Ci-après quelques textes produits durant la séance,
notamment (dans l'ordre):
- "Le conte de la métaphore" de Marie-Odile
GUIGNON
- "C'est comme..." d'Angeline LAUNAY
- "Chutes et rechutes" de CHRIS
- "Pour un petit gardon !" de Janine NOWAK
- "Il était une fois..." de Céline
CORNAYRE
"Le
conte de la métaphore" de Marie-Odile GUIGNON
Il faisait froid, un froid glacial qui congelait tout ce qu'il pouvait
enrober. La nuit bleuissait de terreur comme la couleur de la peur.
Les arbres ressemblaient à des squelettes de cristal que le moindre
souffle pouvait faire craquer comme le fait une vibration trop aiguë.
Le sol était durci comme le caramel d'une pièce montée. Le ciel, aussi
sombre que la mauvaise humeur la plus détestable, cadenassait avec force
les foudres des éclairs ozonisés. Le vent s'étourdissait de l'impatience
de son retour.
Le vent, c'est comme un souffle régénérateur de vie.
De la vie ? Il y en avait deux vies, complètement perdues au fond de
la grotte du néant, en train d'attendre la montée des eaux pour être
propulsées à la surface !
Parce que, quand il y a de l'eau, il y a de la vigueur.
Everiste et Adama dormaient en attendant le point du jour de la métamorphose
comme un papillon dans sa chrysalide. D'ailleurs, la chrysalide commençait
à se fendre et à craquer à cause d'un imperceptible bruit, des ultrason
infimes, et la forêt même sourde ne pouvait pas résister à ces ondes
vibratoires. C'est comme dans une épidémie de grippe les microbes se
propagent à une vitesse incroyable, c'est comme l'effet boule de neige.
Le vent s'était réveillé et soufflait de plus en plus, et le ciel progressivement
s'éclaircissait en laissant glisser, par pan de trombes, des cascades
gazouillantes mordorées qui bavardaient comme les oiseaux un matin de
printemps.
Les rivières surgissaient de la terre. Elles dessinaient des méandres
bordées des couleurs de l'arc en ciel. C'était comme un symbole de quiétude
qui libérait une flore digne des plus belles parures des oiseaux de
paradis. Des oiseaux, ils dansaient avec le vent dans le ciel clairvoyant.
Des oiseaux, il en surgissaient de toutes sortes d'espèces des nids
suspendus aux branches verdoyantes de la forêt qui devenait luxuriante
sous les pas légers de Everiste et Adamia.
Les arbres se couvraient de fleurs et de feuilles aux formes amusantes,
c'est comme quand, avec une paire de ciseaux , quand on taille n'importe
comment dans des papiers de couleurs et que ça fait un grand désordre
quand on les disperse.
Everiste et Adamia s'émerveillaient à la splendeur de la création terrestre.
Ils n'étaient pas au bout de leur surprise.
La faune aussi se manifestait car plein de bêtes et bestioles se développaient.
Elles envahissaient les lieux. C'est comme la ruée vers l'or, un chercheur
trouve une pépite et hop! Il n'est plus tout seul, il devient légion.
Everiste et Adamia étaient nus comme des vers, deux êtres tout neuf
et tout naïf. Ils ressemblaient à du bon pain chaud qui sort du four,
désirable et convoité à souhait. Quand Everiste et Adamia avaient faim,
ils cueillaient ça et là les fruits et légumes, au moins cinq par jour,
ils les croquaient minutieusement comme Eve la pomme dans le jardin
d'Eden.
Everiste et Adamia dansaient joyeusement dans les clairières, s'enlaçaient
voluptueusement sous les ramées, barbotaient dans les ruisseaux. Tout
simplement, ils étaient heureux, comme les poissons dans l'eau, les
poissons qui les taquinaient et les entraînaient vers le fleuve qui
se jetait dans la mer...
Sur la plage, ils s'allongeaient au soleil quelques instants pour se
reposer, pas pour se faire bronzer comme les aoûtiens des canicules
qui rapidement ressemblent à des écrevisses...
Everiste et Adamia dessinaient des arabesques sur le sable blond comme
leurs cheveux. Ils allaient sauter dans l'écume des vagues blanches.
Adamia plongeait pour ramasser des coquillages qu'elle offrait à Everiste
et ensemble ils circulaient dans les courants de la houle.
C'est là, que subitement, un animal curieux était arrivé vers eux...
De loin, peut-être un hippocampe ?
Au fur et à mesure qu'il approchait, il grandissait, il avait des nageoires
comme des ailes, un long corps brillant comme celui d'une sirène, une
tête allongée et une mâchoire dentée mais pas comme celle d'un alligator.
Il se mouvait souplement comme un serpent , sa peau était en écailles
scintillantes comme la lumière dans des vitraux colorés. Il avait des
pattes ornées de griffes nacrées de rose comme vernies par une esthéticienne.
Sous leurs yeux ébahis, une créature séduisante jaillissait de l'onde
marine et elle les invitait à venir avec elle.
Everiste et Adamia Côtoyaient le plus beau des dragons qui existaient
dans cette contrée.
Alors le dragon leur dit :
" Votre peau dénudée et si soyeuse est fragile, une égratignure la déchire,
une seule faille dans votre épiderme pourrait vous réduire de nouveau
au néant, vous mourrez sans connaissance... Il vous faudrait vous vêtir
d'écailles et vous deviendrez comme moi, invulnérable, mobile dans l'eau...
Il vous faudrait des ailes comme les miennes pour conquérir l'espace...
Il vous faudrait des pattes avec des ongles comme les miens pour aller
à l'assaut des montagnes... Il vous faudrait une tête effilée comme
la mienne pour permettre à vos yeux de voir à 380°...
Si vous le voulez vous pourriez être comme moi, il vous suffirait de
prendre une de mes écailles et de la frotter contre votre front d'humain
et vous seriez transformés..."
Everiste et Adamia se regardèrent longuement, car risquer de devenir
les premiers mutants cela demande réflexion, c'est comme quand on se
contemple dans un miroir.
"C'est
comme..." d'Angeline LAUNAY
... dans un peplum.
Alexandrie. Fin du IVème siècle.
Atmosphère studieuse d'un cours d'astronomie dans la grande bibliothèque.
Les étudiants n'ont d'yeux que pour leur professeur qui se tient debout
avec cette détermination dans l'attitude… Aucune complaisance, aucun
artifice… Les disciples retiennent leur souffle. Leur admiration se
mêle d'amour et de reconnaissance. Ils savent déjà que jamais ils n'oublieront
ni ces moments ni Hypatia.
Elle les interroge comme le ferait un sage, une mère ou une amante.
Attentive comme une louve pour ses petits, prête à bondir telle un fauve
sur un argument inattendu. Suspendus à ses gestes aériens, ils donneraient
leur foi et leur vie à cette gracieuse figure, prêtresse de la grande
bibliothèque d'Alexandrie.
Sans cesse tourmentée par ses recherches, elle passe son temps à arpenter
les rayonnages interminables chargés de rouleaux, à l'affût du moindre
indice qui permettrait de comprendre la révolution des astres, quand
elle ne demande pas aux étoiles de jeter un peu de leur éclat sur ses
interrogations.
Lorsqu'un désaccord agite l'assemblée, elle lève toute dissidence en
prononçant chaque fois ces paroles : " Nous sommes beaucoup plus proches
par nos ressemblances que par nos divergences. Aimons-nous comme des
frères. "
Le jeune Orestes apprend la musique pour se distinguer auprès d'elle.
Lors d'une manifestation théâtrale, il s'avance vers Hypatia pour jouer
de la flûte double en son honneur. Puis il lui offre l'instrument de
musique en lui faisant la demande publique de pouvoir la courtiser.
Elle prend l'aulos sans dire un mot.
Le lendemain, devant l'hémicycle, elle se dirige vers Orestes et lui
tend un linge plié en disant : " Je te remercie, Orestes, pour ton présent.
Voici le mien. Tu m'as fait comprendre que tu étais épris de la beauté
et de la perfection. Je t'offre de mon sang sur ce tissu, ainsi prendras-tu
conscience de la nature souillée et impermanente des femmes en ce monde.
"
Le cours débute ensuite avec la démonstration de l'esclave Davus. Il
a construit une maquette pour faire un exposé qui impressionne fort
l'assemblée. Hypatia échafaude des hypothèses à partir de ces considérations
pertinentes tandis qu'une rumeur arrive de la ville et s'amplifie. Des
soldats romains se précipitent dans la salle : il faut fermer toutes
les portes car la foule des chrétiens prend d'assaut le monument. C'est
un décret de l'empereur Théodose qui a mis le feu aux poudres car il
incite les chrétiens à s'emparer des derniers bastions du paganisme,
et la bibliothèque d'Alexandrie regorge de tous ces écrits qui ont fait
la gloire d'une civilisation placée sous les auspices des dieux païens.
Des hordes humaines envahissent bientôt cette place dédiée à la culture
et à la réflexion. Ceux qui ont pu s'enfuir en emportant les manuscrits
les plus précieux dans des paniers de fortune atteignent les faubourgs
de la cité. Les autres sont massacrés sans pitié. Les statues s'effondrent
sous les coups répétés. Les étagères volent en éclats, entraînant la
chute d'innombrables ouvrages… toute la science foulée aux pieds d'une
nouvelle idéologie… la mise en place sans merci d'un pouvoir qui assied
ses fondements sur les dysfonctionnements d'un régime déliquescent.
Bien des années plus tard, Orestes est devenu consul et a recueilli
dans sa demeure Hypatia, la femme qu'il aime et vénère. Elle est à l'abri
chez lui et peut continuer ses travaux scientifiques.
L'esclave Davus a rejoint le groupe des chrétiens placés sous l'autorité
du puissant Cyrille d'Alexandrie. Comme touts les dignitaires romains,
Orestes s'est fait chrétien mais la présence sous son toit de celle
que tous considèrent comme sa maîtresse et qui incarne la tradition
du paganisme le met dans une situation difficile. Dans le calme d'une
grande salle dévolue à ses recherches, Hypatia dessine une ellipse sur
le sol recouvert de sable. Elle y plante deux torches qu'elle a reliées
à un bâton. Avec l'aide de son fidèle assistant, elle tente une fois
encore de décrire la révolution du soleil autour de la terre. Toute
sa vie, elle l'a consacrée à l'étude. Toute sa passion, elle l'a mise
au service de sa liberté. Elle sait que sa cause est perdue mais qu'elle
garde en elle cette intuition qui la guide dans ses actes et ses convictions.
Que de fois n'a-t-elle levé les yeux vers la voûte céleste… plongé son
regard dans le noir infini, piqueté d'infimes éclats lumineux. Elle
y a goûté la profondeur et cette sérénité qui lui a souvent fait défaut
dans ses errements. Qui aurait pu la sauver d'elle-même…
Orestes est blessé à la tête alors qu'il refuse de se soumettre à l'intraitable
Cyrille. Cette femme qu'il aura placée si haut a failli causer sa perte.
Consciente de ne devoir engager qu'elle dans cette résistance, elle
traverse la cité sans escorte jusqu'à ce qu'un groupe de chrétiens parti
à sa recherche s'empare d'elle. Ces hommes la traînent jusque dans la
grande bibliothèque, lui arrachent ses habits et s'apprêtent à l'écorcher
de leurs glaives lorsque surgit Davus qui s'écrie : " Ne souillez pas
vos armes du sans de cette païenne. " Ils décident alors d'aller chercher
des pierres pour la lapider.
Davus resté seul avec Hypatia, soulève ce corps fragile d'où la vie
a commencé à fuir. Leurs regards s'accordent dans une ultime preuve
d'amour. L'esclave met la main sur le visage de celle qui lui enseigna
la philosophie et lui donna le sens de la fraternité. Pendant qu'elle
perd sa respiration, il la revoit endormie, une nuit dans ces lieux
; il avait avancé sa main jusque vers le bas de sa robe et s'était enhardi
à caresser son pied abandonné dans sa simplicité.
Quand il sent qu'elle l'a quitté cette fois pour toujours, il la dépose
sur le sol de ce qui fut pour eux le temple de la connaissance. Les
hommes en noir reviennent avec les mains remplies de pierres. L'ancien
esclave qu'Hypatia avait affranchi quitte les lieux en leur disant :
" Elle s'est évanouie. "
"Chutes
et rechutes" de CHRIS
Elle était née à quelques battements d'ailes de la ville
où la chanson nous parle d'une belle ; là où les arbres poussent en
forme de tire-bouchons, là où l'ombre se vend à prix d'or. Elle était
née dans le giron d'un vallon chaud, perchée sur la plus haute branche
d'un mandarinier, mûrie par les promesses d'un rayon du soleil : " je
te ferai ronde et parfaite à en faire frémir les calibreurs... ton éclat
réchauffera le coeur de l'hiver et ton parfum embaumera les haciendas...
".
Mais, comme dépecée sauvagement puis engloutie dans le ventre du cachalot,
elle avait fini dans ceux d'un vide-ordures et d'un torero inachevé.
A l'ombre des arbres qui poussent en forme de tire-bouchons, le torero
lui aussi rêvait de lumière et de gloire, comme celle de la belle de
la chanson, comme la mandarine bercée par les promesses du rayon de
soleil. Ce torero, c'était comme si, d'une vie antérieure, il avait
hérité de la légèreté de la plume, de la grâce et du mollet galbé de
la danseuse. La gloire, c'était au soleil de midi, paré de son habit
de lumière, qu'il irait la gagner, arrachée aux entrailles du taureau,
dans la poussière d'une arène comble.
Mais à force d'être déplié, repassé, replié, à force de n'avoir jamais
franchi la porte de la maison, l'habit de lumière s'était fatigué, usé...
Le torero de la mandarine ne le portait plus que les dimanches de corrida,
devant sa télévision.
Le taureau dans l'arène, lui, n'en avait rien à faire de l'oeil de la
télévision, ni des milliers d'autres braqués sur lui; quant aux toreros
en pantoufles, il les ignorait. Il était là pour sauver sa peau face
à un drôle d'animal dont la ténacité trahissait une rage de vivre identique
à la sienne. Ses rêves étaient faits d'une terre chaude, rouge, sèche,
à côté d'une oliveraie, et pourquoi pas d'une mandarineraie. On lui
demandait de se battre pour une mort glorieuse, il rêvait d'une vie
heureuse.
Et s'il leur faussait compagnie à tous ces enragés assoiffés de sang,
de misère et de gloire ? Alors, comme le taureau sur un paquet de riz
qu'il avait vu traîner près d'une poubelle à l'entrée de l'arène, il
déploya ses ailes, s'éleva majestueusement au dessus des regards médusés
et s'envola vers l'Olympe.
Des rescapés de corrida, là-haut... il n'en trouva point. Tout juste
y découvrit-il un étrange taureau blanc de retour, lui expliqua-t-on,
d'une aventure amoureuse avec une dénommée Europe. L'arrogance de son
congénère le surprit; rien ne semblait la justifier, surtout pas sa
couleur laiteuse. On le pria cependant de baisser cornes : il avait
devant lui Zeus l'Immortel, Zeus le Tout Puissant, respecté des hommes
et des dieux. Exécuté sur terre, vénéré au ciel, le taureau noir cherchait
à comprendre. La couleur peut-être ? mais au nom de quoi dans ce cas
? Après avoir échappé à la mort, la seule alternative était-elle de
servir ?
Il songea à son arène d'un jour, à la mandarineraie qui bordait l'hacienda
de son enfance, à la terre rouge d'où on l'avait arraché; il emplit
ses poumons une dernière fois... et s'empala sur une dernière banderille
: la foudre de Zeus.
Adieu Amour Gloire et Beauté ! Ainsi s'acheva l'histoire d'une pulpeuse
mandarine, d'un torero inachevé et d'un taureau volant.
"Pour
un petit gardon !" de Janine NOWAK
Assis sur un petit pliant, chaudement emmitouflé dans sa canadienne
au col de mouton doré, Edouard est heureux. Ce coin de nature, vierge
et sauvage, découvert quinze jours plus tôt, le ravit ! Coincée entre
d'abruptes collines boisées, la rivière à cet endroit fait un coude
au tracé harmonieux. Les flots chantants, étincelants au soleil de mille
feux, sont si purs ! On se sent transporté ailleurs, en d'autres lieux,
en d'autres temps. Et Edouard ne serait presque pas surpris d'apercevoir
sur la rive, des lavandières avec leurs battoirs, comme au siècle dernier.
Un petit vent vivifiant lui balaie le visage. Il aspire une longue goulée,
et il a brusquement l'impression de se ramoner tout l'intérieur du corps.
Il savoure cette heure très matinale, celle du " printemps de la journée
", où tout l'univers semble s'éveiller et reprendre doucement haleine.
Entendant les trilles des oiseaux dans la ramure, il lève le nez et
remarque à travers le feuillage des vieux peupliers, de larges espaces
ouverts et lumineux. Il se dit qu'un décor semblable, si chargé d'émotions,
a dû commencer avec le premier instant du monde. Et il espère qu'il
restera toujours ainsi, immuable, préservé de toute intervention humaine.
Edouard est un contemplatif. Il prend un plaisir très primitif, très
direct, tout simple, à aller villégiaturer dans des endroits aussi retirés,
qui pour lui véhiculent l'image du bonheur. N'est-il pas merveilleux
cet îlot de quiétude, à mille lieux de l'agitation et des convulsions
que la vie moderne nous impose ? La nature recèle des trésors infinis.
Ici, plus besoin de s'évader dans l'imaginaire. Il a l'impression de
pouvoir ajuster ses rêves à la réalité. Quelle atmosphère ! Il prend
en ce site comme un rustique plaisir. Est-il donc d'humeur champêtre
! Il a beau vieillir, il sent très bien qu'il demeure un éternel enfant
à l'âme candide, attendrissant de naïveté, toujours à la recherche d'un
petit bout de ciel bleu. L'âge n'entame pas ses illusions. Parfois,
il se dit qu'il est bâti comme ces plantes qui se tournent indéfiniment
vers le soleil. Il se sent capable de rester des heures entières à fixer
les ramures des arbres, dont le calme balancement apaise les tumultes
de son cœur.
Une certaine torpeur commence à le gagner. Il se secoue. Assez rêvé
! Il est temps qu'il trempe enfin son fil dans l'eau. S'il pouvait attraper
au moins un petit gardon au ventre si blanc ! Sinon, une fois de plus,
il risque de rentrer bredouille et ses enfants diront encore que " décidemment,
il est pas fort, Papa ! ". Quant à sa femme, elle pourrait s'imaginer
on ne sait quoi et avoir des doutes sur la fidélité de son époux !
Ne serait-il pas plus simple d'avouer à ses proches que ses sorties
si matinales du samedi ne sont, en réalité, qu'un besoin d'évasion ?
Qu'elles sont pour lui un apaisement, une satisfaction physique intense,
une recherche de l'absolue… Et aussi une nécessité pour son équilibre
psychique! Mais sera-t-il compris ? Rien n'est moins sûr. Autant continuer
à parler de parties de pêche. Cependant, il espère un jour, avoir la
douce audace de brandir ses sentiments avec fierté !
Voilà, l'asticot frétille au bout du hameçon. Hop, dans le courant.
Tout est en place, il n'y a plus qu'à attendre. Il s'assure que la fillette
de Cabernet, installée - afin qu'elle rafraîchisse - dans le creux d'un
rocher, n'est pas trop ballotée par les clapotis. Quelques joyeux alevins
folâtrent autour d'elle.
Soudain, la canne à pêche qu'il tient fermement, est secouée. Le fil
se tend. Diable ! Aurait-il ferré un gros morceau ? Ce serait bien la
première fois ! Surtout, pas de mouvement brusque. Il faut donner un
peu de mou. Voilàààààà…… Dououououcement.…….. A gestes mesurés, il commence
à faire tourner le moulinet, pour rembobiner. Dans les remous, il n'aperçoit
pas encore sa prise, qui lui parait bien pesante mais étrangement peu
remuante. C'est curieux ? Et brusquement… il VOIT ! ! ! Il voit et il
comprend. Et c'est comme s'il était plongé dans un mauvais roman policier.
Un instant, une sorte de catalepsie l'immobilise. Il se sent précipité
dans un cauchemar. Il ouvre et ferme la bouche, spasmodiquement, pareil
à un asphyxié. Puis il gémit, d'une voix étranglée. Une bourrasque de
sentiments l'emporte. Son corps est agité de tremblements. Il se mord
le poing pour étouffer un cri qu'il sent naître. Enfin, petit à petit,
il se ressaisit et revient à une claire notion des choses. Il a un goût
aigre dans la gorge. Mais il sait qu'il doit agir. Il se remet à enrouler
son fil, tirant cette " chose " qui n'offre aucune résistance et qui
finit telle une épave flottante, par s'échouer sur la rive.
Courage, Edouard : il faut aller jusqu'au bout. Il n'ose pas toucher
; il se contente de regarder. Prudemment, il coince la canne à pêche
sous un gros rocher, laisse le hameçon en place, fixé dans le vêtement
de l'individu. Il s'approche du corps qui repose sur le ventre. C'est
celui d'un homme, les bras en croix. Edouard constate que des touffes
de poils s'échappent des manches du veston. C'est comme un pelage d'une
singulière couleur fauve. Il est fasciné par l'abondance de cette toison.
Il ne peut plus détacher ses yeux de ces mains si velues.
Prévenir la Police. C'est indispensable. Il part à travers bois, court
jusqu'à sa voiture, prend la route, roule à tombeau ouvert et se dirige
tout droit vers le commissariat. Tout s'enclenche. Il repart, véhiculant
à son bord, un inspecteur. Des fourgonnettes le suivent, des sirènes
hurlent. Il retrouve les lieux ; de loin, il désigne " l'endroit où…
"… mais il reste à l'écart, pensant que la police ne va pas tarder à
dresser, selon son habitude, le périmètre de sécurité, pour maintenir
à distance les curieux. Les curieux ? Quels curieux dans ce coin reculé
? Des écureuils et des mulots, tout au plus. Décidemment, il doit être
bien secoué pour penser à de pareilles âneries !
Un des responsables lui annonce qu'il peut enfin partir. D'ailleurs,
c'est ensemble qu'ils font la route, car tout n'est pas terminé pour
Edouard : il doit signer sa déposition au bureau. Enfin, le voilà libre.
En sortant du poste, il tombe sur son ami Jean-Marc, à qui il souhaite,
bien évidemment, narrer son aventure. Ils s'installent tous deux à la
brasserie du coin. Comme c'est bon, cet instant de repos après de telles
émotions ! Mais l'heure tourne et on l'attend pour le déjeuner. Quinze
kilomètres à faire : il sera vite rendu. Tiens, s'il passait par la
Combe Saint-Germain ? Ce ne serait pas plus long, mais tellement plus
riant que par la Nationale. Il apprécie beaucoup ce chemin buissonnier,
qui coupe à travers champs. D'accord, la chaussée est de qualité médiocre.
Mais à cette heure-ci, il ne croisera personne et il pourra rouler bon
train.
Se sent-il bien, à présent, dans la chaleur de la voiture, l'esprit
égayé par l'apéritif pris avec son ami. Hum… c'est curieux… le ciel,
si lumineux ce matin s'obscurcit d'un seul coup. Il pense que décidemment,
les prévisions météorologiques ne sont pas fiables. Les premières gouttes
se mettent à tomber, de larges gouttes qui s'écrasent mollement sur
le pare-brise. Puis une pluie bien drue fait suite. Bof, plus que cinq
kilomètres. Edouard a de plus en plus hâte d'être de retour chez lui,
pour mettre les pieds sous la table. Les émotions, ça creuse - dit-on
- et c'est vrai ! Il a une faim de loup.
Le ciel s'assombrit davantage, encore. Il devient noir, menaçant, semble
descendre. Serait-ce le prélude à un orage d'une belle violence ? Qu'importe
! Plus que quatre kilomètres. Tiens, un voyant rouge ! Qu'est-ce que
c'est ? Bon sang, mais c'est bien sûr : l'essence ! Il avait juste assez
pour un aller-retour. Mais avec toutes ces navettes supplémentaires…
Il ne va pas rester en rade, quand même ? Hé si ; il y a des jours comme
ça !!! Bon, la marche à pieds n'a jamais tué personne. Plus que 3 kilomètres.
Mais dans quelles conditions ! Sous un tel déluge ! Des rafales de vent
font ployer les arbres. Malgré tout, Edouard avance, stoïquement sous
une pluie diluvienne. Des trombes d'eau s'abattent sur lui, l'aveuglant.
Des éclairs zèbrent le ciel et le tonnerre roule tout près. Le voici
enfin devant sa porte, tout frissonnant sur son paillasson, dans ses
habits trempés. Le retour au foyer ! Il aurait envie de chanter des
alléluias.
Dégoulinant du dehors, mais desséché de l'intérieur, il avale coup sur
coup deux tasses d'un café brûlant qui lui écorche le palais mais qui
lui parait divinement bon. Il se contente de grignoter quelques biscuits
en racontant succinctement à sa famille rassemblée autour de lui, tous
ses malheurs. Il n'a qu'une hâte : une bonne douche et une grosse sieste.
Il sombre comme une masse.
Quatre heures plus tard, il ouvre lentement les yeux. Quand son esprit
sort enfin de la gangue du sommeil, et sitôt qu'il reprend pied dans
la réalité, il s'évertue à chasser bien vite les vilaines images qui
commençaient à tournoyer dans sa tête. Il prend le temps de se prélasser.
Il s'accorde encore un petit quart d'heure à flemmarder au lit. Puis,
se sentant un peu enchifrené, il décrète qu'il est décidemment trop
bien à baigner ainsi dans cette douce chaleur, et il décide de ne pas
s'habiller pour dîner. Tant pis : il terminera la journée en robe de
chambre. Il enfile donc son confortable peignoir en mohair et ses charentaises
en laine, à carreaux. Puis, il descend au salon et s'installe au coin
de la cheminée. Quelle béatitude !
Emilie, sa fille, entrée en tapinois, met soudain ses deux mains sur
les yeux de son père et lui intime l'ordre de ne pas bouger, de ne surtout
pas regarder. Souriant, il obéit bien volontiers. Prêtant l'oreille,
il entend des petits bruits, des frôlements, des chuchotis. Enfin, il
a le droit de voir. Et il découvre, avec stupeur, lui faisant face,
toute une joyeuse foule. Que se passe-t-il donc ? Car ils sont tous
là, ses bons copains. Tous, tous. Il aperçoit : Blaise, Pascal, Arthur,
Martin, Roger, Pierre, Jean-Marc (celui de la brasserie), Thibault,
Louis, Ferdinand, Céline, Odile, Jacob, Line, Renaud, Paul, Emile, Victor,
Yves, Robert, Enrico, Etienne et Marcel !!! N'y tenant plus, sa fille
lui crie : " Bon anniversaire, Papa ! Bon Anniversaire ! "
Bon Anniversaire ? Mais c'était le mois dernier et on le lui a déjà
souhaité ! Il ne comprend plus ! Et brusquement, ce groupe se transforme
en chorale et entonne, comme un seul homme, sur un air bien connu :
" On n'a pas tous les jours 15.000 jours,
C'est fou ce qu'il faut attendre pour ! "
Hilare, Roger, l'instigateur de cette gentille farce, s'approche de
lui, le prend par les épaules et lui remet une feuille avec de " savants
" calculs ; il lui déclare que aujourd'hui, lui, Edouard, a 41 ans et
25 jours, soit QUINZE MILLE JOURNEES DE VIE. Et tout fier, Roger lui
fait remarquer qu'il n'a pas oublié de comptabiliser les dix jours supplémentaires
correspondant aux années bissextiles, rencontrées sur le parcours !
Ah c'est bien de Roger, ça. Penser à fêter quinze mille jours ! Comment
peut-il avoir des idées pareilles ? C'est fou !
C'est fou mais c'est si bon cette soirée qui l'attend auprès de toute
cette équipe de farfelus. Un peu honteux, il annonce qu'il va monter
se vêtir un peu plus correctement. Mais déchaînés, c'est d'un seul élan
qu'ils clament tous : " Edouard, en peignoir, Edouard, en peignoir ".
Trop content de rester dans son confort, il ne va pas faire de chichis.
VIVE L'AMITIE. Et……… A BOIRE, VITE !!!
"Il
était une fois..." de Céline CORNAYRE
Il était une fois au port du Havre un paquebot affublé du doux nom d'
" Havre de Noé ". Ce navire flottait entre deux eaux comme le poisson
hésitant entre le fleuve, l'estuaire, ou bien la mer. Sa valse lente
faisait penser à un tango des années 20. De la brume enveloppante, comme
jaillissant du quai, un Gabin et une Morgan se tenaient la main. Un
petit chien nommé Tango s'élança vers eux, amorça la passerelle, et
ne vit pas que celle-ci n'était déjà plus reliée à la terre.
Fait comme un rat, Tango ne pouvait plus quitter le navire. La batterie
des moteurs et le tambourin des hélices attendaient que les brumes se
dissipent pour y voir plus clair, la corne priait à haute voix pour
que l'on écarte le passage, tel le jeune marié pressé de tailler la
nef pour rejoindre sa promise.
La ville du Havre respirait la nuit, entre ombres et lumières, tantôt
blanches, tantôt blafardes, comme un cœur au ralenti, fatigué par la
course infinie de sa journée ou de sa vie. Il faut dire que la plateforme
des havrais n'offre ni le paradis fiscal, ni le paradis social, ni le
paradis tout court. Ses ailes du désir furent vite rattrapées par le
chômage, la grippe intestinale et les rutabagas. De la limpide quiétude
était née l'insipide inquiétude.
Ce bateau nouveau venu, comparable au joyau ancré dans l'écrin, avait
tout bouleversé, aiguisant toutes les curiosités. Toute la communauté
ne parlait que de lui, des commères aux mères de famille, jusqu'au maire
de la ville, il était dans toutes les bouches. Etait ce son nom, son
allure, sa beauté, ses effluves, sa musique ? nul ne pouvait le dire.
Son nom rappelait le sauvetage et amenait la paix, comme s'il s'était
arrêté là juste pour réconcilier la ville et ses habitants avec eux-mêmes.
Les feux de fortune installés de part et d'autre des docks s' enorgueillissaient
de servir et les joues des hommes reprenaient leurs couleurs.
Son allure majestueuse le faisait ressembler au Titanic avant qu'il
ne sombre. De quoi redorer le blason tout effiloché de ce bassin de
vie normand. Les gars du chantier en parlaient comme s'il s'agissait
de leur enfant. Ils en détaillaient chaque parcelle comme autant de
gage de prouesses techniques, le rendant invincible.
Sa beauté n'était pas en reste. De l'aube au crépuscule et en dépit
des brumes de cinéma, il faisait l'apanage des photographes, comme Brigitte
Bardot en son temps, il créait l'instant.
INTERDICTION FORMELLE DE MONTER SUR LE BATEAU SOUS PEINE DE POURSUITES
Cette phrase insolente frustrait plus d'un curieux, amoureux d'esthète.
Seul Tango a saisi son courage à quatre pattes pour en toute simplicité
gravir la passerelle et entrer. Il a une excuse, il ne sait pas lire.
Il ne sait pas lire mais il sait sentir et sans aucun doute, le parfum
des mers du sud, d'épices et de mystère qui emplissait jusqu'aux narines
les plus saturées avait suffi à le ravir.
La musique qui s'en dégageait invitait à la tendresse, d'une lancinante
douceur, elle faisait s'étreindre les âmes et les corps, comme un bal
du 14 juillet sans pompier, mais avec feu.
Cette nuit où la corne retentit, où Tango ne put s'enfuir, où Michèle
se prit à croire qu'elle avait de beaux yeux, cette nuit là, les ailes
reprirent de leurs services.
Une poignée d'hommes forts et fiers firent cercle autour du chef d'œuvre,
comme pour mieux le célébrer, comme une nuée de gendarmes anges gardiens,
à grand renfort de porte voix et de projecteurs. C'était bien les gendarmes,
les vrais. L'Havre de Noé abritait la drogue et les armes ! Quelle déconfiture
! Les odeurs n'étaient pas celles des épices, mais de la marijuana,
du haschich et autres herbes loin d'être fines !