SAMEDI 2 FEVRIER 2013
de 14h00 à 19h00

dans le cadre du cycle
"J'écris comme d'autres peignent"

Animation : Régis MOULU

Thème :
Intensifier la vision sensuelle de la vie (Gauguin)

"Ne copiez pas trop la nature. L’art est abstraction ; dérivez cette abstraction de la nature en rêvant d’elle, mais pensez davantage à la création qu’au résultat" ! Et si l'on ajoute à cette parole de Paul Gauguin "la couleur est vibration de même que la musique", on sent toutes les perspectives qui peuvent s'ouvrir à celui qui s'inspire de ces idées pour écrire un texte.

C'est à cela que nous nous emploierons au cours de cette nouvelle séance... artistique ! Notre écriture n'aura que plus de peps !

Remarque : au-delà de la contrainte formelle (thème), le sujet "imaginez que vous êtes priver de sable et que vous preniez la parole pour y contevenir" a été énoncé en début de séance.
Pour stimuler et renforcer l'écriture et les idées de chacun, un support a été distribué... C'est bon, ça !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ci-après quelques textes produits durant la séance, notamment
(dans l'ordre):


- "Atacama mon Amour" de Marie-Odile GUIGNON

- "Un seau et une pelle" de Nadine CHEVALLIER

- "Main en peau de lèvre" de Régis MOULU

- "La procession" de Janine NOWAK

- "Toute sable" d'Ella KOZèS

- "Sans sable..." d'Angeline LAUNAY

 

"Atacama mon Amour" de Marie-Odile GUIGNON


La nouvelle vient de se répandre comme une traînée de sable : il faut retirer tout le sable de la terre... Il paraît que le processus est déjà commencé... Pourtant...

Le volume actuel du sable sur notre planète est absolument impossible à évaluer :
  Le sable s'infiltre partout.
Le sable a une capacité d'adaptation formidable.
Le sable ne se laisse pas stoker.
Le sable s'évadera.
Le sable renaîtra sans cesse.
Les vents sont ses géniteurs, les eaux ses fécondités.
Le sable nourrit la vie.
Personne n'arrivera à le dompter.
Vouloir sa disparition, c'est vouloir disparaître avec lui.
Nos sens n'existent que par lui.

Sans lui, nos yeux deviendront secs, il n'y aura plus de petits grains pour pleurer.
Nos nuits seront des insomnies.
Les marchands de sable n'endormiront plus les bambins dans les bras d’Orphée Orphée, qui sombrera dans la dépression.
Toutes les nuits des parents désespérés mourront de fatigue...
Sans sable, les poules seront décimées, leurs gésiers atrophiés ne transformeront plus leur nourriture en œufs.
Jamais elles n'auront des dents...
Sans sablier nous ne mangeront plus d’œufs à la coque si délicieux.

Sans sable, le silence de la mer éteindra nos oreilles, sa colère fracassera nos tympans, heurtera villes et forêts balayant tout en tsunamis consciencieux.

Sans plage pour étaler ses vagues, l'océan périra d'ennui.
Il rétrécira comme une peau de chagrin déshydraté, laissant le sel seul.
Toute la pollution apparaîtra au grand jour.
les poissons bailleront d'ahurissement.

Que deviendront nos corps sans la caresse du sable sur notre épiderme ?
Ce contact suave, doux tiède, voluptueux, insaisissable entre nos mains.
Notre peau nue ne scintillera plus de ces mille particules qu'elle accrochait allongée sous le soleil.

Les enfants ne construiront plus de châteaux, ils perdront leur avenir.

Que deviendront les êtres humains dans des villes sans fenêtres ?
Nous ne fabriquerons plus de verre...
  Les immeubles, les tours les plus prestigieuses ressembleront à des monstres édentés.
La peur s'insinuera dans ces trous béants, les suicides fleuriront, la terreur du vide deviendra une psychose collective, personne ne sera épargné.
Bâtir avec du sable appartiendra au passé.

L'interdépendance lie tous les végétaux. L'élimination du sable endiguera leurs développements.
A terme nous perdrons toutes les couleurs du monde.
Sans arbres ni plantes pour l'entretenir, l'oxygène se décomposera. Il n'y aura plus d'atmosphère, plus de planète bleue, plus de vie...
Juste une boule chauffée à blanc par le soleil, si chaude, si incandescente qu'elle...
Explosera en milliards  de particules...
Il faudra des milliers d'années pour que les vents recueillent quelques-uns de ces vestiges et que les eaux. les reconstituent en grains de sable.

Le sable maître de l'éternel...

Le sable,
Notre énergie quotidienne,
Le bien le plus précieux de notre univers, La minuscule mesure qui permet de donner du jeu aux rouages de nos inventions.
Le petit grain de piquant de l'existence.
La douceur qui dessine les rêves.
La surface qui permet d'effacer les traces avec un pinceau...

Sable multitude
Dune seulement assoupie.
Sable incertitude
Danse endiablée
Nuage de graines en folie.
Sable imprévisible
Petit grain de rien
Capable de transformer
Un instant en destiné.

Le sable,
L'or de notre conscience, l'orfèvre qui serti l'émeraude et l'aigue-marine.
Les sables,
Lieux pour rejoindre notre inconscient dans les silences de la méditation.

 

"Un seau et une pelle" de Nadine CHEVALLIER

Petit Jean aime le sable. Son préféré, c'est celui du square Saint Jean. C'est le sien, il porte son nom !
Le sable y est chaud, jaune pâle... ou gris clair... avec des paillettes d'or... ou d'argent... c'est le soleil qui décide.
Le sable y est lourd quelquefois, mouillé de pluie.
"Le sable a faim" pense Petit Jean. Il y fait alors des pâtés carrés, des gâteaux ronds, des pièces montées qu'il décore de cailloux et de pétales de fleurs. Et le sable est heureux.

Le sable y est doux, léger quelquefois, quand il est sec, il s'envole comme poussière.
"Le sable a soif" pense Petit Jean. Il y verse alors l'eau claire de sa gourde  et s'émerveille de la voir disparaître sans un bruit. Et le sable est heureux.
Alors Petit Jean s'y roule en boule, s'y endort et rêve.

Mais ce jour là, le rêve est terrible. Le sable a mal, le sable a peur. Petit Jean voit des hommes en habits noirs, poings levés, bouches vociférantes, des machines aveugles grondantes, des hauts fourneaux en éruption, des plaies ouvertes dans la terre, des forêts, des plages et des déserts cimentés, des dunes vitrifiées.
"Au secours Petit Jean ! Aide-moi ! Aide le sable ! Pars, n'attends pas !"
Petit Jean se réveille en sursaut. Son ami, en danger ? Est-ce possible ? Il ramasse sa gourde, son seau et sa pelle et marche vers la sortie.
A la grille, il y a le Père Clovis.
" Un pauvre homme, disent les parents de Petit Jean, soit poli et ne lui parle pas". Mais Petit Jean  aime bien le Père Clovis, il partage souvent ses bonbons avec lui.
Aujourd'hui, le Père Clovis a soif, Petit Jean lui donne sa gourde même si elle est presque vide.
" Merci mon petit ami " dit le Père Clovis en buvant le reste d'eau.
Et soudain grave, il reprend : 
" Je connais ta mission. Si le sable disparaît, le monde sera figé, le temps s'arrêtera. Prends cet objet, il t'aidera le moment venu"
Il tend à Petit Jean un petit sablier, empli d'un sable doré.
"Tu n'auras qu'à le retourner, le sable fera le reste. " ajoute le Père Clovis.
Petit Jean remercie son ami. Il se demande quelle est cette mission qu'il doit accomplir. Sauver le sable ? Ce n'était donc pas un rêve ?

Chez lui, à la télévision, il voit des hommes en habits noirs, gesticulant. Il ne comprend pas tout. La dune du Pilat ? Vitrifiée ? Il se souvient des vacances, la plage, le soleil, les châteaux de sable que la mer emportait.
Plus de sable ? Le rêve disait la vérité !
Alors il doit partir, ne pas décevoir ses amis. Aller voir le Président de la République. Puisque c'est lui qui décide, non ?

Petit Jean prend son seau, sa pelle et dans sa poche le petit sablier.
A la gare, il monte dans un train pour Paris, se fait tout petit sur une banquette et s'endort.
Une main dure qui le secoue le réveille.
"Hé, Petit ? T'es tout seul ? As-tu un billet ?" Petit Jean, terrifié, reste sans voix.
Le contrôleur le regarde d'un air soupçonneux.
"Tu n'as pas de billet ? Où sont tes parents ? Tu t'es sauvé ? Qu'est-ce que tu fais avec ton seau et ta pelle dans le train ? T'es de la manif ? "
Devant ce déluge de questions, Petit Jean, terrifié, reste sans voix.
Le contrôleur interpelle les voyageurs :
"Quelqu'un connait ce môme ? Il est avec vous pour la manif ? Il a un seau et une pelle !"
Un homme s'approche.
"S'il a un seau et une pelle, il est avec nous, laissez le tranquille"
L'homme s'adresse à Petit Jean :
'Viens Petit, tu es là pour le sable ? "
Petit Jean rassuré, retrouve sa voix
" Pour le sable, oui M'sieur, je suis venu pour sauver le sable "
Tous les voyageurs applaudissent Petit Jean, très étonné mais ravi d'avoir trouvé autant d'amis dans sa quête. Ils sont tous venus pour la grande manifestation contre la désablification de la planète. Une délégation doit rencontrer le Président.
Il y a là des écologistes pour la sauvegarde des écosystèmes désertiques, des climatologues et des géographes pour le rôle des marées et de l'érosion, des défenseurs de Paris Plage, des sportifs privés de sautoirs, des coureurs du Dakar condamnés au bitume, des Touaregs, des surfeurs, des sculpteurs sur sable, des chameliers...
"Je veux venir avec vous, dit Petit Jean, je serai le représentant des enfants des bacs à sable".

Au Palais de l'Elysée, c'est le grand chambardement. La manifestation est grandiose, on n'a pas vu ça depuis la loi sur le mariage... pour ou contre tous, un truc comme ça.
La police est débordée.
Petit Jean en tête, un enfant ça arrête les forces de l'ordre, la délégation s'engouffre dans le bureau du Président.
Ils sont là, tous les ministres, sinistres, les hommes en habits noirs du rêve de Petit Jean.
C'est là qu'il doit agir !
Il sort de sa poche le petit sablier, le pose délicatement sur le bureau du Président et d'un geste preste, le retourne.

Le temps semble s'arrêter.
Tous retiennent leur souffle.
Puis le sable doré  s'écoule. Tous le regardent.
Et dans leurs yeux s'ouvre la porte du souvenir, souvenir de bacs à sable, de sable chaud, jaune pâle... ou gris clair... avec des paillettes d'or... ou d'argent... c'est le soleil qui décide.
Le sable coule.
Tous le regardent et dans leurs cœurs s'ouvre la porte de l'enfance...
Petit Jean tend son seau et sa pelle.
"Je vous les donne, Monsieur le Président de la République"
Le Président les prend sans un mot.
Suivi de tous ses ministres, il sort.
Devant la foule soudain silencieuse, le président brandit le seau et la pelle.
"Cet enfant nous a ouvert les yeux sur la vraie qualité de la vie ! Ne stérilisons pas la planète ! Stop à la désablification ! Vive le sable !"

Sous les hourras de la foule, Petit Jean est rentré chez lui, fier et heureux, le sablier dans la poche, on ne sait  jamais...


"Main en peau de lèvre" de Régis MOULU, animateur de l'atelier

J'ai beaucoup aimé le sable,
énormément,
à la folie !

Que je ne le voie plus me le rend désormais
in-dis-pen-SABLE, quelle obsession !

Ma vie présente, sans sable,
c'est comme
un paysage sans horizon,
un enfant sans ballon,
une main sans peau,
un cerveau sans stimulation,

les pieds nus dans les rêves : voilà ce que je ne pourrai plus vivre !
la perte est immense,
l'entaille est profonde,
le colmatage inconnu.

Le sable, pour moi,
c'est un soleil en haut, autour de soi, la chaleur d'une femme attentionnée avec son sourire
qui charrie des caresses,
qui lâche ses oiseaux,
qui dégaine les cheveux…
et une plage en bas, en soi, qui est le plus liquide de nos solides,
un solide qui se met comme un fou à oxygéner mes pensées,
il me réapprend la lenteur et la beauté,
il me donne l'envie d'être un arbre remarqué, surtout un pin parasol dont le tronc est penché,
un tronc sur lequel la nostalgie toute nue vient s'allonger,
se prélasser
et peut-être même tout oublier,

moi j'épouse le sable !

il connait par cœur mes formes,
parle à ma peau franchement, secrètement, abondamment,

des paroles de coquillage frappent alors à la porte de mon âme,
commencent à voyager dans mes veines comme si elles étaient parties pour l'éternité,

mon iliaque est une grosse huître,
mes vertèbres une colonie de bulots empilés avec soin, un rêve de poissonnier breton !
tout redevient simple et vrai, je suis entré dans le pays des évidences,

quel plaisir, alors, de dresser ce corps reposé et de le diriger vers la mer salée,

puis d'y plonger,

ma chair se réenchante à chaque immersion,
je pourrais me laisser pousser des algues si la nuit ne me servait pas de repère,
si elle ne me soufflait plus que je suis mortel,
périssable dans le sens où je suis bon à être réemployé sans tarder

et, après l'eau pour mes os, le sable qui se représente à moi en seconde mer,
l'autre mère,
la plus ancienne,
non pas la nourrice mais celle qui endosse la douce image de la sagesse,
c'est la pourvoyeuse des conseils sucrés,
la vérité qui rappelle ses petits,
le nid qui sait anesthésier tous les esprits qui s'échauffent,
la bouche de l'espoir qui tend ses lèvres-mie-de-pain
ou sa main en peau de lèvre

car elle m'attendait éternellement,

comme une maison vacante qui s'impatiente qu'on lui ouvre les volets,
comme un chien qui vit de caresses irradiantes,
comme un fruit turgescent qui ne se met à mûrir que quand il devine qu'il va se faire manger,
le sable, c'est un océan de disponibilité qui, lorsqu'il vous connait, ne vous lâche plus,

notre cervelle est constituée à 85 % de sable, à ce qu'il paraît, le reste étant des idées,
les idées qu'on s'en fait, bien sûr !

je ferme les yeux,

m'étends sur la plage
comme sur un lit que j'ai toujours connu,
je crois un instant être une chambre à air,
Petits Intestins malicieux se font passer pour du caoutchouc

jusqu'à ce qu'une pierre sur ma côte me rappelle que le grain de sable obèse se nomme "galet",
c'est comme un grand-père
auquel le savoir aurait bien trop profité,
ce caillou est un repère,
une balise en mer,
un baobab dans le désert
et surtout une bouteille bien habillée sur la table d'un dimanche éclatant,

l'abandon de soi est un luxe
doublé d'une curiosité !

sable chaud,
humeur mouvante
et esprit buissonnier
m'invitent à adopter la souplesse des varechs,

et le désir de me faire saler ici et maintenant me prend,

je fonds,

lutter me paraît bien superflu
et je crois à tout ce que je pense,

le tournage de plusieurs films à la fois s'empare de mon imagination,
l'acteur qui sommeille en moi est engagé,
des scènes insoupçonnables s'enchaînent,
le seul procédé utilisé s'avère être l'improvisation, la plus sauvage, on ne sait jamais ce qu'il peut s'y passer,

et c'est seulement maintenant que je suis fatigué que je réalise à quel point j'en suis content,
heureux
et ivre à la fois !

m'envahit une sensation ultra forte
comme l'est la première gorgée d'un nectar inconnu,
ça a commencé par du lait de femme, depuis j'ai envie d'inciser tous les troncs,
et ça va finir par des larmes de bonheur qui passent des yeux à la bouche,

j'entends des voix lointaines
comme si la carcasse d'une montagne m'appelait,

tout vibre,
tout tend à se détacher,
tous mes muscles semblent alors finir en oreille
et mes yeux dansent dans une poêle à frire, lévitent comme tout corps plongé dans de l'huile,

à jurer que quelqu'un d'immense essaie de me tamiser,

et moi qui cherche encore à n'être que poudre d'humilité,
c'est l'appel de la Terre,
le retour aux entrailles,
la visite de la forge aux pays des souffleurs insomniaques,
et j'y descends comme une luge dévalerait les pentes intérieures d'un volcan à moitié réveillé,
une fraîcheur me tranche soudainement, maintenant qu'il me paraît anormal de m'y habituer,

c'est que je suis profondément enfoncé dans le sable,
là où l'humidité retente quelques arrogances,
là où les odeurs qui viennent se désaltérer retrouvent leurs cris premiers,

les nerfs au court-bouillon,
la cafetière qui fume,
la chair en peau de hareng saur
illustrent plus que jamais une hallucination qui a hissé en moi sa grand-voile,

je flotte,

le sable me porte, me transporte, me pousse, me fait prendre la mer, la haute mer,
des immensités grouillent en dessous de chacun de nous,
aujourd'hui un cheptel de crevettes,
demain un escadron de lombrics carriéristes,

la plage a ce grain
qu'a la toile des écrans de cinéma,

je ne raconte pas d'histoires,

tout s'impose toujours à nous
avec l'aide de notre consentement,

mais j'ai encore mille airs de trompette à te raconter
comme par exemple que je rêve souvent
que la réalité s'empare de moi,
l'autre jour, la lucidité s'est présentée à mon esprit sous la forme d'un quartz
et j'ai réussi à être plus qu'une casquette à moustache, victoire,

tout est authentique,
je peux te le jurer,
et même que je te le jure !


"La procession" de Janine NOWAK

A l’entrée de la petite commune, une pancarte inhabituelle attira l’attention d’Esteban. Il fit ralentir puis arrêter ses chevaux, gara sa roulotte sur le bas-côté, descendit du véhicule et s’approchant du panneau d’affichage, il put lire :

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A   V   I   S

La Municipalité des Saintes-Maries-de-la-Mer
Aux habitants et aux personnes de passage

                 
Article Unique  –  Suite à une invasion de méduses, l’accès à la plage
est formellement interdit (pour une durée indéterminée),
 à quiconque ne fait pas partie des Services sanitaires.
Une amende de 35,00 Frs sera infligée à tout contrevenant.

Le Maire,
 Marquis Folco de Baroncelli
        Le 18 Mai 1935

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Esteban resta un moment immobile et songeur. Puis, soucieux, il revint sur ses pas et d’un geste invita les autres caravaniers à le rejoindre. Il leur fit part du problème. Où s’installer ? Le terrain de camping est refusé aux nomades. Le centre ville ? N’en parlons pas ! Et tout autour, ce ne sont que marais salants impraticables. Ils n’avaient pas le choix : pour ce soir, ils devaient tourner bride, regagner le Pays d’Arles afin de faire étape au bord du Rhône. Demain sera un autre jour ; on avisera.
Dès potron-minet, Esteban fit seul, à cheval, le trajet entre les deux agglomérations.
Il se rendit directement à la Mairie où on lui confirma l’irrévocable décision. « Mais - dit-il - et la procession ? C’est dans trois jours que la statue de la Sainte doit être conduite sur la plage puis portée en mer pour la bénédiction ! ».
Rien à faire, lui répondit-on.
Il dirigea ensuite ses pas vers la petite église fortifiée, descendit dans la crypte, se recueillit un long moment devant la statue de Sainte Sara.
Le curé de la Paroisse, le rejoignit ; il était accablé. « Ah, mon pauvre ami - dit celui à Esteban - c’est la catastrophe. La procession de cette année est purement et simplement annulée. Hé, que faire, mon brave ? C’est la loi, on doit s’y plier ».
Esteban jeta un regard noir au prêtre : baisser ainsi les bras ! La loi, la loi, elle est faite pour être détournée, contournée, la loi, bougonna-t-il dans sa tête.
Impuissant dans l’immédiat,  il reprit la route d’Arles afin d’informer ses amis et sa famille.
Les hommes se réunirent pour dresser un plan. Ils n’avaient pas cheminé aussi longuement pour renoncer si près du but, quand même !
Un Gitan est fier, un Gitan n’a peur de rien et surtout pas de quelques méduses ! Il fallait aviser et trouver coûte que coûte une solution.
La soirée autour du feu de camp fut triste.
Les enfants pleuraient : ils voulaient voir la mer, s’y baigner, jouer, se rouler et courir dans le sable, le creuser, ramasser des coquillages et de beaux cristaux qui scintillent tant au soleil, construire des châteaux.
Personne ne dansa ; seuls, quelques chants tristes se firent entendre.
Au petit jour, les hommes reprirent leurs palabres.
Depuis la veille, le campement s’était étoffé, de nouveaux groupes étant venus s’adjoindre à celui d’Esteban.
Les esprits s’échauffaient. La révolte grondait. Renoncer au grand rassemblement annuel était inconcevable !
Certains venaient de très loin, de Bohême, d’Andalousie pour honorer Sara, leur Sainte Patronne, celle qui leur ressemblait tant, car elle était comme eux sombre de peau. Elle avait été la servante des Saintes Marie-Jacobé,  Marie-Salomé et Marthe. Elle les avait accompagnées dans leur périple. C’est après avoir longtemps dérivé sur une barque, qu’elles avaient accosté sur cette plage et avaient mis pied sur ce sable – sacré pour eux - qui aujourd’hui était inaccessible.
Un petit groupe d’hommes, fit route pour l’Hôtel de Ville. L’Adjoint au Maire daigna les recevoir.
Esteban avait minutieusement préparé son propos. Les mots étaient bien en ordre dans sa tête.
Pour atteindre son objectif, lui, le sanguin, s’était contraint au calme.
Il faisait face à l’élu qui, avec un sourire condescendant, venait de lui seriner, une fois de plus, qu’il devait se soumettre à l’autorité.
Esteban n’avait pas bronché. Mais, silhouette massive, il s’était planté sur ses deux jambes, et, mains dans le dos, il serrait les poings, histoire de contenir la rage qui bouillait en lui.
Pour qui ne le connaissait pas, il paraissait étrangement calme. Toutefois, une lueur belliqueuse brillait dans ses yeux, laissant deviner une certaine détermination.
Il fit encore valoir ses arguments : leurs intentions étaient pures ; leur but était louable ; ils étaient catholiques ; ils étaient baptisés et élevés dans une connaissance des dogmes de leur religion traditionnelle, pour laquelle ils avaient le plus grand respect. Ils avaient tous fait de gros efforts pour venir en ce lieu, et devoir renoncer à cette tradition immémoriale serait l’expérience la plus douloureuse de leur vie, etc., etc.
«  Vous me voyez profondément désolé – leur dit l’Adjoint, dans un sourire hivernal – mais c’est non ! »
Ivre de rage, Esteban, suivi de ses compagnons, fit demi-tour, et sortit en pestant contre la suffisance des insuffisants.
Pour la Municipalité, ce n’était qu’un petit contretemps. Pour eux, gens du voyage, ce « petit contretemps » se changeait en catastrophe.
Découragés, ils revinrent au bivouac, qui grossissait à vue d’œil.
Esteban s’isola. Il se sentait grognon comme un vieux chien qu’on aurait dérangé dans ses habitudes. Dans ces moments là, il préférait être seul.
Un instant, il céda à l’accablement qui le submergeait. Puis, tout son être se révolta contre cette stagnation. Comment ? Un homme de sa trempe, se laisser aller ainsi au découragement, comme une femmelette ? Hors de question ! Il devait réagir. C’était une nécessité. Un devoir.
Il se sentait à présent lucide ; d’une froide lucidité.
Personne n’avait jamais osé le contrarier. Ce n’est pas aujourd’hui qu’on allait commencer. Ah, ils voulaient les priver de leur plage, les empêcher de fouler pieds nus ce sable sanctifié ! Ils allaient voir !
Il convoqua ses compagnons et leur exposa son idée.
Une idée toute simple.
Qui faisait appliquer la loi ? Qui faisait régner l’ordre ?
Les gendarmes !
Qu’arriverait-il si ces fameux gendarmes, se trouvaient maîtrisés puis enfermés dans la gendarmerie ?
RIEN ! Voilà ce qui arriverait : RIEN !
Ils n’étaient pas bien nombreux les gendarmes des Saintes-Maries-de-la-Mer. Il suffirait de les neutraliser pendant deux-trois heures dans la cellule au fond de leur bâtiment. Puis la procession aurait lieu. Ensuite, on les libérerait. Et voilà.
Des vivats s’élevèrent. Esteban fut porté en triomphe et vigoureusement applaudi.
Il était heureux. Il portait sur son front, la fierté d’un homme en règle avec sa conscience. Il ne se sentait pas hors-la-loi. On ne lui laissait pas le choix. Il faisait face. C’était tout.
Ce soir là, autour du feu de joie, ce fut un grand moment de fête.
La très belle et très sensuelle Ermelinda tourbillonna d’une façon endiablée. Puis Pablo les régala d’un de ses fameux Cante Jondo, ce chant profond, venu des temps anciens, ancêtre du Flamenco.
Au matin, une petite poignée d’hommes partit en reconnaissance afin d’étudier le terrain autour de la gendarmerie, connaître les horaires, repérer les habitudes, bref : peaufiner leur plan d’attaque.
La soirée qui suivit fut particulièrement joyeuse.
Enfin, le jour tant attendu arriva.
A l’entrée de la bourgade : surprise ! Plus de pancarte…
Esteban plissa le front ; curieux se dit-il. Il jugea prudent d’aller aux informations.
Par on ne sait quel miracle, pendant le nuit, le banc de méduses s’était éloigné du littoral. La voie était libre, le sable nettoyé et praticable.
Quel soulagement pour tous !
Pour les Ediles, rendus inquiets et soupçonneux par l’attitude farouche d’Esteban.

Pour les Gitans… Hé bien les Gitans ne se rendraient pas hors-la-loi. C’était mieux ainsi. On dit déjà tellement de choses affligeantes sur leur compte…

 

"Toute sable" d'Ella KOZèS


Il m’a laissée toute seule,  sur le sable.
Il fallait qu’il aille réaliser son grand projet. C’était devenu un impératif, une question de vie ou de mort.
Je suis restée à regarder les traces de son pas décidé sur cette mer de poussières. Individuellement, chaque petit grain stérile ne peut rien. Sauf, à se trouver au bon endroit, pour enrayer des mécanismes. Seras-tu celui-là ? Ramassé, irrégulier, bougeant selon des lois physiques immémoriales, il sait aussi déplacer les dunes. Auras-tu ce pouvoir-là ? Mais, ensemble ils ont moulé ton pied. Une aventure collective pour combien de temps ? Empreinte furtive d’un moment capital de ma vie, je la regarde pour ne jamais l’oublier. Quelle postérité l’histoire t’accordera-t-elle ?
Ma main se pose sur lui, sur cette chaleur dont il rayonne. Il épouse mes formes depuis si longtemps. Fluide, il me file entre les doigts comme tu t’es prestement enfui pour faire face à l’avenir. Tu n’y tenais plus. Il a fallu que tu agisses. Je sais que tu ne supporterais plus de vivre si tu ne tentais pas d’arrêter ce funeste dessein.
Je me souviens de ta stupéfaction lorsque tu as su ; tu ne voulais pas y croire. Pourtant, aucun observateur avisé n’était vraiment surpris. Lorsque la nouvelle est parue dans la revue américaine « Sciences », tu en as ri. Ainsi, le mythe de la transmutation s’était modernisé : quelques scientifiques fous affirmaient pouvoir transformer aisément des tonnes le sable en quelques grammes d’or. Les imbéciles ! Dans l’hypothèse où cela aurait été si simple, l’Homme l’aurait découvert depuis longtemps ! C’est comme « la mémoire de l’eau… » avais-tu clamé ! Cette nouvelle  avait fait un grand flop ! Puis, en homme avisé, tu avais recherché les sources, rencontré tes collègues, contacté les auteurs. Et surtout, tu avais fait partie du collège d’experts chargé de vérifier la composition moléculaire de l’or résultant de cette transmutation. Je me souviens, tu avais travaillé comme un fou. Chaque matin, tu te levais avec l’espoir de trouver une différence qui déclasserait cet or. Chaque soir, tu revenais convaincu que demain… demain, tu trouverais la faille. En vain. La donne économique allait être bouleversée. Chaque poussière d’océan serait transmutée par les Etats qui s’empresseraient d’expulser les riverains. L’hétérogénéité des grains de vie ancestraux allait disparaitre à tout jamais pour se figer en un métal froid. Ni le temps, ni l’érosion n’auraient de prise sur les quelques lingots retranchés dans des coffres jaloux. Le sable se retirerait de la vie et l’or n’embellirait pas pour autant le quotidien des hommes, car une autorité mondiale de régulation allait être créée.
En vérité, cette découverte annonçait de grandes guerres, doublées d’un désastre écologique qui serait suivi d’une crise sans précédent. Tous les économistes s’entendaient sur le sujet. C’était aussi l’annonce d’une mutation inquiétante de civilisation car totalement soumise au pouvoir du  « SABL.OR». Il fallait à tout prix éviter le pillage des ressources naturelles qui, tu le savais mieux que quiconque, portaient en elles les promesses de grandes découvertes.
Tu as finalement décidé d’aller communiquer les résultats de tes dernières recherches à cette même revue « Sciences ». Tu en profiteras pour rencontrer les sommités du monde afin de les convaincre de s’opposer au pouvoir financier. Chaque grain de sable devrait rester en place. Il en allait de l’avenir de la Terre et donc de celui de l’Homme. Le déséquilibre créé par l’extraction et la transformation du sable en or, la pollution générée, modifieraient définitivement la vie terrestre. Les derniers calculs vont encore plus loin et laissent à penser que l’ellipse de notre planète s’en trouverait probablement modifiée entraînant un dérèglement climatique irrémédiable. C’est « l’effet papillon » du sable. L’Homme, tout puissant qu’il soit, ne résisterait pas aux multiples catastrophes naturelles provoquées par l’appauvrissement en grains de sable de son environnement.

En attendant, tu m’as laissée l’âme pétrifiée par une lancinante prière : Prends soin de toi et ne disparaît pas dans les sombres sables mouvants de la politique économique et financière.

 

"Sans sable..." d'Angeline LAUNAY


Sans sable, plus de plage. Plus de sensations caressantes sous les pieds. Plus de promenades au clair de lune, d’étreintes fiévreuses dans la poussière des étoiles. Le sable, c’est du vent qui s’est matérialisé. Tel le personnel d’une Compagnie aérienne, il reste au sol ou il s’embarque pour un vol long courrier. Mesdames, mesdemoiselles, messieurs, quelle que soit votre destination, laissez-moi glisser entre vos doigts.
       Mais sans moi, plus jamais vous n’éprouverez sur votre corps, la sensation que procure l’éparpillement de cette poudre cristalline qui enlace et délasse !  « Adieu grains d’or, adieu colliers-choux. Hélas, hélas c’est pour toujours ».
       Privé de plage. Privé de désert. Le monde n’est plus ce qu’il était. Les chameaux pleurent sur les cailloux. Le soleil ne sait plus par où descendre ni comment aller se coucher. Le scintillement et le fourmillement n’ont plus de raison de manifester. Où sont passés les mirages ? Où vont désormais se nicher les oasis ? Plus d’errances. Plus de bivouacs. Plus de majestueuses dunes à l’infini.
       Au loin, Coyotito hurle à la mort. Le désert a perdu son sable. La caravane ne passera plus. Le cri lugubre de Coyotito se répercute à l’horizon tandis que le vent se désespère. Je me souviens d’un temps où j’étais souffleur de verre. Lorsque je ratais un vase, j’en faisais une bouteille. De la silice, encore de la silice. Il en fallait toujours plus. Les couleurs, les irisations, les opacités et les transparences, tout était possible avec du sable. Je cueillais la paraison du bout de ma canne en adressant une prière à la lumière incandescente. Puis je soufflais de toutes mes forces. La forme se déformait, se gonflait de joie et de fierté. Et moi aussi.
       Aujourd’hui, je me retrouve sans toit ni loi comme un animal abandonné sur le bord de la route. J’ai perdu mon travail et ma raison. Je traverse des villes incertaines. D’où venait qu’il fallait tout ce sable pour édifier des châteaux de sable ? Plus personne n’y comprend rien. Les humains réalisent enfin que la disparition de ce matériau est une malédiction. Ils pensaient pouvoir vivre sans sable mais le sable, c’était le sel de la Terre. C’étaient les lustres, les carafes, les fenêtres, les maisons et les champignons de couche. C’étaient la beauté, l’amour, la liberté. C’étaient l’immensité, les promesses de voyage, les inscriptions qui s’effacent à marée haute.
       Mais la mémoire du sable, elle, ne s’effacera pas. Jamais la mémoire ne s’efface. Seule s’évanouissait la trace des pas dans le sable, sans compter les pas qu’on a oubliés de faire ou ceux qu’on n’a pas faits. Se souvenir du sable… Quelle drôle d’idée pour un monde ensablé dans ses croyances ! Dis-moi « gros gras grands grains de sable et je te gros gras grands grains de sablerai… »
       Il y a bien sûr les grains de mil, de blé, d’orge ou d’avoine. Et je continuerai à mettre mon grain de sable. - Mais où est donc passé le sable ? – Celui qui pourrait le dire serait promis à un bel avenir… « Nous vous annonçons que monsieur, madame ou mademoiselle Untel a retrouvé le sable ! » – Tous les espoirs seraient à nouveau permis. L’espoir est dans le sable… retrouvé. Ca crisserait de le déclarer !
       On renouerait avec nos vieux rêves qui ne seraient plus qu’en partie bâtis sur du sable. Tandis que d’innombrables grains s’insinueraient dans nos vêtements et dans nos bagages, nous pourrions partir à la découverte d’anciennes civilisations. - L’aventure m’attend. Prise dans une tempête de sable, je me réfugie dans l’anfractuosité d’un rocher. Combien de temps vais-je attendre ? – On ne compte ni les heures, ni les grains de sable, ni les flocons de neige qui tourbillonnent pendant que j’écris ces lignes. On patiente en se racontant des histoires sans début ni fin, des histoires qui se soldent par ces mots : « On ne sait pas ce qu’il arriva ensuite… » - Ce sont des histoires qui prennent leur envol dans les nuages de sauterelles.
       Comment me sortir de cette situation ? – Aucune idée ! Mais l’espoir est dans le sable. Alors, rassurée, je m’endors car le marchand de sable vient de passer. J’ai retrouvé le pays de mon enfance, ce pays où j’ai appris à lire, à écrire, à danser, à  chanter et à jouer de la musique. C’est le pays où l’on ne revient jamais. La carte a perdu ses contours. Les images sont chauffées à blanc. Je revois la montagne de Bouhmama avec, à son flanc, des oueds clairs où frétillent des têtards. Je veux absolument en ramener dans une boîte en plastique. Le soir, je traverse la cour ombragée où pendent des estomacs de vache pour garder la fraîcheur. Une fois dans ma chambre, je fais couler de l’eau dans le lavabo pour y déverser mes têtards et je passe des heures à les regarder nager dans tous les sens.
       Sans sable, effacé le passé ! Envolée ma jeunesse ! Je me console en me rêvant assise au sommet d’une haute dune. Tout en jouant à faire passer le sable d’une main à l’autre, je m’imagine en train de prendre la mesure du temps.

Les textes présentés ci-dessus sont sous la responsabilité de leur auteur. Ils sont quasiment le fruit brut qui a été cueilli en fin de séance... sans filet !
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