SAMEDI 1er Février 2020
de 14h00 à 19h00

dans le cadre du cycle
"Vives incitations - année 2"

Animation : Régis MOULU

Thème : Faire en sorte que l'espace soit autre

Parce qu'on est toujours subordonné à l'espace ou au temps, il est opportun quelquefois de moduler cette donne. Ainsi pourvoir d'une autre dimension un espace alloué à une histoire est inspirant. Entre réalité et perception autre, entre visible et invisible, entre vérité et poésie, tout un monde grouillant peut émerger. C'est ce que nous avons investi au cours de notre nouvelle séance d'écriture où le décor, trop souvent accessoire, a conditionné favorablement tout le reste !

Remarque : au-delà de la contrainte formelle (thème), le sujet suivant a été énoncé en début de séance : on suit un passant. Pour ce faire, noter tout ce qui nous vient à l’esprit lors de cette « filature » (notre perception sera, d'ailleurs, toujours en mouvement), la tombée de la nuit donnant un nouvel aspect à bien des choses pourtant connues...
Pour stimuler et renforcer l'écriture et les idées de chacun, un support explicitant comment évoquer et dilater l'espace a été distribué en ouverture de session, gros whaouh !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ci-après quelques textes produits durant la séance, notamment (dans l'ordre):


- "Retour aux sources" de Christiane FAURIE

- "Un air louche" de Janine BURGAT

- "Compte-rendu banal des déplacements d'un type à travers le bois de Vincennes" de Marie-Odile GUIGNON

- "Entre hier et aujourd'hui" de Nadine CHEVALLIER

- "La beauté sans scrupules" de Régis MOULU

 


"Retour aux sources" de Christiane FAURIE


De retour après un long exil, je retrouve la voie d’Estrée. Engoncée derrière le boulevard, elle donne l’air d’être fermée aux opportuns comme l’arrière boutique du fripier.
Elle ressemble à un chemin à l’envers ou un pull dont on verrait les coutures, les écuries du château, l’envers du décor.
Cette voie livre au curieux qui s’y engage l’arrière de riches demeures ayant pignon sur rue côté boulevard.
De cet endroit, elles restent invisibles au passant sauf à y porter le regard au travers de lourdes grilles menaçantes, déclenchant ainsi l’aboiement inhospitalier du chien de garde à l’affût de l’imposteur.
C’est là que nous déambulions après ses journées, fourbus.
Je l’attendais quelquefois des heures durant car nous ne pouvions pas courir le risque d’éveiller les soupçons.
Je surveillais de mon rétroviseur certains soirs en vain. Je m’aventurais alors seule sur ce chemin devenu ennemi.
Parfois, j’apercevais la petite lumière du collier de son chien noir vaciller au loin. C’était alors le point de départ d’un grand voyage vers un continent inaccessible.
Ses pieds chaussés de haut, les semelles usées d’autres contrées, le corps fatigué de tant de mauvaises rencontres, la tête enfoncée dans son cou puissant tel un boxeur prêt à affronter l’adversaire.
Etait-il enclin ce soir à faire escale ou juste une halte ?
Le premier bosquet dépassé, il ne pouvait encore m’apercevoir. Je l’observais. Je l’espérais moins taciturne, prêt aux confidences ou à démolir mes repères fragiles, laminer mes équipements de protection forgés avec le temps. Je les pensais à la hauteur mais on est souvent trahi par ses convictions.
La ruelle s’habille de mauve par touches surprenantes.
Quelques passants avides de contact l’abordent. Il prend le temps de converser avec chacun sur la race de son animal de compagnie, son âge, ses aptitudes particulières sans se soucier de ma présence.
L’odeur entêtante des buis longeant le chemin m’incommode comme un relent de cimetière. Lui, il aimait cette force, cette âpreté qui le rattachait aux valeurs ancestrales.
Nous tentions de deviner les demeures à proximité, de leur donner vie. Nous les dotions de travers les plus sordides, il déployait ainsi un esprit mauvais qui m’effrayait un peu.
Je me prêtais au jeu. Nous les faisions voyager à travers l’histoire de leurs ancêtres. Cela nous propulsait tous deux vers des continents que nous nous plaisions à explorer.
La ruelle était alors tantôt charmeuse, offrant un rondin de bois à l’abri des regards, tantôt sombre et inquiétante laissant présager un malheur tapi dans l’ombre.
A cet instant, nous nous rapprochions imperceptiblement l’un vers l’autre et je sentais la chaleur de ce corps puissant.
Mais souvent il restait muet, muré dans sa douleur, sa lassitude, son constat d’échec.
La rue se drapait d’un manteau noir, épais, masquant les aspérités du muret auxquelles se raccrocher en cas de naufrage.
Nous plongions à cet instant dans les eaux profondes du cap Horn.
Je relevais mon col et frissonnais sans le moindre mouvement de sa part.
Les grilles des bâtisses prenaient alors de la hauteur, méprisantes, réticentes à toute intrusion, dessinant des ombres malfaisantes ?
Mon pauvre être n’était pas à la hauteur pour espérer atteindre la cime.
Aujourd’hui, je me risque à nouveau à dépasser la butée de terre libérant l’accès à la rue.
Un passant y déambule devant moi ? Je suis à distance.
Le soleil se couche et les lueurs ambrées se peignent sur les murets.
Le chemin se creuse de par les ombres portées et j’ai soudain peur de m’y engouffrer.
L’inconnu semble m’attendre et son pas se fait traînant. J’aurais aimé rester seule.
Il s’attarde, coupe une branche qui s’est aventurée loin de son arbre. Il l’ausculte, la renifle tel un scientifique posant ses hypothèses et cherchant son carnet de note au fond de sa poche.
Je souris, il se retourne surpris «  il y a longtemps que je n’ai vu âme qui vive à cette heure. J’aime cet endroit. J’y fais halte à chacun de mes retours de voyage . Ce lieu est chargé d’histoire. Il semble avoir traversé de nombreux continents, n’est ce pas ?»
Je souris les larmes aux yeux et je m’enfuis dans le faisceau lumineux de ses yeux.
Il sait.


"Un air louche" de Janine BURGAT


Pourquoi celui-là ?
Va savoir. Il a l'air louche. Il a un sac à l'épaule, plutôt lourd, un sac couleur caca d'oie, des baskets hors d'âge et un paletot pas net dans les gris anthracite. Tête nue, un peu chauve, des yeux clairs.
Moi, je glandais à la sortie du métro, toujours un peu à l'affût tout de même. Tout en haut des escaliers, c'est ma place favorite. Accoudé à la rambarde, je les regarde monter par dessus, des chauves, des casquettes, des crépus, des cheveux plein vent, longs, plats, courts, des rasés, des sales, des blonds.
Lui, quand je l'ai vu monter péniblement, chargé, cherchant du regard quelque chose ou quelqu'un, j'ai senti le picotement habituel au creux de l'estomac. Un pigeon celui-là. Comme je les aime. A suivre c'est un bonheur, un plaisir. C'est malsain, mais bigrement excitant.
Qu'est-ce qu'il cache dans son sac kaki ? Il a mis une main sur la rambarde, à deux pas, même pas, de moi. Et il part, en direction du boulevard de l'Europe et de ses platanes déplumés. A cette période de début d'hiver, ils lancent leurs branches vers le ciel, copiant les arbres de Noël avec des boules, des petites boules brunes hérissées de piquants peu appétissants signant la fin de l'automne.
On laisse dans notre dos la plaque rococo du métropolitain et on prend la rue de Rome entre la rue de Londres et la rue d'Amsterdam. J'aime particulièrement pister dans le quartier de l'Europe. Je voyage dans les rues sans frontière, sans barrière, au hasard des immeubles un peu vieillots et bien pourris.
Je piste, je renifle, mon passe temps favori. Je voyage dans les noms, Rome, Bavière, Munich, Prague. Je connais l'Europe comme ma poche depuis tout petit.
- Tu seras quoi, toi, quand tu seras grand ?
- Détective ?
- Vu sa taille, il a ses chances.
- Il a même de l'avenir !
A défaut de métier, j'en ai fait mon temps libre. Et me voilà flairant le chaland nonchalant, l'ahuri perdu, celui qui ne connait pas le coin. Celui-là, visiblement, cherche son chemin ou cherche une cache à ses lingots ? Ou un abri pour son linge sale ?
D'abord, il a failli se prendre un camion en pleine face. Il s'est rattrapé au dernier moment en sautant sur le trottoir quand l'autre a pilé pour décharger.
Mon gugusse a sauté dans une flaque. La pluie mouillait ce matin, aussi bien l'asphalte que les briques rouges des immeubles d'un coup luisantes, lustrées presque dorées. Le quartier de l'Europe c'est l'avant guerre avec un soupçon de stalinisme mais sans les noms habituels des banlieues rouges. Les briques s'imbriquent dans les immeubles comme de minuscules cubes. Des milliers de briques. Haussmann n'aurait pas aimé ce que Staline a inspiré. Moi j'aime bien. Ca sent l'ouvrier d'avant, les petites cours avec trois brins d'herbe et un arbuste rachitique, des grilles pimpantes comme si d'un immeuble parfaitement cages à lapins, on avait donné à chacun une maisonnette proprette. Une arnaque. Je la sens moi, l'arnaque.
Et lui, qui a dépassé maintenant le boulevard Napoléon, il cherche, moi sur ses talons, pas trop près, tout de même. Le quartier est quasiment résidentiel, pas de boutique.
Alors, son sac ? De couchage ? De marin ? De militaire ? De voleur ?
Son dos est un peu voûté, la quarantaine. Un marcheur, la démarche est souple malgré le poids.
La fin de l'après midi éclabousse la cime des immeubles et des platanes du boulevard. Il ferait presque bon, humide mais frais. Quelques flâneurs nous croisent. Les vieux du quartier plutôt, ils discutent, ils s'occupent.
Il a arrêté l'un d'eux qui lui fait signe. Tout droit. Il cherche bien quelque chose. Il est remonté sur le trottoir boueux et il avance. Du boulevard les petites rues partent en épis de plus en plus rapprochées. Certaines sont si étroites qu'en fermant les yeux et en écartant les bras on toucherait presque les deux côtés de briques. On le faisait étant gosses.

Il entre dans la rue des Longs Manteaux. Ma préférée. On dit qu'avant c'était un coupe gorge de la banlieue rouge. Qu'est-ce qu'il cherche ce malfrat là ? Il lève la tête à la recherche d'un étage ? D'un visage ? D'une fenêtre ? Du soleil ? D'un nuage ? D'un souvenir peut être ? Un artiste ? La rue est vide. Lui devant, moi derrière. S'il se retourne... Mais non, on arrive au boulevard des Pyrénées, celui qui file tout du long avec un parapet. Tout en bas, la voie express et son grondement de diesel qui monte et couvre le peu de silence que le quartier respire encore en fin d'après midi. Après, ce sera la rentrée du soir et des péquins fatigués, pressés de leur cocon et de leur lit douillet.
Il a posé son sac sur le parapet humide. Et s'il le jetait ? Un indice. Avec un complice en dessous. Ni vu, ni connu, le tour est joué. Il partirait en courant, soudain léger, et moi derrière.
Il souffle seulement, un peu penché pour regarder le flot de tout ce qui roule en dessous. La ville n'est que moteurs, elle suffoque, travaille, et le soleil filtre, une dernière fois, avant de sombrer dans une montagne noire qui s'avance lentement au fond du ciel. Un gros nuage qui transporte à la fois, la pluie, le soir et la nuit. La carriole habituelle d'un soir d'hiver mouillé. La nuit tombera aussi sec dans les lumières éclaboussantes des vitrines et le bruit sourd du soir dans les petites rues.
Il a laissé le parapet, il repart. Un coup de rein pour replacer son sac à l'épaule, mais il ralentit. Des feuilles de platanes trainent partout. Il essuie ses pieds boueux dans un tapis de feuilles sales au pied d'un arbre chaussé de grilles. Ca racle bien. Il a l'air content, d'un coup, en regardant le résultat. Le boulevard n'a qu'un banc. Il s'assoit. Je le regarde planqué dans une porte cochère en bois épais. Une femme veut rentrer. Soupçonneuse, je m'écarte d'un pas. Elle introduit une clef énorme et me dévisage effrontément. Je lui souris. La porte se referme.
Le sac est posé sur le banc. Mon péquin réfléchit, la tête dans ses pensées. Vide. Il attend.
Qui ? Quoi ? La nuit peut-être ? C'est louche. Il va où ? Je pourrais aller le lui demander. Mais le piment du pistage c'est, justement, de ne pas savoir.
J'ai vraiment du temps à perdre. C'est ce qu'on dit autour de moi, mon côté voyeur.
Allez. Il redécolle. Les immeubles forment un labyrinthe. Des coins, des angles, des longueurs, des largeurs. Le boulevard Saint Ex. montre déjà quelques lumières au loin. Les feux de la place de Moselle clignotent. Mon gibier louvoie entre les passants pressés, les voitures, les camions.
Il a accéléré c'est sûr. Il approche de son but. Il court presque maintenant. A Saint Ex. le quartier s'orne de quelques boutiques. De l'utilitaire pour le quartier. Un Indien, récemment, a racheté le dernier primeur. Ouvert jour et presque nuit. Une blanchisserie ouverte aussi très tard. Un tacos machin, un peu crade à côté du kebab grassouillet comme le turc qui embroche et débroche dans un halo de vapeur. Dans la devanture du primeur, un chat chinois doré agite sa patte au milieu des paquets de lessive et des conserves poussiéreux. Je salue le chat et une sonnette à la porte d'entrée me fait me retourner une seconde.
Je retourne la tête sur mon chemin. Mon gibier a disparu. Mon oiseau rare s'est envolé. C'est tout un art de pister, je le sais pourtant. Merde ! Distrait pas même une seconde,
mais ça suffit. Dans la lumière glauque entre chien et loup, j'ai perdu mon pigeon.
A ma dernière vision sur le boulevard Saint Ex. des silhouettes marchaient tout autour de lui, elles l'entouraient, mais je suivais le sac des yeux.
J'avance en me haussant sur la pointe des pieds, les ombres des passants me frôlent et m'entrainent.

- C'est moi que tu cherches blaireau ?

La main sur mon épaule me tient fermement. Je sens bien les cinq doigts puissants. A mon pied droit, le sac kaki atterrit.

Il est tout près mon pigeon, il sent fort. C'est louche ... C'est louche...

 

"Compte-rendu banal des déplacements d'un type à travers le bois de Vincennes" de Marie-Odile GUIGNON


L'homme descend du RER A à la station Nogent-sur-Marne, sort de la gare en utilisant son passe Navigo, s'enfile dans une rue à droite.
Il marche sur le trottoir chaussé de tennis grises un peu usagées, sur son dos un sac, gris aussi, peu volumineux...
Est-il désœuvré ou poursuit-il un but précis ?
Le pas assuré, les mains dans les poches...
Ce qui, entre parenthèses, est dangereux au cas où un obstacle, même minime, peut provoquer un trébuchement immanquablement suivi d'une chute, car l’œil ne peut se fixer constamment sur le sol et une main libre peut éviter un choc frontal.
Il tourne à gauche dans une autre rue bordée de pavillons du siècle dernier qui se cachent derrière de grands murs gris brisés par des portails austères et coiffés de feuillages séculaires plus ou moins ébouriffés. A l'extrémité de cette rue se profile une allée de sable et de terre qui longe un bois, le bois de Vincennes. L'homme la suit, atteint un portail ouvert, le franchit et pénètre dans le Jardin Colonial. Il s'arrête, enlève son sac, défait la fermeture et en extrait un appareil photo. Il connaît le lieu, l'a déjà fréquenté. En effet il « clic » ça et là les vestiges plus ou moins bien entretenus ou restaurés cernés d'une végétation habituée aux excès de pousses mais qui semble avoir été contrainte depuis quelques temps. Le visiteur muse par-ci par là scrutant un détail qu'il éternise "dans sa boite" comme s'il découvrait un trésor ! Il s'attarde près de la petite mare, range son appareil photo, observe les environs, une porte en fer coupe une haie, il l'ouvre passe et la referme derrière lui et s'en va dans un petit sentier. En cette fin d'après-midi d'un jeudi printanier, arbustes, herbes et fleurs s'épanouissent de verdeur colorée, les oiseaux chantent, il est seul, il se déplace sans bruit, les sens en éveil il ralentit. Un renard coupe la courbe du sentier avec dans sa gueule quelque chose de blanchâtre. Un corbeau s'envole d'un arbre voisin. Ce sentier s'achève sur une allée plus vaste. A l'horizon, derrière les fûts dégagés des arbres, se devine les rives du lac de la Porte Jaune. Il longe un petit ruisseau plus ou moins naturel, s'assoit sur un faux rocher qui le surplombe légèrement. Il plonge son regard dans l'eau. Il analyse avec soin la vase du fond et l'eau claire qui glisse langoureusement à sa surface. Des tritons nagent d'une rive à l'autre en camouflant leurs ventres orange ou bleuté que seule la curiosité d'un rayon de soleil peut révéler. Les flagelles des têtards s'agitent en désordre. Cela ne l'émeut pas, l'homme se redresse et file à grandes enjambées vers le grand lac...
Quelle mouche l'a piqué ? Ha, les moustiques naissent de l'eau et se délectent du sang de toute victime potentielle ! Il a flairé un danger...
Dans sa précipitation il trébuche contre une racine...
Comme prévu précédemment Et hop ! Non...
Il se raccroche à une branche salutaire.
Sur les bords du lac, peu de promeneurs, juste quelques coureurs de fond qui s'entraînent pour un marathon. Sur l'eau plissée barbotent, cygnes, foulques, poules d'eau cherchant pitance et canards dormant d'un seul œil. L'homme marche bon train...
Franchement, c'est monotone, rien d'extraordinaire ne se produit...
Maintenant il foule la pelouse qui jouxte les pavillons roses mis en valeur par le fond de verdure des grands arbres qui les côtoient. A l'extrémité de cette espace herbeux, après quelques buissons, le randonneur...
Apparemment c'est bel et bien un randonneur...
Il traverse l'avenue du Tremblay, retrouve un autre sentier et s'enfonce dans le bois. Il stoppe, consulte sa montre, saisit une bouteille d'eau dans son sac, boit, remet la bouteille à sa place dans le sac, attrape un papier qui ressemble à un plan, l'étudie, observe d'un regard panoramique les environs, hoche la tête, glisse le papier dans la poche de son pantalon, et repart de son pas assuré. Des buissons, des arbres, des sentiers herbeux fleuris, le chant des oiseaux, les bruissements forestiers, le soleil qui descend lentement vers l'ouest, la luminosité qui perd en densité, pas tout à fait le calme, des ronronnements d'automobiles... La Cartoucherie à sa gauche, le parc floral à sa droite, la route de la Pyramide, la perspective du château de Vincennes ! Un coup d’œil vers l'édifice, séance photos. Le soleil de plus en plus bas...
Mais, qu'est-ce qu'il attend pour repartir ?...
Il regarde sa montre. Il extirpe de la poche de son pantalon le papier plan, l'air satisfait il s'élance à grandes foulées en suivant un sentier parallèle à la route. Le château rétrécit derrière lui. Après sept minute de marche, il oblique à droite, le crépuscule s'annonce, il accélère encore sa démarche en se faufilant d'un petit sentier à l'autre, coupe un circuit pour les vélos, se faufile de nouveau entre des buissons, la nuit descend lentement, à travers les branches des arbres des lueurs apparaissent, elles le fascinent car il règle sa boussole intérieure vers ces lumières...
C'est le petit Poucet sans ses frères !...
Subitement il débouche à proximité d'un vaste bâtiment illuminé. Une route bordée d'automobiles en stationnement l'y conduit. Des clameurs se mélangent à des hennissements... L’hippodrome, les pistes du champ de course de Vincennes. De sa pochette, l'homme retire son portefeuille, il sourit... Subitement une silhouette surgit de l'ombre, splendide apparition en contre-jour qui l'interpelle d'un geste vif...

Chance ou déboire, la suite sera pleine d'espoir...



"Entre hier et aujourd’hui" de Nadine CHEVALLIER



L’homme était sorti de l’hôpital. J’avais décidé de le prendre en filature. Il me fallait connaître mieux ses habitudes.
Il avait pris sa voiture, un énorme SUV noir facile à repérer. Je n’avais aucun mal à faufiler ma vieille Citroën dans la circulation de cette fin d’après-midi pour le pister de loin.
Clignotant à droite, il rentrait à Saint Kléber des Étangs comme je le prévoyais. Je pris la bretelle 500m derrière lui et entrai sur la départementale 179. Je restai loin pour ne pas attirer l’attention. Avant le lieu-dit « les Feuillus », je le perdis de vue. Saint K était encore loin mais après les virages, personne sur la route! Merde, il avait dû tourner pour passer par la route des étangs. Je fis demi-tour dans le chemin forestier de Brément et accélérai jusqu’à l’étroite route communale sur la gauche où je bifurquai. Après la grande courbe de l’étang du Roy, je faillis ne pas remarquer la pourtant grosse voiture garée sous les arbres. Je m’arrêtai 100m plus loin et remontai à pied en marchant sur le bas-côté. Les arbres me cachaient de la voiture stationnée. L’homme était-il à l’intérieur ?
Marchant sur l’herbe, je m’approchai dans l’ombre des noisetiers penchés sur la rive du lac. Je n’eus pas à vérifier la voiture, tout de suite, je vis l’homme sur le ponton.
Deux barques amarrées se balançaient au bout de leur chaîne. Pas de pêcheurs en cette fin d’après-midi. L’eau clapotait doucement. Un poisson sauta, créant des ondes concentriques qui s’effacèrent sur les cailloux de la rive. Le soleil déjà bas derrière le rideau d’arbres allumait des scintillements mouvants sur les vaguelettes vertes et noires. Une libellule passa en vrombissant au-dessus de ma tête. L’homme ne bougeait pas. Un instant, l’idée m’effleura qu’il allait sauter. Mais non, il reculait déjà sur les planches disjointes qui grincèrent sous son poids. Allait-il reprendre sa voiture ? Arrivé au sentier qui contourne le lac, il prit à droite. J’avais bien choisi de mettre mes chaussures de rando, ce chemin était toujours boueux, dans mon souvenir du moins car cela faisait bien longtemps que je n’y avais pas mis les pieds. L’homme marchait tranquillement, les mains dans les poches de son pardessus gris. Il ne portait plus le sac qu’il avait sur l’épaule en sortant de l’hôpital. Sans doute l’avait-il laissé dans sa voiture. Allait-il rentrer à pied à Saint K ? On n’y serait pas avant la nuit alors. Et il faudrait que je retourne récupérer ma voiture.
M’était-il vraiment utile de le suivre encore ce soir ?
Sans doute pas, je ne pouvais pas passer à l’acte, n’ayant pas ma boite à outils. Néanmoins, il pouvait être intéressant de repérer ce trajet pour une autre fois. Je décidai donc de poursuivre ma filature.
Je marchai assez loin derrière lui, me faufilant d’arbre en arbre et de buisson en buisson. Pour rester silencieux, j’évitais de marcher sur le chemin empierré. Nous avions dépassé l’étang du Roy. L’homme arrivait au carrefour des Six Routes. Des souvenirs de folles courses à vélo me traversèrent l’esprit. Je préférais toujours arriver de la route des Trois Voleurs et foncer tout droit par la piste cavalière. C’était dur à cause du sable, il fallait rouler sur le bord pour ne pas s’enliser mais quel exploit quand on ne posait jamais le pied à terre jusqu’au bout. L’homme y pensait-il aussi ce soir? Se souvenait-il de nos jeux, de nos cabanes perchées. Oui, sans doute. Pourquoi serait-il revenu sinon ? Il sembla hésiter, fit quelques pas dans le sable doux aussi fin que celui d’une plage exotique puis se ravisa et s’engagea à gauche par l’allée forestière du Chêne Bécarre. On allait donc arriver à Saint K par le vieux village.
Il me fut facile de longer le chemin en marchant dans le sous-bois, essayant de ne pas faire craquer les branches mortes sous mes pieds. La forêt était plus épaisse que dans mon souvenir. L’envie me vint de toucher chaque tronc, l’écorce rugueuse grattait sous mes paumes, y éveillait d’étranges réminiscences. Un petit garçon qui parlait aux arbres, le grand chêne roi de la forêt sur lequel on posait l’oreille pour écouter le chant des arbres comme on écoute la mer dans un coquillage, les fougères coupées pour couvrir le toit d’une cabane, un baiser partagé avec la petite fille du boulanger, ses nattes blondes sautillant dans son dos lorsqu’elle ... Oh ! l’homme s’est arrêté. Est-il lui aussi victime d’un tsunami de souvenirs ? Il regarde la forêt autour de lui. Je m’accroupis. M’a-t-il entendu ? Non, la forêt n’est pas silencieuse. Un gazouillis d’oiseaux l’habite, un bruissement de vent dans les feuillages l’agite. Je vois l’homme sauter l’étroit fossé qui sépare le chemin des arbres à cet endroit et ouvrir sa braguette pour uriner copieusement au pied d’un chêne centenaire. Sacrilège ! hurle le petit à l’intérieur de moi tandis que l’adulte se retient de rire avec bien du mal. Et soudain malgré tout, je me sens solidaire de cet homme si semblable à moi. Mais je ne dois pas.
L’homme a rejoint le sentier et repris sa marche vers Saint K. La forêt s’assombrit maintenant . Vers l’ouest, quelques rayons attardés éclaboussent de vagues lueurs les feuillages découpés en ombres chinoises sur les cimes enneigées que simulent les nuages bas dans un ciel rose et gris.
L’homme est sorti de la forêt. La route communale qui mène à Saint K à droite est déserte. Dommage que je n’ai pas prévu mes outils. L’endroit aurait été idéal pour mon crime… mais ma voiture trop lointaine pour le transport du cadavre. Aussi rien à regretter.
L’homme prend la direction du village. Il marche au milieu de la chaussée comme un roi entrant en pays conquis.
Les premières maisons se présentent vite. Je ne vais plus pouvoir le suivre facilement sans être vu. Mais il n’y a pas d’autre rue avant le terrain vague. Je me laisse distancer. L’éclairage public laisse à désirer dans ce quartier. La rue est sombre, le trottoir cahoteux, la chaussée pleine de nids de poules. Quand j’étais petit, ici, ce n’était qu’un chemin de terre jusqu’à la ferme des Perrot. Cette maison, c’est l’ancienne grange rénovée, aménagée. Je ne connais plus les habitants d’aujourd’hui. Après, il y avait le maréchal ferrant. L’homme s’est arrêté là justement. Se souvient-il de notre émerveillement devant la forge, de nos jalousies pour qui allait actionner le grand soufflet du Père Matthieu ?
Aujourd’hui la maison est repeinte, l’atelier est devenu garage, un jardin bien entretenu entoure la propriété. On dit que ce sont les petits-enfants qui l’ont vendue à des Parisiens.
L’homme est reparti, il marche plus vite maintenant. Il approche du terrain vague. Va-t-il s’y arrêter? Il y a tant de souvenirs là aussi. Là où maintenant s’étend cet espace envahi de ronces, de lierres, de jeunes bouleaux, où quelques noisetiers ont pris racine. Je revois la vieille maison, je revois les flammes crépitantes, les voisins affolés, le va et vient des seaux emplis à la fontaine de la place, tentative désespérée de lutter contre le feu. Le ravage, le deuil, l’enterrement des deux vieux. C’était les grands parents de cet homme que j’ai suivi jusque ici.
Il est entré dans le terrain vague en soulevant le grillage rouillé. Il semble méditer un instant, les mains jointes devant lui comme en prière.
Je n’ai pas mes outils, qu’importe. L’heure et le lieu s’y prêtent mais mon esprit est bousculé. Cette marche avec les enfants que nous étions derrière cet homme a ravivé tant de souvenirs.
Je ne pourrais pas le tuer maintenant

 

"La beauté sans scrupules" de Régis MOULU, animateur de l'atelier


Quand je suis dans la cuisine,
je raconte ce qu'il s'est passé au salon

quand je suis dans le couloir,
restent en moi les histoires de la chambre à coucher,

quand tu t'arrêtes de marcher,
je tourne autour de toi,
mais ça tu ne le vois pas.

Quand tu te risques sur le perron,
je suis toujours là, avec toi,
mais en pensée,

puis tu visites le jardin,
comme pour en refaire
encore et encore l'inventaire,
beaucoup de feuilles ont changé,
l'herbe ne fait plus les mêmes grimaces,
les oiseaux se sont tous mal redistribués,
tu y cherches de la tempérance
et n'y trouves que désordre et vie,

à ce moment, je sors de la chambre
et t'oublie,

puis tu t'assieds sur le petit banc en pierre,
trop bas pour te relever immédiatement,
tu respires à pleins poumons
comme pour élargir ton corps d'écorce,
t'évanouirais presque
avec tes yeux en centrifugeuses,

je profite moi-même de cet instant
pour m'asseoir sur le tabouret près de l'aquarium,
là où les poissons naissent lors d'un achat
et meurent après s'être persuadés
qu'ils nageaient dans une eau de vaisselle,
je crois que tu es comme eux,

tu restes un long moment sur le banc,
comme si son calcaire nécrosé te gagnait,
tu adores l'esthétique de l'abandon,
tu aimes le laisser-aller triomphant,
tu as toujours été inspirée
par l'extrême vitalité de la déliquescence, tu revis,

bien concentré, je pense à toi
et à cet horizon qui nous tasse,
il est déjà dix-huit heures,
je t'imagine, plus tôt que prévu, t'installer dans le salon
pour lire ton bouquin préféré,
chausser tes lunettes qui font de toi une étrangère,
t'être préparé ta grenadine,
ôter ton chandail de châtaignes pelucheuses,

à la place, tu montes sur le banc,
exploses tes perspectives,
joues à la géante,
traques la probable présence d'un chat,
le cibles, t'en réjouis,
l'appelles comme on exciterait un sauvage,
tout cela te rend charmante, cocasse, vraie, forte, inspirante,

je te vois de la fenêtre
avec la vigilance de celui qui peut se faire manger
même si les vitres forment un peu mon aquarium,
le ciel plein de plombagine te réinvente un visage,
je sais que ce n'est pas un masque
et que c'est la distance entre nous qui t'enlève de l'élasticité,
il y a souvent des fantômes dans le jardin
… ou quelques images perdues,
mais pas pour tout le monde… ou pas tout le temps,

et tu te mets à chanter un opéra cannibale,
tu es engloutie par tes notes,
comme transportée par ton air,
c'est puissant,
c'est épais,
ça retentit et rebondit contre la cabane,
peut-être même qu'à l'intérieur
les outils de jardin dansent ou s'écroulent,
tu manques de liquide de refroidissement,
je crois qu'une nappe de transpiration s'échappe de toi,
un halo sanitaire, en somme,
ou l'aura que t'auraient accordée les dieux de la musique réunis en jury,
tu es inconsciente de tout, à ce moment-là,
juste dédiée à ton art providentiel,
tu goûtes sans doute à la « beauté sans scrupules »,

et tu tombes comme un sac de noix choit,
comme vidée,
comme détroussée,
comme pillée à ta demande,
en te servant de ton sourire comme d'un édredon

j'accours alors vers toi,
inquiet que ça t'arrive chaque jour,
et donc conscient que ce sont nos habitudes qui nous font le plus mal,
tu me dis alors « je n'ai toujours pas assez de recul !
– mais, sinon, ça va ?!
– la douleur est diffuse,
mais attendons qu'elle finisse son voyage ! »
et tu m'embrasses pour forcer mon soulagement,
puis m'invites à rentrer,
je t'incite à me suivre,
tu promets que, dans quelques minutes, je te retrouverai dans le salon, derrière ton livre,
et c'est ainsi que je te vois,
je suis sur le seuil de la porte qui mène au hall cathédrale
et je te mire t'installer dans le grand rocking-chair
comme une gymnaste russe qui raccrocherait ses patins,
la lumière plissée par l'abat-jour te déforme,
tu es à la fois un monstre évolutif
et un modèle académique instable,
j'en profite pour t'aimer de loin,

comme un félin domestique qui se love dans un carton étroit,
tu épouses le fauteuil à bascule,
des bourrelets de chair cherchent même à s'extraire des arceaux en rotin, quel corset !
face à une telle Barbalala, je retarde la livraison de ta grenadine,
c'est ma pénitence : jamais je n'ai réussi à deviner
ce que tu allais devenir dans les cinq minutes qui suivent,

cruelles lascivités
qui réquisitionnent tous mes synapses,

ma tête s'offre en géode à tes projets,

et quand tu ne bouges plus,
c'est le tangage du fauteuil qui te prolonge,

le bâton d'encens au myrte qui offre déjà sa pleine fumée
estompe et arrondit ta silhouette,
amortit tes gestes,
je ne suis plus sûr de rien,
peut-être que tu te grattes,
à moins que tu ne te dégrafes,
en tout cas, tu rajeunis bel et bien
sur ce que tu penses être une balancelle,

l'œil qui brille revit mille voyages,

tes mèches cherchent un nouveau ressort et le trouvent,
et le prennent,

une inédite pièce de théâtre commence,

et quand je reviens avec ton cinquième de sirop et ton quatre cinquième d'eau,
je te découvre en tête-à-tête avec ton livre,
jeu de miroir où chacun est, à tour de rôle, le miroir et l'image qu'on lui offre et qu'on soigne,
vous embellissez tous deux,

quand tu lis, tu es absente pour moi, immobile,
et pourtant aventurière,
tu te régénères
en parcourant une autre idée du monde,
je le vois à tes doigts gourmands,
d'une manière générale, tu as beaucoup de relief,
tu pourrais même être délictuelle,

mais je n'ai plus peur,

j'ai même réussi à poser le verre près de toi,
tu n'en as rien su,
je crois alors voir une ancre massive
que l'eau trouble fait cabrioler,
ton souffle est profond
comme quand on avale de la lumière pour la métaboliser,

mais que va-t-il advenir de moi,
moi qui ai une dégaine de brouillard ?!
je te vois par-dessus,
tu es surprenante, immense, expansive, sauvage et tout à la fois réelle,
je voyage à mon tour
en rentrant dans ton image,

tous les espoirs sont permis
au gré de cette errance sensationnelle,

et si la géographie crée l'histoire,
c'est dans l'épuisement que se trouve notre avenir.

Les textes présentés ci-dessus sont sous la responsabilité de leur auteur. Ils sont quasiment le fruit brut qui a été cueilli en fin de séance... sans filet !
Retour page Atelier d'écriture