partir comme un voleur de souvenirs, un collecteur
de vécu, un vampire ?
Guillaume : Ne penseriez-vous pas la même chose de votre famille
?
Marc-Antoine : Non, c'est moins précis, c'est toujours moins
précis ce qu'on est en droit de penser d'une famille.
Guillaume : Répondez à ma question, s'il vous plaît, "c'est comment
d'être un écolier", cet aspect de la vie m'obsède, je suis comme un
vieil enfant que ma mère n'a pas voulu faire naître.
Marc-Antoine : Ne vous agitez pas, rien ne pourra contrarier
le ton qu'a pris cette journée. Vous auriez vu le ciel ce matin, il
était violine, mauve, rose. Des lèvres de l'horizon naquit une clémentine
lumineuse comme un rêve. A l'heure actuelle, elle est devenue citron,
un citron lumineux comme un rêve au grand jour !! Very beautiful, indeed.
Alors évidemment que la cloche sonne à 9h00, c'est l'heure du début
des classes. Son son est frappant. Il nous dit " viens là, tu ne seras
pas déçu, mais il faudra aussi en repartir quand je te le dirai ". Le
tintement est plein, chaud, soudain comme une bouche qui s'ouvre. Notre
langue est, elle aussi, vive comme un battant, incandescente comme l'est
notre sang. Je m'arrange toujours pour ne-rien-faire-ne-pas-bouger quand
sonne la cloche. Je jouis sur place, à l'économie, le seul travail humain
étant de se laisser envahir, ce que vous cherchez vous aussi, ce que,
au bout du compte, vous ne vous accordez pas. Notre cloche est capiteuse,
saisissante, elle sonne l'arrêt de nos dissipations. Une foule de bruits,
un tissu de conversations et de cris qui s'était constitué jusqu'ici
sans mal doit, à l'écoute du tintement, se défaire avec beaucoup de
difficultés. En ville, rien ne reste jungle très longtemps, on ne déroge
pas à la culture qui fera de nous des hommes bons, sociables et communicants.
Un peu comme moi avec vous, en ce moment. Merci l'école !
Guillaume : Me trouveriez-vous sauvage ?
Marc-Antoine : Non, mais ma conception des repas a dû vous assagir…
Guillaume : Vous êtes en somme très hospitalier… alors qu'au
début j'aurais dit "seul".
Marc-Antoine : Puis-je seulement continuer ma "sound story" ?
J'aime bien parler anglais, les accents sont un charme qui, autrefois,
m'ont fait beaucoup trotter…
Guillaume : Ah, peut-être étiez-vous cavalier… et votre fauteuil
roulant correspondrait alors à une mauvaise chute !
Marc-Antoine : Tout faux… même si je le scelle parfois d'un confortable
coussin pour quelques domestiques aventures : de ma chambre à la cuisine,
de la baignoire sabot au vide ordure, mais rien de renversant comme
vous pourrez en convenir. Non, "trotter" vous ai-je dit comme dans "globe
trotter". Car j'aime, voyez-vous, les mots étrangers… et surtout les
personnes qui les portent, notamment des femmes ! Normal, ce sont elles
qui parlent le plus, qui parlent le mieux, surtout des sujets qu'elles
n'engagent pas. A nous autres, les hommes, notre seule chance est de
savoir les lancer. Il arrive même qu'elles soient surprises de constater
qu'elles ont déjà commencé à nous aimer !
Guillaume : Ne faîtes pas comme elles, s'il vous plaît, revenons à mon
histoire, vous n'avez plus l'âge de les prendre de vitesse !
Marc-Antoine : Qu'en savez-vous ? Avec un bon vinyle, elles craquent
!
Guillaume : Oui, c'est que chez vous tout peut craquer… (des
larmes lui viennent aux yeux). Monsieur Vignon, je n'ai pas eu d'enfance,
narrez-moi aussi ce qu'est une sortie d'école…
Marc-Antoine : La cloche sonne. Avant elle; les arbres se sont
laissés caresser par le vent. Ils frémissent de plaisir et d'étonnement,
surtout les noisetiers, ses feuilles sont les nénuphars du ciel, le
savez-vous ?
Guillaume : Non !?
Marc-Antoine : Encore plus chenapan, il vient remettre du hasard
dans les poubelles. Ceci dit je réalise seulement maintenant que ce
mobilier urbain est assez récent. Mais peut-être ne vous intéressera-t-il
pas, ce qui est bien dommage car leur nombre révèle combien notre époque
est violente ! Car, voyez-vous, une poubelle est faite pour canaliser
les meurtriers et pour nous rappeler combien on est devenus mal éduqués…
Guillaume : Ne faîtes pas la commère, nourrissez mon enfant !
Ensuite ? Un enfant qui sort de ce bâtiment, que voit-il ?
Marc-Antoine : Il voit qu'il n'a pas bien fait de courir pour
sortir, il n'y a pas toujours un de ses parents qui l'attend, il est
no lucky, c'est de plus en plus fréquent. Alors il s'excite, il court,
il joue et il crie de sa voix aiguë, s'il était dans une cuisine il
serait une fourchette, il embête les filles comme si tout cela allait
lui apprendre à grandir, mais savoir grandir c'est autrement, grandir
c'est tout attendre sans rien espérer.
Guillaume sort.