SAMEDI 8 Janvier 2005,

de 10h à 18h

  Animation :
Régis MOULU.

Auteure invitée :
Claire CAT.

Thème :

Les œuvres de Doru Covrig,
que soignent-elles ?

 

Doru Covrig est un artiste sculpteur de Saint-Maur.

Nous aurons la chance exceptionnelle qu’il nous ouvre son atelier ; nous y sélectionnerons chacun une œuvre et tenterons de répondre à notre question...

un grand merci à Doru COVRIG pour les possibles qu'il nous ouvre !

DORU COVRIG,
hommage de Régis Moulu

Dé doigté, créations,
ses œuvres sont des inventions, c'est-à-dire qu'on est amené à y voire des gestes premiers,
comme si l'on avait convoqué la nature en quelques cristallisations,
au plus proche du vide,
celui de l'invraisemblable vraisemblance, le sentir y est pur, brut et digne, à la façon de l'Instant, celui qui dure.
Comme jamais on guérit de se savoir petit, tout le reste semblant possible, souhaitable,
c'est un défi jeté aux limites,
la densité déboute le temps sous les traits d'un engagement
et d'un langage qui abolit les distances
et qui déstèle les tyrans.

Participant à l'étourdissement, les œuvres sont venues en famille,
elles nous accueillent,
nous lavent les pieds et le reste,
nous sommes peu trapus
à en voir ses taureaux,
nous sommes peu harmonieux
à en voir ses princesses Loulou,
nous sommes peu complexes
à en voir ses hommes-mille-journaux,
nous sommes peu ouverts
à en voir ses sorcières barracudas,
nous sommes peu entreprenants
à en voir ses mains pleines jusque dans leurs ombres.

Petit à petit,
les allées de la visite se rétractant,
ce sont les sculptures qui font leur plein, le soleil les fait chanter
ou plus exactement, elles attisent le soleil.
Tout est en marche,
la terre vient d'apprendre qu'elle ne peut pas être ce qu'elle veut.
Il lui faudra désormais s'accorder avec les paroles douces,
celles des gestes tendres,
celles des œuvres qui durent par
le simple fait d'être.

Quand on est le chien qui passe ici, il est préférable d'être aveugle.
Quand on n'a pas d'humilité, on peut avoir l'arrogance d'écrire ce prisme de la vie, ce ressenti sans plafond, cette joie sans pareil.
Quand on est encore dans l'apprentissage de l'humanité, on oublie d'enlever ses paupières.

Dans l'atelier de Doru Covrig, j'ai vu un homme qui avait la générosité d'un sculpteur et la misère d'avoir de lui trop de sculptures,
le monde ne le suit pas,
il s'en accommode et se confine,
brut comme il est mieux d'être souvent
et sauvage comme n'a pas à être l'amour.


Ci-après quelques textes produits durant la séance, notamment (dans l'ordre):

- (texte sans titre) par Claire CAT

- "Arrimage" de Bernadette BEHAVA

- "Conversation" de Béatrice ARNAUD-GORECKI

- "Pas un pli" de Hugues DEVAULT

- "Chapeau" de Françoise MORILLON

- "Les archives municipales", un conte fantastique de Janine NOWAK

- "Le hasard se fera rare, désormais" et "Un éclat pour un continent" de Régis MOULU

- "A l'auberge du Père Tranquille" d'Angeline LAUNAY


Claire CAT, auteure invitée,(texte sans titre)

Moi, quand j'aime quelque chose, j'ai envie de la manger ; tout, n'importe quoi, y compris une sculpture.
Là, il y en a plein, et déjà, oui, j'ai envie d'en manger quelques-unes.
J'ai vu avec vous tous l'atelier de Doru, pléthore de sculptures, j'ai tout regardé, y compris en dessous et dans les coins, y compris dans le jardin avec les fourches à feuilles appuyées sur le mur, l'étoile en bois et l'antique machine à fabriquer des copeaux qui sert encore,
apparemment.
Ça nourrit ?
Et comment !
Je vous dirai comment peut-être plus tard. En attendant, j'apprends que de toutes les sculptures alignées en rythmes comme des notes sur une partition, une symphonie au moins, il faut en choisir une seule. Et là déjà, je triche. Je vais parler de tout, je vais me gêner ! On est là pour s'amuser, on n'est pas des critiques d'art ; et puis, parce que tant de choses sont revenues, au cours du parcours. Oui, ça se répète, cours, cours, j'aime les répétitions, Doru aussi. Il est sculpteur, je suis écrivain, et il faudrait une dizaine de samedi d'ateliers d'écriture pour brouillonner tout ça en entier.

Moi qui me suis efforcée pendant une heure et quart d'époque glaciaire, il fait froid dans ton atelier, Doru, tu as du courage - de tout mémoriser, comme dans ce jeu où on posait une vingtaine d'objets sur la table, cinq minutes pour les regarder et hop ! on recouvre d'une nappe, débrouille-toi pour en retrouver le plus possible dans ta mémoire et sur ton carnet. Je n'ai pas pris de notes, des phrases venaient pourtant, je ne suis pas sérieuse, c'est mon défaut. Pas de discipline, ça me fait du tort. Je crois que je vais retenir, c'est tellement évident, et puis rien.
Qu'est-ce qu'il a retenu, Doru, de son passé roumain ? La dictature.
Quand je pense qu'Elena a été nommée Chevalier de l'Ordre des Arts et des Lettres ou l'équivalent par la France, n'est-ce pas, Jeanne, qu'on fait confiance à n'importe qui, surtout aux dictateurs étrangers ? Toi, tu dis que tu as vu Baby Doc jouer à 19 ans avec des petites voitures , moi, je jurerais que j'ai vu les Ceucescu à une caisse du Shopi de la rue Monge un soir, à côté de moi, se disputant en langue étrangère, Elena en manteau de fourrure, frappants de ressemblance les deux, croisant mon regard, ils se sont tus. Je les ai attendus dehors, un peu plus loin, j'ai attendu 10 minutes, un quart d'heure, qu'est-ce qu'ils font, c'était à eux de payer juste après moi, ils ne sont jamais ressortis. J'ai des doutes sur leur mort. Les méchants ont la peau dure, Doru s'en souvient, il crée le Dictateur avec ses valises en carton, immense, imposant, et à partir de lui se décline toute la salle d'exposition.
Le Dictateur.
Non, kein dictateur, moi je vois plutôt l'apiculteur, mon très vieux voisin chauve, et moi toute petite, arrivant tout juste au niveau du tabler de cuir fauve de ce géant, qui me domine de six ou sept têtes. C'est Mathusalem, mais il parle. Quelquefois, il met une coiffe de tulle sur sa tête la plus haute et il en devient assez carré, ou rectangulaire comme dans les sculptures de Doru. Vous avez compris que je suis impressionnée, il sait tout faire : les gaufres (j'en retrouve aussi dans un coin de l'atelier de Doru avec des lettres dans des carrés), les bonbons coquelicots et les sucres candis qui sèchent sur un fil, tandis que debout dans sa scierie, il fait des copeaux, et avec son gant, il attrape la reine longue comme un doigts Gutemberg, oui, tout est là, dans l'atelier de Doru, y compris les pains de cire sous l'escalier qu'on met tout entiers dans la bouche et il y coule du miel…
Je me souviens que je lui demandais : " Où vont les vaches, l'hiver ? ". Il ne m'a jamais répondu. En fait, elles sont là, sur leur socle, attendant le printemps et un acheteur. Mais pour l'instant il fait froid, t'ai-je dit qu'il faisait froid dans ton atelier, Doru, glacial, et tu nous parles de tes doigts' Gutemberg', sertis de lettres en bronze d'une langue qu'on ne comprendra jamais. Ça fait tilt, c'est nouveau dans ma cosmogonie ; pas plus tard qu'il y a quinze jours, ma tante Carmen, oubliant toute prudence après 95 ans de silence, me parle de son oncle Guttenberg ( ?) et de ses filles Kiki et Grete. Ah bon ? J'aurais un grand'oncle Gutenberg ? Rentrée chez moi, je fonce sur Internet consulter le catalogue d'Auswitch où j'ai déjà retrouvé ma grand tante Ilona et mon arrière grand'mère Marie. Guremberg, ça s'écrit de plein de façons, flûte, j'avais pas prévu, plusieurs ou un seul t, un n ou un m, quelque chose comme la bonne montagne en traduction, enfin je crois parce que ma mère n'a jamais voulu m'apprendre sa langue maternelle sans m'expliquer pourquoi. J'ai cherché une heure et je n'ai retrouvé personne. Peut-être ont-ils échappé à l'hospitalité des nazes aux croix gommées, je l'espère.
Doru, toi tu as trouvé l'hospitalité ici, on est nombreux à avoir bénéficié de l'hospitalité de la France, qu'elle soit bénie.
Dans cette France des années 50, mon apiculteur règne en maître indulgent sur les abeilles et sur les fleurs, sauf pour les poules à qui il coupe le cou. Je regarde la poule, pendue par les pattes à un fil, et je vois sa vie qui, goutte à goutte, s'en va. Je lui demande :
" Les poules, elles ont une âme elles aussi ? "
" T'en as des idées aujourd'hui ! D'ailleurs ce n'est pas une poule, c'est un coq. "
" Mais les coqs, ils ont une âme ? "
Lui, après un silence : " oui, on dit 'Dieu', mais après, ça se refroidit
" Ça y est, la poule est morte, le coq, un dernier raidissement.
Lui : " Il n'y a rien à dire sur une poule, sinon qu'elle n'a pas terminé en œuf dur. "
Il la décroche.
Lui : " La vie est dure, dommage qu'on puisse pas lui casser la figure ".

Il en connaît un rayon, Doru, que la vie est dure, pas un rayon de miel comme moi, et ça lui donne un phrasé mélancolique.Il dit 'la Gulue' d'un ton de Père tranquille mélancolique ; et ça mord, ça pince, c'est 'Dictateur' et 'Totem Barracuda' dans les titres, ses personnages sont plissés comme une falaise du pléistocène, écrasés par des dizaines de générations qui pèsent sur leurs têtes, ce qui les ancre solidement sur leur socle et leur donne cette vie universelle dont parle Doru, je dirais, immémoriale. La Mythologie rejoint les mythologies personnelles. On vit beaucoup dans la mémoire, c'est normal, elle nous nourrit à chaque présent. Ainsi chez Doru, mais vous en parlerez mieux que moi, coexistent l'Egypte, le pléistocène, l'île de Pâques, la 'Gulue' colorée avec ses petits miroirs en creux, c'est oriental et Niki de Saint-Phalle en même temps, des mains de fatmas, des figures de tarot, des figures de voyantes qui réfléchissent un avenir non encore écrit. La casemate à côté du Dictateur est vide, personne encore pour guetter l'ennemi qui nous arrivera sans prévenir du futur… c'est plein de monde chez Daru…et oubliée, reléguée sous l'escalier, une minuscule femme en plâtre, modèle de ses totems. Et là, Doru, je vais te dire, tu es un vrai sculpteur et tu aimes les femmes, elle est magnifiquement présente et belle, c'est la plus émouvante et j'ai envie de la manger.

Au café où j'écris tout ça, sur la nappe en papier rouge et blanc de mes œufs durs mayonnaises, la serveuse est roumaine, je luis ai demandé, au vu de l'accent. Je lui montre le catalogue que Doru nous a généreusement offert, Claudia me dit en roulant des r similaire :
" Ah oui, s'il s'appelle Covrig, c'est un Roumain ". Ça y est, j'ai renversé du chocolat chaud sur la couverture du catalogue de Covrig, nourriture toujours, signe d'amitié franco-roumaine peut-être, admiration pour son œuvre sans doute, et très certainement signe de gratitude, malgré le froid, pour avoir nourri mon imaginaire. Et puis, la sculpture, on peut la manger ; comme je le fais, ça ne fait pas grossir.

 

"Arrimage" de Bernadette BEHAVA

Arrimée en lui
Au profond
Au soc de sa stature

Solidités humaines
Défiant le temps

Sexualité triomphante
Et quelle
Contre le mal
Absolu

L’idée prime
Lourde et pourtant
Aérienne et
Légère

Présence

Masses
Formes grossières
Et rassurantes

L’amour est si fort
Contre la mort

Cet être
Celui-là
L’emmailloté
Le coincé
Le tout fragile
L’impermanent

 

Celui qui se veut
Tout puissant

Celui-là

Arc-bouté dans ses certitudes
Coincé dans le sarcophage
De lui-même

Emmailloté dans ses crimes
Excisé de noblesse
Pétri de paranoïa

Celui-là ne pourra
Les désemboîter
Les désenclaver
Les faire disparaître

L’un répond à l’autre
Martyr martyr infini

Toute puissance
De maître
Tu ne passeras jamais
Avant l’éternité
D’un geste
D’un silence

D’un regard

O ficeler d’amour
Ces petits corps perclus
Pour les guérir
De cette force mauvaise
Qui les a laminés

O liberté du don
Me voilà amarrée à toi
Encharpentée
Indéracinable de toi

Jambes fortes
Monstrueuses
Grotesques

Jambes de sable
De pierre
De cuivre
De papier
D’eau

Vous auriez voulu défier le temps
Comme vous avez enfoncé
Les os des crânes des
Petits enfants

Vous serez brisées
La cassure est en vous

Notre fuite en nous-mêmes
Est plus solide
Que votre volonté
De casser
De tuer

Répartition stable
De notre arrimage
Fou et sauvage
Plus fou et plus sauvage
Que la volonté
De destruction
De corruption

-Dans le camp elle lui avait donné
un peu de son pain
Le kapo lui avait brisé les os pour
Un matricule oublié
Une particule de soleil a fissuré
le mirador-

-Il avait sauté dans l’eau s’était relevé
Sur l’autre rive
Ivre d’eau de boue
Le sourire bien en place

Au milieu de sa face
Il a eu le temps
De faire un bras
D’honneur
Aux fusils
Qui éructaient
Sa mort-

Big Brother
Qui ne lâche rien
Qui va dans tous les coins

Ombres ombres
Impossibles
Ombres

Il n’y eut que sa peau
Et sa sueur
Et sa tempe fragile
Eclatée sous les coups

Cette odeur ténue
Mais vivace

Respirer cette odeur
D’une vie

S’arrimer au foc
De leur connivence
Sauva les heures de leur vie

Bec de l’existence
Qui ne bouge pas
Accrochez-vous à lui
Solide dur

Comme un sexe érigé
Qui dit tout
Qui promet tout
Et qui, dans son accomplissement
De dons
Ouvre tout l’horizon

Ce sera toujours le combat de David et Golliat

Quant aux autres
Regardez celui-ci a perdu
Sa machette
Et celui-ci qui est tombé
De son socle

Tout d’une pièce

Encore un peu de temps
Et d’espoir sanglant
De confiance surmenée
Encore un peu de foi
Si peu

Une goutte suffira
Et la statue fondra
Comme sous un acide

Le géant se noiera dans la mer
Etouffé par son propre poids

Le monstre sera fissuré
Par sa propre vermine
Encore un peu de temps
Et l’autre que l’on croyait
Laminé
Se redressera comme un loup

Comme un phallus
Glorieux

Comme le signe de la
Victoire

Mais cela marchera par deux
Dans l’arrimage
D’obscures
Connivences

 

"Conversation" de Béatrice ARNAUD-GORECKI

- Sculpteur des catharsis, qu'as-tu fait des moulages de ce qui libère des maux pris en otage de la mémoire?

- Ne me dérange pas. Ne vois-tu pas que, par la géométrie de mes gestes libératoires, j'oeuvre à dire aux angles tordus de soi l'évidence du mal monde? Je n'ai aucun droit à l'erreur car je suis responsable de chacun des mouvements qui m'engagent dans ma mission.

- Responsable? dis-tu.

- Responsable. Je taille depuis les cris des temps pour retirer au scalpel les couches géologiques de la douleur qui impose sa dictature à ce que j'appelle l'intime universel. Et si j'architecture, emboîte les souffrances à démonter, je dois avant tout éviter tout risque d'entaille qui n'existait pas avant mon intervention.

- On dirait que tu fais des Légo avec tes bonnes intentions.

- Peut-être. En tout cas, je tente de mettre en matière les étages de la douleur pour la transcender, la remonter jusqu'à son embryon. Cet oeuf, vois-tu, c'es le noyau malade de chacun de nous; là où le pus des plaies rentrées est enfermé. Un étouffoir.

- Y a-t-il un moyen d'en échapper?

- Une des façons de s'en évader, c'est par l'art que je pratique depuis l'écrit des temps, de peu à peu substituer à chaque coquille de plâtre un corset de langage. Pour cela, c'est avec mon burin que j'ai façonné un alphabet qui ne devait pas être de bois. La langue sans voix, on connaît déjà.

- J'aime bien t'écouter faire des pyramides de mots, toujours comme avec des Légo. Et puis, même quand tu te tais, que ton silence est modelé de bronze, de papier ou même de cire, ton regard ressemble à une vaste imprimerie avec plein de salles qui défilent les unes après les autres comme pour trouver l'issue de quelque chose.

- Sans doute l'issue de soi, de là où c'est douloureux, où il y a plein de soldats prêts à guerroyer ou en train de se battre sur l'échiquier de nos échecs en série et stéréotypés jusqu'au bout des regrets.

- En fait, ce n'est pas si grave si tu ne peux pas me montrer les moulages de ce qui libère des maux, ces terroristes de la mémoire ou de l'oubli. L'essentiel est que, même si je t'ai un peu dérangé, j'ai, au sculpté des forces invisibles, entrevu la voie possible du guérir.

 

"Pas un pli" de Hugues DEVAULT

C'est moi " Pas Un Pli ", je fais dans le volume. Mon Age d'Or est révolu, me voici relégué derrière une misérable " Muse ", grande, dit : le Créateur.

Mais moi " Pas Un Pli ", je l'étais, grand, dominant les " Dictateurs ", je rayonnais, les " Bouddhas " se prosternaient devant moi, les " Princesses Loulou " essayaient de me séduire-aucune éthique- figures de remplissage !

Papier ! Qui a dit papier ? NON ! Journal, quoi ? Du bronze ! Ne prononcez jamais ce mot devant moi, car tout est parti de là.

Voilà qu'un beau matin, Notre Créateur à Tous décida, pris dans ses élucubrations conceptuelles, que l'Age de Papier avait vécu, place au Bois. Et en avant, petit à petit le bois envahit l'espace.

Puis lassé de ce matériau vil, il recommença les même sujets, mais avec quoi ? Du Métal ! Et quel métal ? Le Bronze. L'Age du bronze remplaçait, détrônait les autres périodes.

Ainsi les " Œufs Gutenberg ", les " Colonnes 3 P " par ci, les " Papous-tête ", les Papous-silh " par là, même le nombre des " Bouddhas " enfla jusqu'à mille. Que faire ? Mon ego hypertrophié rabaissé, diminué, je n'existais plus. Alors ! Alors ! " SUPER Pas un Pli " explosa : grattages, lacérations, projections, la déconstruction totale.

Satisfait, je restais seul, debout, avec la vague impression d'avoir recouvrer un peu de mon ancienne puissance.

Au matin Notre Créateur à Tous apparut. Oh ! Stupeur. Sa fureur si intense fit trembler tous les socles et piédestaux de l'atelier. Il s'empara d'une masse et m'asséna un terrible coup sur le sommet du crâne.

Depuis, j'ai perdu les 3/4 de ma taille, APLATI, et moi si jaloux de mon enveloppe bien lisse, je suis devenu un vulgaire personnage composé de " Mille Plis ".

 

"Chapeau" de Françoise MORILLON

Bravo Monsieur Doru COVRIG
Covrig m'intrigues
Princesse LOULOU ? La Goulue, je vous salue !
Vos totems, j'aime, miels de carton, hum, c'est bon,
Papousil et Papoutête, c'est chouette
Les Gutenberg, trop sévères
Baracoudas, c'est pas trop çà pour moi,
Mais les Mille Bouddhas sont pour moi.

Arrêt, regard, Je m'égare
autour de cet art.

Ces " Mille Bouddhas " me réveillent, me dérangent, fracassent mes pensées en ce doux matin. Figures de bronze sorties de votre " vous ",de votre " moi ", de ton " toi " ou " toit ", qui claquent et giflent mon visage presque insolemment. Mes yeux se lèvent vers le plafond, tournent à droite, à gauche, reviennent sur l'objet, sur ces figures qui me fascinent, et commencent à me faire rêver, mais de quoi ? de ce monde antérieur que vous avez bien connu, Monsieur, quel rêve étrange ! Mes yeux ne savent plus où se poser, mes yeux sont paniqués, les totems, les baracoudas, les bouddhas, etc… tout ce petit monde semble m'agresser. Ils me regardent, je les dérange ? Pourtant ils paraissent bien paisibles.

A peine réveillée, ils me sortent de ma torpeur, comme si c'était une obligation. J'aurais voulu vraiment rêver. Quel culot ! Je suis touchée par ces drôles de figures, je n'aurais pas cru être agressée par ces personnages. Moi, hypersensible ? Pensez-vous ! Et voilà ! Je suis avec eux, çà y est, je communique, très intéressée, concentrée même ; je suis tout simplement extasiée, en arrêt, comme pétrifiée devant ces représentants bronzés. Et quoi ! c'est Covrig qui les a pondues, ces petites ou grandes sculptures ? Veuillez m'excuser du verbe, Monsieur, je suis impolie, vous n'êtes pas une poule, un coq peut-être ? Mais qu'est-ce-que je raconte ? Je délire.

Ce régiment de bouddhas, de gardes, non de " bouddhas ", je ne sais plus, euh ! de dictateurs, ah voilà, j'ai trouvé, ou plutôt ce qui reste de la dictature !

° Garde à vous !
° Casquettes plates bien ancrées sur le crâne
° Yeux rivés sur ceux du Dictateur
° Bras à peine visibles près du corps, presque collés ; le Dictateur ne jure que par les deux siens.
° Garde à vous !
° Ne bronchez pas
° Garde à vous !
° Au pas Camarades !

" 1000 Bouddhas " les appelez-vous, pourtant, un Bouddha ne me dérange pas, il a de vrais et nombreux bras, bons généreux, le bonheur se lit sur lui, ses bras transmettent cette bonté et ce bonheur.

" 1000 Bouddhas ", je vous regarde, mais non vous n'êtes pas des Bouddhas, vous êtes ces Trente Six gardes, ces restes de dictature ; observons-les : ce ne sont que soumission, ordre, culte de la non personnalité, chacun d'entre eux voue un respect profond pour son dictateur ; écrasement de l'homme transformé en une mécanique remontée par le Dictateur ? C'est le triomphe du D I C T A T E U R.

Ces " 1000 Bouddhas " sont les 1000 Gardes du Dieu de la D I C T A T U R E. Mais je délire une seconde fois.

Je me sens toute petite au milieu de cette jungle de sculptures, pleine d'admiration, je m'incline devant cette belle œuvre création du sculpteur. Monsieur Doru COVRIG vous avez soigné votre mal-être en projetant votre souffrance, sur ces hommes sculptés dans ce bronze étincelant et sur nous, les visiteurs d'un jour.

Vous nous avez fait partager, avec grande modestie, un peu de votre oeuvre qui reflète, je pense, votre vie ponctuée par vos souffrances et amplement comblée par vos richesses intérieures.

Merci Monsieur COVRIG.

 

"Les archives municipales", un conte fantastique de Janine NOWAK

- Martin !
- Monsieur le Maire ?
- Martin, je suis en train d'étudier, en vue du prochain conseil municipal, le dossier relatif aux reconstructions des chaussées et des trottoirs du quartier de la Pie ; il me manque quelques éléments que j'aimerais pouvoir consulter ce soir à tête reposée. Voulez-vous vite descendre aux archives pour chercher ces documents, avant que le brave Cazenave ne rentre chez lui ? - J'y cours, Monsieur le Maire.

Martin part en sifflotant. Il pénètre dans l'antique local des archives, impeccablement tenu depuis plus de trente ans par Jules Cazenave, un méridional sympathique et jovial, aimé de tous et qui n'a pas perdu une once de son accent chantant.
- Bonsoir, Monsieur Cazenave !
- Vé, Martin ! Bonsoir mon beau !
- Comment ça va la petite santé, Monsieur Cazenave ?
- Hé, pas trop fort. Toujours ces sacrés rhumatismes. Je me fais vieux. Vivement que je m'en retourne définitivement chez moi, au soleil, dans ma petite maison de Barbentane.
- Ne parlez pas de malheur ! Que deviendrions-nous, sans vous ?
- Boudie ! Avé vos ordinateurs et toutes vos machines nouvelles, vous aurez vite fait de remplacer le vieux Papé que je suis. Et autrement, qu'est-ce que je peux pour votre service ?
- Monsieur le Maire voudrait ce dossier là. Où puis-je le trouver ?
- Voyons… Voyons… Ce sont des problèmes de voiries… Je ne vois que deux possibilités : rangée D 29 ou alors M 14.
- Merci bien ; je me dépêche pour ne pas vous retarder.
- Adésias, Martin !

Martin se rend promptement vers les casiers D. Bon… 27, 28, voilà le 29. Il tire le classeur : " Conservatoire de Musique ". Non, ce n'est pas là. Il prend l'escalier en colimaçon qui descend vers la travée M…. Là… M14 : " Cantine scolaire ". Haaa… Cazenave s'est trompé.
- Vous ne m'avez pas indiqué les bons endroits ; rien à D29 ou M14.
- Hè bè, évidemment ! Ce n'est pas D29 ou M14, mais B comme Bernadette et N comme Nicole. Il faut vous déboucher les oreilles, mon Pitchounet !
- Ah ? J'aurais mal entendu ?...
M. Cazenave suit des yeux Martin qui repart. Il a une étrange lueur dans le regard… B29 : " Stade municipal Adolphe Chéron ". Voyons voir N14 : " Centre technique des eaux ". Il a raison, Cazenave : il vieillit. Il a - pour reprendre une de ses expressions favorites - " des cigales dans la tête ".
- Dites-moi, Monsieur Cazenave, vous voulez me faire tourner en bourrique ?
- Comment ? Vous n'avez pas trouvé ? Alors là, je ne comprends plus … Oh, fan de chichourle, au temps pour moi ! Vous voyez que je ne m'arrange pas. Peuchère, je vous ai fait déplacer pour rien et à deux reprises encore. Allez vaï, cette fois-ci, pas de doute : c'est F12 ou P23.
Martin, stoïque s'éloigne, tandis que M. Cazenave, un vilain rictus au visage, glousse de plaisir.
F12 : " Marché d'Adamville ". P23 : " Cimetière de Condé " Pfuuuuu ! Il fallait s'y attendre. Il est bon pour la réforme, notre vieil archiviste.
En maugréant Martin remonte à l'accueil. Personne. C'est alors qu'il perçoit un bruit de casier que l'on referme. Ah, pense-t-il soudain radouci, le Père Cazenave, ayant réalisé sa nouvelle erreur, est allé chercher lui-même mon dossier. Je vais l'attendre ici.
Un nouveau claquement se fait entendre, et quelques secondes plus tard un autre, puis un autre, encore un autre…
Songeur, Martin s'avance en direction de l'endroit d'où les bruits semblent provenir. Il voit un casier ouvert : au moment où il s'en approche, le tiroir glisse vivement et se referme sans que personne ne l'ait actionné. Juste derrière lui retentit un nouveau claquement. Il se retourne : rien, ni personne. Désarçonné, Martin reste complètement immobile, aux aguets. Le silence s'est réinstallé. Il appelle M. Cazenave : pas de réponse et plus aucun bruit. Martin est mal à l'aise; serait-il le jouet d'un phénomène paranormal ? Non, impossible. Ce serait irrationnel !
Et brusquement un rire, un rire de dément éclate. Martin est pétrifié… Mais il faut tout de même savoir… Alors, le cœur palpitant, oppressé, il avance courageusement vers ce ricanement épouvantable. Et au détour d'une travée il voit - est-ce possible ? - le bon, le brave M. Cazenave qui, les yeux rouges, la bave aux lèvres, les doigts en crochets, s'avance doucement vers lui, telle une gargouille menaçante.
La frayeur de Martin est extrême. Une sensation de glace pénètre tout son être. Il recule d'un pas vacillant, cherchant à rebrousser chemin. Et la sarabande des tiroirs continue, le frôlant à chaque pas. Il marche vite, plus vite, toujours plus vite. Il finit par courir, accélère encore sa course. Il bondit comme un fou entre les rangées de casiers qui, animés d'une folle frénésie, roulent, s'ouvrent, se ferment, claquent sans fin.
Il faut trouver une échappatoire et surtout ne pas laisser le champ libre à la terreur. Il ne veut pas se retourner, mais il sent derrière lui, implacable, le souffle de cette " Chose " immonde, démoniaque, qu'il ne peut plus appeler M. Cazenave.
Il faut tenir, trouver la sortie et ne pas s'abandonner au désespoir. Il a du mal à s'orienter. Ses déambulations semblent l'éloigner de plus en plus du bon chemin. Et ce rire, toujours ce rire…

Ce que Martin ignore, c'est que ce soir là, le Diable - pour se distraire un peu - avait pris l'apparence de Monsieur Cazenave. Et cette créature machiavélique s'amusait infiniment avec la pauvre marionnette Martin, se délectant des tourments du jeune homme.
Et Martin continue sa course folle au milieu des casiers qui claquent à un rythme effréné, qui claquent de plus en plus violemment. Il fuit en vain, cherchant une issue avec l'ardeur du désespoir. Enfin, alors que ses jambes ne le soutiennent presque plus, il aperçoit le comptoir de l'accueil. La porte est là. Il titube, les mains tendues en avant. Il ne peut plus maîtriser le tremblement nerveux de ses doigts. Il voit la poignée … quand brusquement la lumière s'éteint. Les ténèbres sont maintenant complètes. Il sent que la " Chose " répugnante et ignoble se tient là, tapie auprès de lui. Ses forces l'abandonnent ; à quoi bon lutter ? Il émet un gémissement plaintif, puis il tombe lourdement en poussant un long hurlement sauvage.

- Martin, Martin, que t'arrive-t-il ? Martin, tu m'entends ? Oh, tu me fais peur… Martin, dis quelque chose.
Julie ? C'est la voix de Julie… Pourquoi Julie ? Oh, ma tête ; j'ai si mal à la tête. Et puis tous ce casiers, ces tiroirs, et … Les yeux écarquillés il regarde autour de lui. Sa chambre ? Le calme, la tranquillité, les lumières douces, son lit. Son lit ? Il est là dans son lit ! Et Julie qui le berce doucement, tendrement comme s'il était un enfant. Il est encore tremblant d'horreur et d'inexprimable dégoût au souvenir de la " Chose ". Mais tout doucement sa conscience s'éveille et tout lui revient à l'esprit. Il ne sait que penser : était-ce une aventure surnaturelle ? Et Julie qui parle, qui le raisonne, qui cherche à le calmer… Comme il se sent bien, à présent … Un pauvre petit sourire pathétique commence à naître sur son visage. Et soudain il réalise : mais oui, c'est cela : il a rêvé !!! Maintenant, il est à même de penser avec clarté et lucidité. C'étaient des chimères ! Il a été victime de son imagination ! Mais quel étrange et épouvantable cauchemar… Comment peut-on être amené à inventer des histoires pareilles ? Et brusquement il comprend. D'un bond il est hors du lit.
- Julie, ma Chérie, tu sais l'importance que j'attache aux signes du destin. Tu connais ma passion pour les rêves et leurs interprétations. Hé bien, réjouis-toi : grâce à tes parents qui viennent de nous offrir pour Noël la splendide sculpture " Baracuda " du talentueux Doru Covrig, je suis guéri !
Julie, sourcils froncés, regarde Martin. Elle ne voit pas, non vraiment…
- Mais si, insiste Martin. Il me fallait un détonateur. Viens voir au salon .
- Regarde, le détonateur, il est là ! Tu ne comprends pas ? Le symbole de mon rêve, ce sont les tiroirs, les casiers. Tu me reproches constamment de ne jamais ranger mes affaires. Alors, je te répète : je suis guéri. Désormais - et je t'en fais le serment - je rangerai tout.
Julie sourit avec indulgence. Elle sait que Martin est sincère … sur le moment … et que cette belle promesse ne sera probablement comme d'habitude, qu'un feu de paille. Mais fort heureusement, cette merveilleuse sculpture, elle, existe et leur appartient. Ah … si en plus d'être sublime elle pouvait posséder des pouvoirs magiques …

 

"Le hasard se fera rare, désormais" de Régis MOULU, auteur animateur

- Prenez un carré,
puis apposez en son milieu un doigt,
droit et perpendiculaire précisément,
ensuite élevez le tout au cube :
vous obtiendrez ainsi un dé doigté…

Doigt,
que l'on pointe, qui nous fait dire,
doigt,
à qui l'on réserve le premier impact,
doigt,
que l'on confond souvent avec la main,
doigt,
qui a toujours défié le hasard,
doigt,
qui n'a rien à regretter de l'époque des griffes,
doigt,
que le chien plein de respect reconnaît par sa langue,
doigt,
qui ne se prête pas, qui ne se greffera jamais

- Un enfant prit le dé doigté et le lança de toute sa naïveté. Le dé s'arrêta sur un doigt, l'univers fut ainsi nommé.

Doigt,
ton dévouement est exemplaire,
tu auras une médaille que l'on appelle bague,
doigt,
on peut compter sur toi
tant on t'a toujours reçu cinq sur cinq,
vernis sont nos espoirs,
doigt,
je te déclare chef du corps
à la tête de l'armée de mes os,
à cette seconde l'amour s'innerva,
doigt,
je mets à présent ma foi à ton bout
pour qu'à l'encre invisible tu écrives
encore pour longtemps l'industrie de mon cerveau
dans la neige et la buée,
et tout le reste à la fois :
beurres et crèmes de gâteau.

 

"Un éclat pour un continent" de Régis MOULU, auteur animateur

- Allez, on retire tout,
on retrousse le monde
et on va à la recherche
d'un fragment de Doru Covrig,

je le vois en or,
pris sous la fierté de n'avoir plus rien,
ou presque,

et je le vois infini comme un éclat,
un éclat de colonne,
celle qui soutenait ce qu'il n'y aura plus jamais,
la colonne d'un palais ouvert au monde des possessions,

je le vois très découpé,
comme un continent que l'on découvrirait continuellement,

je le vois petit, je le vois encore,
je le verrai toujours,
les yeux froncés, les yeux brillants,
le sachant tranquille,
il symbolise la paix
et nos mains sont bien trop grandes pour le confisquer,

je le vois dans le vide,
attaché à rien,
livré à tout,

je le trouve lumineux,
le soleil est en son miroir enchanté
au milieu de la première salle de bain,

je l'offrirai bien à qui ne le prendra pas
car il ne s'offre pas
et avant tout se refuse,
il sera toujours là visible et inaccessible,

je l'ai cru un instant derrière moi,
nos yeux sont ses aimants,
qui se retourne les a derrière sa tête,
avec l'art on ne plaisante pas…

A présent, je suis persuadé que c'est notre première pierre, celle à partir de laquelle tout bat, le sang à l'unisson…
C'est la première fois qu'un rêve prend forme, une forme tellement unique qu'elle semble impossible, impossible à saisir, impossible à retenir, impossible à décrire -je me remobilise- elle est aussi impossible à décrire qu'il m'est impossible de me taire à son sujet, est-ce à supposer qu'il est doux de tout voir en suspens, dans la lourdeur de l'invisible distance qui nous sépare des objets ?
Je suis le point du point d'interrogation pris dans le tourbillon du trait qu'il y a au-dessus du point du point d'interrogation.
"Point d'interrogation" : est-ce à dire qu'il n'y aurait point à s'interroger dans chaque question ! -remobilisation impossible- L'éclat semble avoir eu raison
gardée.

 

"A l'auberge du Père Tranquille" d'Angeline LAUNAY

Comme dans la chanson, j'ai passé la nuit sur une chaise, pensant qu'elle viendrait mais elle n'est pas venue . Et, la main sur la pendule, je me suis dit qu'il fallait séparer le rêve de la réalité. Ce n'est vraiment plus possible… lorsqu'on pousse la porte d'une pièce vide et qu'on va mettre le couvert sur la table, ce n'est pas drôle… de passer encore une journée sans elle. Nous avons gonflé ensemble un beau ballon, l'avons lancé vers la lune - une si bonne chose - mais c'est fini maintenant, et cela sonne comme un mensonge quand il faut passer encore une journée sans elle.

Une main sur la pendule… Avec l'autre, j'ai chassé le sommeil de mes yeux et je me suis réveillé pour passer encore une journée sans elle.

Alors je suis sorti dans le froid. J'ai marché le long de la Marne. Il faisait humide. Je fixais l'eau pour y noyer quelque chose… je me demandais quoi…

Je me suis retrouvé à l'auberge du Père tranquille. Je ne sais pas ce qu'il m'a pris : j'ai sonné au numéro 1 de l'avenue du Nord, pour ne pas le perdre sans doute. Je savais que là, habitait un homme médecine, une sorte de mage. Qu'importait sa réputation… Me jeter dans l'antre d'un lion pour m'y faire dévorer le cœur si c'était nécessaire ! - J'allais m'asseoir par terre, le dos contre un portail glacé, quand il a ouvert. Lequel de nous deux fut le plus surpris, je ne saurais le dire… Devant mon air hagard, il a esquissé un sourire et m'a demandé de le suivre. J'ai failli trébucher plusieurs fois car, au lieu de faire attention à mes pas, mes yeux s'accrochaient aux arcades d'une forêt de sculptures. Des totems, partout des totems ! Des humanoïdes plantés sur leur piédestal immuable ! Et je me sentais comme eux : planté ou transplanté. Oui, j'étais un de ces spectres de métal évidé, un contour humain au travers duquel passent l'air et la lumière.

Doru Covrig me regardait attentivement puis il déclara : " peine de cœur ". Je me sentais embarrassé. Devançant mes pensées, il ajouta : " on ne guérit pas de l'amour mais il faut guérir de l'attente ".

Il me proposa d'emporter un objet, un talisman, un substitut… Parmi toutes les silhouettes de bronze, j'en saisis une, la tenant comme un cierge ou un César… Rendez à Dieu ce qui est à Dieu, à César ce qui est à César, au mage la quintessence de son art, à l'homme dans la détresse le subterfuge qui le sauvera… Le sculpteur me poussa vers la sortie, me fit un signe de la main et dit : " je ne t'attends pas, tu ne m'attends pas. "

Rentré chez moi, j'ai préparé ma valise. Un peu plus tard, je suis monté dans un train que je n'ai pas attendu. Puis je suis descendu à une gare, dans un village. Au restaurant, on m'a demandé d'attendre, alors je suis parti. J'ai trouvé une chambre à l'hôtel de la place. Sur la table de nuit, était posé un téléphone inutile. J'ai dormi un peu, sans pendule.

A la nuit tombée, je suis descendu dans la rue. La lune s'y trouvait, ajustant son halo à celui des réverbères.

Bien sûr, je me demandais ce que je faisais là mais j'avais conscience que, de même que la statuette, je n'attendais personne… J'explorais un lieu inconnu et c'était déjà ça… Doru Covrig avait sans doute raison. Pourquoi vouloir guérir de l'amour… J'imaginais le beau ballon jouant à me cacher la lune. L'amour est l'amour, un contour de l'amour, une silhouette qui se faufile. L'amour est une bonne chose lorsqu'il sait comment se faufiler… Mais le souvenir de ma main sur la pendule me rappelait que l'amour n'était plus possible et que mon cœur s'était brisé d'avoir passé encore une journée sans elle.

Je me suis assis sur l'herbe mouillée. Je n'ai pas eu de couvert à mettre. A l'orée du village, des ombres bougeaient sur le velours de la nuit… Je les regardais sans les voir ou je les voyais sans les regarder. Je n'attendais ni l'heure du dîner ni celle du départ d'un train. Devant mes yeux évoluaient des déesses, des cariatides, des momies et des robots, nommés par l'artiste : mille Bouddhas, Papou-silhs, Gutembergs et princesses Loulou, certains couverts de lettres ou d'étoiles.

Je réfléchissais… Personne n'attend personne ; ni par amour, ni pas nécessité. C'est comme on veut et quand on veut. Ca paraît prétentieux mais c'est plus simple, plus vrai, plus tranquille. - Je pouvais déambuler dans la rue à l'heure qui me convenait, me coucher sur l'herbe détrempée, ne plus entendre " tic-tac " ou " dring-dring ".

Du néant surgirait l'avenir. De la solitude fleuriraient les projets. Sans l'attente, je me sentais enfin libre. Est-ce cette liberté que craint l'amour… Si je divaguais, la lune se garderait de me le faire remarquer même si elle m'observait du coin de son croissant. Cette nuit, j'allais la passer en sa compagnie. Lui avais-je donné rendez-vous ? Non, la lune ne m'attendait pas, elle ne m'avait jamais attendu ! La lune s'en fichait.

Je me sentais comme un lionceau ayant perdu sa mère et dont les chances de survie sont limitées. J'étais étendu sur l'herbe noire, ne respirant qu'à peine… Une voix intérieure me disait : " Pense à respirer profondément… Invoque les divinités de bois, de carton, de plâtre et de bronze qui révéleront à celui qui les questionne la cruauté de l'attente. "

J'avais souffert d'attendre. Déjà je ne cherchais plus à persister… Et depuis cette nuit, je m'en remets aux dieux tutélaires qui, eux, m'attendent sans attendre, juchés sur leur piédestal immuable.

Les textes présentés ci-dessus sont sous la responsabilité de leur auteur. Ils sont quasiment le fruit brut qui a été cueilli en fin de séance... sans filet !
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