SAMEDI 18 MAI 2013
de 14h00 à 19h00

dans le cadre du cycle
"J'écris comme d'autres peignent"

Animation : Régis MOULU

Thème :
Violer l’art (Degas)

Au cours de cette séance, il s'agit de révolutionner un aspect de notre écrit (changer constamment d'angle d'approche) pour tenter de produire un texte mémorable !

... Car, Edgar Degas n'a-t-il pas dit que "L'art n'est pas un amour légitime : on ne l'épouse pas, on le viole". Et aussi que : "avec une noix, un grain de raisin et un couteau, il y en a pour travailler vingt ans en changeant seulement son couteau de place" ?

Remarque : au-delà de la contrainte formelle (thème), le sujet "la femme au chapeau bleu" a été énoncé en début de séance (travail sur document : inspiration d'après le tableau figurant ci-dessous)
Pour stimuler et renforcer l'écriture et les idées de chacun, un support parlant noatmment de tout ce qu'on peut faire techniquemsnt avec une caméra a été distribué... Cool !

 

 

 





La femme au chapeau bleu d'Edgar Degas

Ci-après quelques textes produits durant la séance, notamment (dans l'ordre):


- "La petite géode" de Régis MOULU

- "Non dit... " de Nadine CHEVALLIER

- "Le mystère du chapeau bleu" de Marie-Odile GUIGNON

- "Chapeau l'artiste !" d'Ella KOZèS

- "Deux hommes et un chapeau" d'Angeline LAUNAY

"Triste bilan" de Janine NOWAK

 


"La petite géode" de Régis MOULU,
animateur de l'atelier


Un chapeau bleu, ce n'est pas comme des gants rouges. Un chapeau bleu, ce pourrait être des cheveux en plus, mais c'est surtout un couvercle à pensées, ou même l'imagination qui stationne dans le vapocuiseur.
Berthe avait mis son galurin pour se coucher, pour mijoter quelque chose. Elle arrangeait une dernière fois ses cheveux comme on arrache des mauvaises herbes. Elle voulait avoir les idées claires, offrir à sa vie quelques résolutions.
Et ses yeux étaient d'un blanc… translucide : on pouvait croire aisément qu'il s'agissait de deux implants importés d'une autre planète figurant dans un autre système solaire.
Ce serait la première nuit qu'elle passerait dans cette chambre de l'Etoile du Nord, un hôtel sordide du quartier aux putes près de la gare Saint-Lazard, au cœur du Paris encrassé.
Il n'y a pas dix minutes, un homme était encore avec elle. Comme un renard, il s'était laissé aller à regarder et à désirer sa peau de poule blafarde, dont l'éclat massif faisait penser à un drap blanc bien étiré.
Elle se doutait bien qu'il la mirait, mais elle n'avait pu le surprendre dans cette prédation que traduisait son œil qui inspecte et qui s'attribue tout ce qui l'entoure, pour peu que cela contienne sans et vie.
Il lui avait dit qu'il était représentant de chapeaux mous, elle lui avait rétorqué sans réfléchir « et moi le pape, mais dans sa sphère privée ! », cette incrédulité lui fit se raviser et s'improviser "modiste", ce à quoi, elle répondit qu'elle était mannequin de dos. Entre eux, tout n'était que mensonges, ils n'en étaient que plus excités ! Le marteau-piqueur de la provocation poursuivait son effet. La peur de perdre quelque chose rôdait.
Sous son couvre-chef qu'elle avait gardé toute la journée, son esprit travaillait. Des films étaient projetés dans son crâne, une petite géode. "La foire aux fantasmes" semblait en être le thème. Berthe s'appelait en vérité Coralie ; l'homme n'était pas modiste, et il lui tendit une épaisse enveloppe de billets. Pour qu'elle la vit, Claude tamponna la hanche de Coralie avec. Mais la jeune fille ne voulut pas se retourner. Elle savait qu'il lui donnerait de l'argent, c'était convenu. De l'argent contre sa mémoire : le deal consistait à effacer de son cerveau tous les souvenirs de son compagnon Hector. Ce dernier venait d'être assassiné par Claude qui, à présent, achetait les souvenirs d'une femme qui auraient pu le faire ressusciter. Cela avait un prix : le poids de l'enveloppe. Se préparait une double mort, en quelque sorte. Après tout, quand on trempe dans des affaires louches et qu'on a un fort caractère habillé d'intransigeances, on signe soi-même son arrêt de mort : telles furent les erreurs fatales de ce fou d'Hector !
Et pourtant, en son temps, Berthe et Hector, ce fut quelque chose d'extrêmement souriant, à savoir une existence passionnée avec des audaces qui génèrent de grands moments de vie de type Hollywood pour de vrai. Ce fut un amour dévorant qui incendia leurs corps. Il suffisait que leurs regards se croisent pour que chacun veuille basculer dans l'univers de l'autre, de préférence à la renverse, et en toute confiance. Une seule envie les ramonait : se consumer ensemble comme on saute dans le vide, sans parachute, comme on sonde les abysses, sans bouteille d'oxygène.
Comment oublier cela ? Pour Berthe, la transaction était douloureuse, mais le magot récupéré lui servirait de tremplin pour s'improviser une nouvelle vie.
Berthe était un joli rôle de composition pour Coralie, pour peu qu'elle puisse le décrocher. Elle disposait de quinze minutes pour convaincre Claude. Elle s'était habillée en femme banale, comme dans le scenario. La costumière lui avait donné ensuite le fameux chapeau bleu, si important dans l'histoire. Il était comme un petit bout de ciel condensé dans lequel devaient mariner les pensées de Berthe. Car production d'idées fécondes et de rêveries venait contrecarrer nostalgie et culpabilité. La coiffe devenait ainsi une sorte d'extension de vie, une projection de survie. Coralie, en tant qu'actrice débutante, y vit surtout une formidable façon de se concentrer. Mettre un chapeau suffit pour s'enfoncer dans un rôle, faire abstraction pour un temps de tout ce qui l'entoure et se sentir forte, comme bardée de vérités.
Le casting se passait directement avec le réalisateur, Claude Lelouch en personne, qui donnait la réplique. C'est donc avec lui qu'elle partageait en ce moment la chambre. Son déshabillé ne laissait place à aucune tricherie. Elle rêvait de livrer des émotions intactes, avec la pureté d'un bébé chat. Et, quand elle réussissait à être touchante, elle se sentait si puissante qu'elle s'attendait à ce que tout, tout autour d'elle, fonde comme des bougies.
Mais c'était sans compter l'acuité du regard professionnel du cinéaste consacré en 1966 avec "Un homme et une femme". Impossible à bluffer. Coralie fut recalée. De dos, elle n'avait pas été, apparemment, concluante. A l'énoncé de cette décision, elle se sentit comme plongée dans un bain de moutarde. Sa douleur manifeste lui permit cependant de décrocher sur ce film une figuration, celui d'une petite épicière avec un chapeau blanc.



"Non dit... " de Nadine CHEVALLIER


Quand elle était rentrée, il était dans la chambre où il remplissait sa valise.

Il s'était avancé dans l'entrée jusqu'à la porte de la cuisine.
Il la regardait, assise à la table, le coude droit posé sur la nappe à carreaux rouges qu'il exécrait.
Elle n'avait pas ôté son chapeau, cette cloche bleue avachie, était-ce de la paille teinte ? Il n'en savait rien et d'ailleurs s'en fichait mais, elle, y tenait, n'avait jamais voulu dire comment elle l'avait acquis. Était-ce le cadeau d'un ancien amant ? L'avait-elle acheté ? Volé ?
En rentrant, elle avait accroché son châle de laine noire à la patère de l'entrée puis s'était effondrée sur cette chaise de la cuisine.
La main gauche plongée dans sa chevelure rousse, elle se massait la nuque, en proie peut-être à l'une de ces migraines qui la laissait parfois abattue pendant des heures
La bretelle de sa robe avait glissée sur son épaule droite. Il se demandait bien pourquoi il avait tant aimé caresser ce dos blanc et ses épaules rondes. Comment lui dire ?

Depuis l'entrée, il la regardait, affalée sur cette chaise trop étroite, les orteils aux ongles peints de carmin écartés dans des sandales de cuir bleu, les jambes repliées, les genoux joints. Au printemps dernier, c'est lui qui lui avait offert cette robe, noire, rehaussée de dentelles blanches. Elle lui allait bien, avait-il pensé, elle lui faisait la taille fine, mettait en valeur ses seins gonflés et ses fesses rebondies.
Aujourd'hui, il la regardait, cette même robe remontée sur ses cuisses dodues et il la trouvait boudinée et ...grosse.
Oui, aujourd'hui, il la voyait grosse. Aucune émotion ne lui étreignait  le cœur en regardant cette femme qu'il avait pourtant aimée ... Comment lui dire ?

Elle se redressa, les boucles rousses de ses cheveux se coulèrent dans son cou blanc, le chapeau bleu glissa sur le côté, tomba sur le damier noir et blanc du carrelage.
Elle se pencha, révélant ses deux seins moites dans le décolleté de dentelle blanche.
D'un mouvement souple, sa main gauche remonta la bretelle de sa robe pendant que sa main droite ramassait le chapeau.
Elle le tint des deux mains au dessus  de la table. Il eut la vision fugitive d'un unique bleuet dans un champ de coquelicots.

Elle regardait le chapeau.
Lui la regardait.
Pourquoi ne parlait-elle pas, elle d'habitude si prompte à raconter ses journées ?
Comment lui dire à une femme qu'on la quitte ? Il aurait aimé de pas lui faire de mal.
Il avait l'impression d'être là depuis des heures. Levant les yeux sur la pendule de la cuisine, il sut pourtant que seulement quelques minutes s'étaient écoulées depuis son retour.

Elle regardait son chapeau et n'en croyait pas son cœur. Son homme était revenu.
Depuis tant de mois, elle n'espérait plus, elle avait même accepté cette vie avec ce garçon bien gentil, si amoureux d'elle. Comment lui dire ? Elle aurait aimé ne pas lui faire de mal.

Elle se retourna, le regarda, hésitante, les yeux brillants, et dit enfin, dit seulement :
"Il faut que tu partes".
Alors lui, soulagé, si soulagé, ne sut que répondre :
"Oui, je crois que c'est mieux"
Il prit sa valise et sortit sans un adieu.

Alors, à la fenêtre de la cuisine, elle fit signe à un homme qui attendait dans la rue devant la boutique du chapelier.

Deux hommes se croisèrent sur le seuil de l'immeuble, un garçon tête nue avec une valise et un homme brun avec un chapeau noir.

 

"Le mystère du chapeau bleu" de Marie-Odile GUIGNON


Estrélamine est une princesse qui danse dans les étoiles :
Légère, elle vole comme une libellule.
Rapide, elle se déplace comme l'éclair.
Agile, elle se faufile comme un torrent entre les pierres .
Intelligente, elle réfléchit comme un miroir biseauté.
Curieuse et avide de découvertes, elle voyage comme un explorateur.

Ce jour-là, ses entrechats l'ont conduite au-dessus de la forêt perdue dans les montagnes escarpées à proximité d'un vieux château, une bâtisse de ruines érigée sur un piton rocheux surplombant un gouffre, pour y chercher quelque minet en ermitage.

Elle descend donc avec son parachute doré et atterrit sur la tour de guet.
Satisfaite, elle arme sa caméra directement sur ses pupilles et balaie, d'un regard panoramique, les alentours.

Sur le flan de la montagne des formes circulaires grisées sont, ça et là, égaillées. Elles surgissent d'amas de pierres rondes qu'elles semblent vouloir dissimuler. Un zoom sur l'un de ces cercles l'informe que le gris vire au bleu et que le centre se noircit. Elle décide donc de s'approcher afin de découvrir l'identité de cette plantation. Sa dextérité aidant, elle se glisse entre les ocres vermoulus des murs fissurés par d'agressives branches torturées de verdâtre.

Subitement, une forme animée s'ébroue dans l'angle d'une ouverture située juste sous ses pieds. Sans bruit, elle effectue un travelling tout en développant son grand angle. Avec recul, elle découvre une femme plantureuse, une épaule nue, accoudée dans l'embrasure d'une grande meurtrière, qui repousse ses cheveux bruns sous une coiffe peu identifiable, une sorte de cloche d'un bleu délavé de jean. Elle semble très absorbée.
Médite-t-elle ?
Rêve-t-elle ?
Contemple-t-elle l'abîme qui gît en contrebas ?

Un gros plan sur la main qui tortille ses cheveux poisseux aux reflets roux révèle des ongles longs et crochus, des doigts boudinés rougeâtres tachés de violine...
Estrélamine se focalise sur le coude recouvert d'une grosse callosité noire qui contraste étonnamment avec la carnation laiteuse de son dos, irisé par les reflets de la lumière plongeant sur sa vaste nuque.
Ensuite elle observe la partie visible de son profil : une mâchoire solide, un nez en trompette, une joue rebondie... Quant à l’œil ! Juste une parcelle de blanc dans le coin et puis, de l'ombre partout sous le chapeau qui cache son front.
Estrélamine zoome sur la matière bleuâtre qui lui semble visqueuse...
Trop tard ! Un nuage cache le soleil... Une pénombre s'installe dans le castel...

A tâtons, Estrélamine descend les marches de ce qui devait être un escalier en colimaçon. Des rayons jaunes traversent un mur boursouflé de lichens orangés d'un plus bel effet. Peu après elle se retrouve sous la voûte d'une porte béante débouchant sur une cour abrupte semée de pointes de roches turquoise. Un grognement musical résonne autour d'elle.
La femme accoudée, penchée à la fenêtre, juste en face d'elle, s'adresse à une boule noire poilue lovée entres les rochers un peu plus bas : Son chat !

Une sorcière ! Cela va de soi ! Peut-être même une ogresse bien vêtue ?
La fine étoffe transparente qui glisse sur son épaule enserrée par un bustier noir lui sied si bien malgré son aspect de matrone.
Attention ! La voilà qui retire son couvre-chef... Elle le saisit à pleines mains comme un sandwich...Elle mord dedans par petites secousses... Elle le mâche, le mange ! Quel comportement bizarre !...

Estrélamine profite de cet instant pour se déplacer sans être repérée, elle descend le long de la falaise en espérant atteindre les premières plantations. Elle effleure de ses pas légers l'escarpement terrifiant des éboulis oubliant la sorcière gourmande et son chat .

Subitement elle débouche sur le champ : Des champignons en gestation.
Ils sont aussi nombreux que les jours de l'année ! Les plus petits en tête d'épingle, les suivants comme des billes, les autres élaborent leurs pieds, ceux d'après leurs corolles, les juniors affirment leurs têtes en forme de bol inversé, les aînés façonnent avec finesse un bord qui s'étale autour d'un dôme conique légèrement rainuré... Leurs couleurs déclinent l'arc en ciel pour atteindre à leur maturité le bleu, l'indigo.

Estrélamine reste éblouie.

  Un frôlement l'interpelle ! Le chat se dirige à pas de velours vers l'énorme champignon bleu-indigo... Il le cueille d'un fort coup de patte et s'échappe par une grande anfractuosité...

Estrélamine a compris. Elle fait demi-tour, regagne les appartements ruinés de la forteresse.

La sorcière, à proximité d'un volumineux chaudron léché par les flammèches roses d'un feu de cheminée, marmonne des formules inaudibles.
Par intermittence elle baigne l'énorme champignon rapporté par le matou dans la vapeur qui émane du récipient chauffé.
Après l'avoir ainsi plongé vingt-quatre fois, à l'aide de son coutelas, elle retire le faîte du champignon et le pose sur ses cheveux dénudés par son précédent repas, découpe le pied et l'ingurgite en poussant des « hum » de satisfaction !...
Le minou l'épie d'un air suppliant, il s'étire les griffes effilées...
Soudain, dans un éclair, il se métamorphose en jardinier avec un beau tablier vert... Mais redevient chat quelques instants après...

C'est ainsi que par une belle journée d'exploration, Estrélamine a découvert le mystère de la femme au chapeau bleu qui cultivait des champignons avec son chat-jardinier, pour subsister avec coquetterie sur son surplomb escarpé.

 

"Chapeau l’artiste !" d'Ella KOZèS


Si quelqu’un lui demandait ce qu’elle ressentait, elle répondrait sans hésiter une grande fatigue. Mais, personne ne s’enquiert de son état. Myriam s’assoit sur ce lit miteux pour la dixième fois de la journée. Elle ne sait si ce sera la dernière. Une épaule dénudée pour bien illustrer l’intimité du moment, elle ramasse ses cheveux roux de la main gauche. Elle n’entend plus rien du brouhaha qui l’entoure. Elle sent la moiteur et la mollesse l’envahir. Elle serait presque bien là, petit îlot de calme dans une agitation sans nom. Plus rien ne la concerne. Elle est parfaitement consciente de ce moment d’absence. En arrière-plan, elle suit les allées et venues précipitées des uns et des autres. Sa main relâche d’un coup son éblouissante crinière qui resplendit sur son dos d’un blanc laiteux irisé. 

Mika fait un geste discret au machiniste et à la caméra d’épaule. Sans un mot, la lumière intense se pose sur ce bout de chair étincelant de pureté, déchiré par la touche de feu de cette chevelure abondante à la fois chatoyante et sauvage. Elle me rend dingue avec son chapeau bleu posé n’importe comment. Il prend brutalement conscience que la beauté ne se dévoile pas au moment où on l’attend. Il l’avait vu venir au casting, et n’avait rien ressenti de particulier. Pas mal, avait-il  pensé. Elle devait sa présence sur le tournage à son grand corps un peu mou de belle plante, à sa pâleur maladive, à sa façon de s’abstraire du monde, de ne pas avoir l’air d’être là tout en occupant l’espace. Il avait alors pensé qu’elle serait la prostituée parfaite pour cette grande fresque sur le XIXème siècle.

Mi mondaine, dans un corset léger, les seins lourds et généreux à peine recouverts d’un voile, Myriam incarnait à elle seule, ces filles d’ouvriers attirées par le miroir aux alouettes. Dans le meilleur des cas, elles épousaient sans amour un vieux barbon qu’elles retenaient d’une main experte… Pour celles qui n’avaient pas de chance, abandonnées par l’objet de leur convoitise sans avoir pu s’unir devant Dieu, elles finiraient en maisons closes. A cette époque, pas si lointaine d’ailleurs, l’amour n’était pas le préalable obligatoire au mariage. Le mariage, en revanche, était une garantie financière. Les filles en quête d’amélioration de leur statut n’avaient pas beaucoup de choix : la maison privée (qui était close finalement, puisqu’elles se prostituaient avec un vieux mari), ou le bordel. L’argent permettait aux quinquagénaires sur le retour de s’offrir, soit une vierge jamais sortie de chez ses parents, soit une jeune personne délurée qui cherchait à se ranger. L’image le fait sourire : un petit veau de lait, ou une vache folle ! Son avenir ? Neurasthénique ou enragée !

Portant de nouveau son regard sur Myriam toujours immobile, Mika se sent défaillir. Quelle délicatesse ! Cette nuque gracile, cette oreille nacrée ciselée à la perfection, ces petites mèches de cheveux collées par une goutte de sueur qui perle sous le feu des projecteurs… Il ne sait pas ce qui lui arrive, mais il sait avec certitude que cette émotion n’a jamais été ressentie auparavant de cette façon en son âme et conscience… ni en son cœur, ni dans son corps, d’ailleurs ! L’esthète en lui se rebelle : cette fille n’a aucune prestance ! Rien à voir avec les stars qu’il a pu croiser à Cannes l’année dernière… Non, c’est vrai, rien à voir avec ces femmes retouchées comme des images de papier glacé. Mouché, l’esthète se tait et libère Mika. Ce dernier ne quitte plus Myriam des yeux, sauf pour vérifier à la dérobée que ces instants de grâce seront bien dans la boite. Les autres techniciens lui sont gré de leur laisser un peu de temps pour mieux réaménager la scène.

Comme au sortir d’un songe, Myriam se redresse avec une nonchalance toute animale, sans se douter un seul instant que Mika est en train de tourner une des plus belles scènes du film. Elle se déplie littéralement en inspirant. Ses seins majestueux apparaissent alors comme un cadeau de la vie. Son dos lacté est progressivement mangé par l’ombre dans ce mouvement lent, et c’est son visage étonnamment rayonnant et doux qu’elle offre au cadreur.  Revenu à lui, Mika lui ordonne de le regarder. Il lui dicte les consignes de retirer son chapeau pour se passer la main dans les cheveux, qui retombent alors en cascade autour de l’ovale délicat de son visage.

- Remets doucement ton chapeau... Bien, très bien
-
Souris tristement maintenant, laisse tomber tes épaules... bien... encore un peu plus si tu peux. Le monde entier te pèse.

Myriam s’exécute. Des larmes de fatigue lui montent aux yeux.

- Magnifique, continue… Tu es lasse, très lasse…
- T
u vas te déshabiller lentement… très lentement. Bien… Juste le corset, Myriam…
-
Ne retire que le corset et garde la chemisette, ajoute Mika dans un élan de pudeur que personne ne lui connaissait.
- Je veux de la transparence, hurle-t-il à l’attention des machinistes.
- Maintenant, tu vas te laisser tomber comme un sac sur le lit. Génial…
-
Coupez !

Il se lève de son siège et l’équipe applaudit. Alors, pour remercier Myriam de cette prise de vue qu’il pressent comme exceptionnelle, il applaudit dans sa direction et s’incline. A ce moment précis, il pense qu’il ne s’est jamais incliné avec autant de bonheur devant la beauté. Myriam, encore aveuglée par les projecteurs violents, sonnée par l’effort de concentration qu’elle vient de fournir, ne cherche même pas à comprendre la situation. La fatigue lui dévore le visage. Ses yeux verts sont éteints et reposent comme deux pauvres flaques d’eau sur le cratère de ses cernes.  Attendri, Mika lui conseille de rentrer se reposer et ordonne la commande d’un taxi pour la ramener chez elle.

Seul dans sa suite, il se prend à rêver de tout recommencer avec Myriam, pour autant qu’elle se mette à l’aimer pour lui-même, et non pour ce qu’il peut représenter dans la carrière de cette dernière. Le souvenir de ces jeunes filles qui utilisaient leurs charmes pour grimper dans la hiérarchie sociale l’obsède encore. Laissons-nous le temps de nous apprivoiser. Restons vigilant à ne pas devenir ce vieux beau qui attire les midinettes en mal de réussite. 
Hier, il se sentait au seuil de sa vie, côté vieillesse, côté sagesse.
Depuis deux heures, il se sait au début d’une nouvelle vie ; d’une vie plus profonde, loin des apparences, d’une vie dont la sagesse n’est pas exclue d’ailleurs…
Le jeune homme qui va probablement la serrer dans ses bras ce soir ne connaît certainement pas sa chance. Aurait-il été ému par cette perle de sueur, par ce visage rongé de fatigue ? Se sent-il « tout chose » quand elle s’étire délicieusement ? A-t-il perçu la beauté cachée de ce grand corps épanoui ?
Myriam est belle dans sa vérité. S’il a réussi ne serait-ce qu’une minute, à saisir la vérité de cette jeune femme, il peut s’estimer heureux.



"Deux hommes et un chapeau" d'Angeline LAUNAY


- Qu’en penses-tu ?

- Moi, que veux-tu que j’en pense ? Rien, vu qu’on ne voit rien !

- On en voit assez pour en penser quelque chose… Tiens, je pense qu’elle pense, et je vais même te dire à quoi…

- Si c’est pour inventer… On ne sait pas si elle est belle ou moche.

- Belle ou moche, on s’en fout ! C’est pas ça le plus important. Le plus important, c’est le chapeau et la couleur du chapeau.

- Ben voyons, l’objet du désir est un objet ! Et qu’y a-t-il sous le chapeau ?... Une joie, une tristesse, un vide, un drame ? Il y a des cheveux qui dégoulinent sur une nuque blafarde. Le chapeau, il cache un front, coupe une oreille, jette une ombre au tableau et n’en a rien à foutre !

- Elle s’appellerait bien Douna… Douna a l’air préoccupé.

- Ah oui ?

- Oui. Une main sous le menton, l’autre tout près du cervelet. Elle semble assaillie par le doute et les problèmes. Ce n’est pas tout rose pour elle. D’ailleurs, son chapeau, il est bleu.

- Bleu, c’est pas catastrophique.

- Oh que si ! Le bleu exprime la peur, l’angoisse, la déprime. Un teint bleuâtre, c’est l’annonce de l’outre-tombe. Le chapeau en cache long, il empêche les ennuis d’envahir l’espace.

- Admettons. C’est vrai que montrer seulement son dos est une manière de ne pas faire face à l’adversaire. Si le danger arrive par derrière, elle n’en saura rien. Poignardée dans le dos, voilà une fin brutale, cruelle, absurde. Offrir ainsi son dos à l’adversité, il faut une sacrée dose d’inconscience !

- Pas si sûr… J’imagine que Douna se demande ce que va devenir sa vie. Sa main gauche frotte la lampe – sa boîte à idées – pour en faire émerger quelque solution miracle.

- Douna est une femme qui se penche sur son passé. D’accord, ça fait loin et ça n’a pas l’air tellement gai. Son menton se repose sur la plate-forme de ses doigts tandis que l’autre main réchauffe quelques souvenirs enfouis. Le moment reste suspendu. L’ombre affronte la lumière.

- Tu as raison, il y a de la magie dans l’air… de la magie un peu noire.

- De la magie grise alors…

- Je suis comme envoûté par la Douna.

- Tu lui as trouvé un petit nom qui lui va bien.

- Un nom de magicienne qui cherche à scruter les abysses.

- Où crois-tu que plongent ses pensées ?

- Ce n’est pas son dos qui nous le dira.

- Si seulement on pouvait apercevoir son visage…

- Manifestement, elle n’y tient pas.

- Son dos est éloquent.

- Vraiment ? Que dit son dos ?

- Il dit : « J’ai froid, éloignez-vous ! »

- Peut-être dit-il plutôt : « Couvrez-moi de vos ardeurs. »

- Comme tu y vas !

- Douna, tu m’intrigues. J’aimerais savoir qui tu es…

- Te voilà captivé !

- Me voilà capturé !

- Par un dos.

- Et par un chapeau.

- On ne peut s’arrêter à un dos et à un chapeau.

- Je sais mais tout le reste nous échappe.

- Et tu prétendais tout à l’heure que tu allais me dire à quoi elle pense… J’attends toujours.

- Elle se demande où elle va dormir cette nuit et où elle va pouvoir réchauffer ses pieds et son cœur.

- « Un pied contre mon cœur ». Propose-lui donc de venir chez toi ce soir…

- C’est qu’elle n’est qu’un mirage.

- Merci, je le savais. Je voulais dire… N’aurais-tu pas une Douna à réchauffer,  qui t’a tourné le dos, et que tu pourrais débarrasser de son chapeau ?

- C’est qu’avec ma « Douna », on est en froid.

- Eh ben voilà pourquoi elle te fait tant d’effet « La femme au chapeau bleu » !

- Ta Douna, où se trouve-t-elle en ce moment ?

- Elle a mis de la distance entre elle et moi.

- Je comprends que tu vas avoir du mal à la rejoindre.

- Mon histoire, c’est ça : une femme qui montre son dos et qui cache son visage. Ca n’a rien d’une joie et ça a tout d’une tristesse. « As-tu chaud ? As-tu froid ? Enlève ton chapeau et tourne-toi vers moi... » C’est ce que j’ai envie de lui dire… Evidemment, si elle esquissait un mouvement, si elle dénouait sa chevelure, si ce chapeau pouvait tomber… Si je pouvais tenir ses mains dans les miennes, si les mots coulaient de source…

- Quand je t’ai dit tout à l’heure que je n’en pensais rien parce qu’on ne voyait rien, je voulais éliminer la souffrance. C’est la raison pour laquelle il n’y a aucune Douna dans ma vie. Je ne dis pas que l’envie de caresser ce dos lumineux ne m’effleure pas, ni celle de jeter au sol ce chapeau qui ne sert pas à grand-chose ! Mais je laisse les illusions où elles sont, les tableaux au fond de leurs musées et les regrets au placard. D’accord, je comprends qu’on puisse rester sous le charme d’une peinture… enfin d’une femme qui abrite son mystère sous une cloche bleutée en paille ou en tissu.

- Tu n’imagines pas comme on peut être obsédé par la ligne descendante d’un cou ou d’une épaule, la ligne estompée d’un profil qui se dérobe…

Tu me fais l’effet d’un prince de l’illusion qui fait surgir d’un fond vide, lisse et coloré, une figure d’éternité. Je ne suis pas loin de succomber moi aussi au maléfice… Me voilà sur les traces de Douna, à son insu, ému par l’éclat de la lumière sur sa peau claire, tenté d’entourer de mes bras ses épaules offertes. Mon regard glisse sur le chapeau bleu, je pose ma tête sur l’ombre de son cou, murmure quelques mots à son oreille. Je crois qu’elle m’entend dans ma détresse d’homme sans boussole.

 

"Triste bilan" de Janine NOWAK

Elle.
Je l’ai aimée.
Je l’ai aimée passionnément.
Cet amour était-il partagé ? Je l’ai cru, oui, fou que j’étais.
Peut-être a-t-elle eu quand même un peu d’affection pour moi … dans les premiers temps ?
Non, je m’illusionne, je divague encore. A vrai dire, aujourd’hui, avec le recul, je suis à peu près certain qu’elle avait seulement la délicatesse de me le faire croire. Car à cette époque, nous avions encore du respect, l’un pour l’autre.
Je l’ai rencontrée chez des amis. Elle arborait ce soir là, un drôle de petit chapeau comme on n’en fait plus aujourd’hui, un microscopique « bibi » ridicule à souhait et bigarré, mais qui se mariait à merveille avec le joli coloris de ses cheveux. Elle était si belle, qu’elle pouvait tout se permettre, même des tenues extravagantes et hautement fantaisistes.
Je suis resté saisi d’admiration dès le premier instant et dans ma tête je lui ai spontanément donné le surnom de « fille du soleil ».
Comme toutes les rousses, sa peau était fine et laiteuse. Son visage, que je jugeais délicat et spirituel, était mis en valeur par sa chevelure de feu.
Elle était seule.
J’arrivais seul.
Tous les autres convives de la soirée étaient en couples. Nous nous sommes donc retrouvés voisins de table. Bien évidemment, nous avons dû deviser. De quoi avons-nous parlé ? Je ne saurais le dire. Tout ce dont je me souviens, c’est que je la regardais, je la buvais des yeux ; cela suffisait à mon bonheur. J’étais « pincé », comme je ne l’avais jamais été.
Nous nous sommes revus dès le lendemain, puis le jour suivant et encore celui d’après.
Chaque fois, elle portait un couvre-chef différent.
Quinze jours plus tard, elle s’installait chez moi, avec son incroyable collection de chapeaux.
Des défauts ? Oh, elle en avait. Qui n’en n’a pas ? Je ne suis pas moi-même irréprochable. Mais à cette époque, mon indulgence – ou plutôt mon aveuglement – transformait ces défauts en charmantes qualités. Tout en elle me séduisait, tout ce qu’elle faisait me semblait adorable. Elle pépiait comme un oiseau, et ses discours – souvent décousus – me ravissaient. Bref, j’étais devenu le parfait imbécile heureux. A tel point que, quelques semaines plus tard, dans l’enthousiasme du moment … je lui proposais le mariage.
Cette idée l’enchanta. Nous fîmes une joyeuse réception, avec peu de parents, mais beaucoup de relations. C’était fou le nombre d’amis … hommes … qu’elle avait !
Moi – crétin que j’étais – j’étais fier d’avoir au bras cette jeune et flamboyante beauté ; orgueilleux de montrer à tous qu’elle était à moi.
Elle était vive, frétillante, enjouée, toujours en mouvement. Pour elle, la vie était une fête permanente. Depuis que nous vivions ensemble, j’étais pris dans un tourbillon : spectacles, invitations, soupers tardifs, night-clubs, soirées plus ou moins mondaines et plus ou moins arrosées.
Hélas, je compris vite que nos caractères s’accordaient mal. D’un tempérament assez casanier, étant plus amateur de nature et d’air frais que de caves enfumées, je finis par ma lasser. Je renâclais, suivais en traînant les pieds ou même refusais catégoriquement certains soirs de bouger de la maison.
Elle n’en prit pas ombrage du tout, du tout, du tout.
Esprit libre et intrépide, elle sauta même sur l’occasion pour sortir seule.
Elle rentrait tard … de plus en plus tard.
Oh, elle avait toujours de bonnes explications à fournir. Son travail, n’est-ce pas … Ses obligations professionnelles … Tous ces cocktails auxquels elle était tenue d’assister … Tous ces gens terriblement importants, qu’elle devait absolument fréquenter, sa carrière en dépendant …
Tu parles … Je n’étais pas dupe. Je faisais semblant. Par mollesse, par lâcheté et surtout pour ne pas la perdre. Car je l’aimais encore, et peut-être plus qu’avant.
Le temps a passé. Cinq ans. Nous vivons toujours sous le même toit. Toujours ensemble. Enfin … chacun dans son coin.
Assis dans mon fauteuil favori, je la regarde.
Son teint si frais s’est gâté. Elle a trop bu. Elle boit encore. Oh, elle ne fréquente pas les bars du coin et ne se livre pas à la pochetronnerie en catimini à la maison. C’est plus subtil ; c’est ce que l’on nomme l’alcoolisme mondain.
Tous ces nombreux raouts auxquels elle tenait tant ont favorisé l’engloutissement de quantités déraisonnables de boissons fortes. Elle y a pris goût.
Pour son malheur, elle tient bien l’alcool et déteste les jus de fruits qu’elle juge trop sucrés.
Petit à petit, au fil des jours, mes yeux se sont enfin ouverts … tandis que les siens se flétrissaient.
Ses pommettes de plus en plus roses ? Non, ce n’est pas un nouveau maquillage, mais bien de la couperose.
Son épiderme laiteux ? Il n’est plus laiteux mais blême, blafard, maladif, couleur suif, sous un fond de teint qui au fil du temps s’épaissit par nécessité.
Sa chevelure si généreuse, si chatoyante, si soyeuse ? Du crin, du crin asséché, couleur queue de bœuf !
Ah, une chose est restée inchangée : son attirance pour les chapeaux. Elle demeure fidèle à ses grotesques galurins. Ils sont juste devenus plus grands, plus enveloppants, car lucide et toujours attentive à son image, elle comprend que désormais, moins on en verra d’elle, et plus elle sera à son avantage.
En ce moment, la voilà occupée à poser sur son crâne son chapeau-cloche bleu, celui qui cache bien le haut de son visage, dissimulant ainsi les rides du front et les pattes d’oie au coin des yeux.
Elle a conscience qu’elle s’est fanée, alourdie. Elle sait que sa beauté s’est envolée, qu’elle a cessé depuis longtemps d’être la reine de la fête.
C’est bien triste.
Mais elle continue à vouloir faire illusion.
Ah, faire illusion ! Surtout ne jamais renoncer, tenir à tout prix, avancer la tête haute.

S’étourdir, encore et encore. Jusqu’à quand ?


Les textes présentés ci-dessus sont sous la responsabilité de leur auteur. Ils sont quasiment le fruit brut qui a été cueilli en fin de séance... sans filet !
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