SAMEDI 6 DECEMBRE 2008
de 14h00 à 19h00

dans le cadre du cycle
"L'espérance des expériences"

Animation : Régis MOULU

Auteure invitée :
Karine LEROY, conteuse

Thème :

Où il y a de la gêne (vestimen-taire), on peut écrire !


Il s'agit d'écrire dans un conditionnement physique particulier !
A chacun alors de trouver (et d'apporter) sa contrainte qui l'encombrera et qui aura une répercussion physique ou mentale sur l'action que vit sa main lors de l'écriture !

Exemples : écrire avec des gants de boxe, rédiger quelques chose avec un tuba et un masque en plus des palmes, être habillé d'un scaphandrier, revêtir un chapeau fou de sa composition, avoir une boucle d'oreille clignotante, avoir le bras alourdi de bracelets, multiplier des couches de vêtements chauds, être encombré par une écharpe qui s'avère être un chat collant ! etc.

Pour stimuler et renforcer l'écriture et les idées de chacun, a été distribué un support qui présentait des propos et des théories sur le conditionnement et l'habituation, avec notamment le point de vue béhavioriste... et ce, afin de mieux comprendre la façon dont on pouvait être stimulés (ou chargés émotionnellement) par sa contrainte vestimentaire !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Ci-après quelques textes produits durant la séance, notamment (dans l'ordre):

- "Perte d'identité" de Marie-Odile GUIGNON

- "A Chloé" de Céline CORNAYRE

- "Rouge comme Noël" de Karine LEROY

- "Lettre au bâtonnier" de Mag LOPEZ

- "Josef" de Janine BERNARD





Marie-Odile GUIGNON

"Perte d'identité" de Marie-Odile GUIGNON

" Je suis qui je suis mais si je ne suis pas qui je suis je ne sais pas qui je suis ?.. " Qui suis-je...
Qui suit... Je... jeu... " Jeu de main, n'est pas toujours jeu de vil… " un... un jour...
Un jour, des matins, des midis, des soirs des nuits se sont écoulés...
De longs temps... Si longtemps et lentement encore plus lentement que le sable qui s'écoule enfermé dans le sablier qu'une main retournerait sans discontinuer...
Sans discontinuer,
Comme la goutte d'eau fine et perlée,
Qui filtre du rocher
Et glisse enroulée
Sur la mousse dorée
A la surface miroitante De l'onde naissante.
Reflet dedans : Hantise de Narcisse...
isse...isss...si... lent...silence... "

SI... LEN... CE...
Un martèlement sourd (sournois) noie l'atmosphère... Sphère infernale de mes pensées qui passent et repassent le temps de l'identité en l'enveloppant d'éternité...

AMNÉSIQUE :
C'est le verdict... Des médecins... Des grands spécialistes, tous des ISTES compétents dans les diagnostiques...Le HIC, c'est que je suis bien quelqu'un ? Un être vivant actuellement perdu dans un environnement intermittent... Avec comme langage le passé, le présent énigmatique, le futur incertain...
" Quelle heure est-il ?... Elle a sonnée, bien aimé... elle sonnera encore, trésor... elle sonne toujours, amour... " Bribes de comptines qui surgissent dans l'esprit, s'impriment et subsistent hors du temps, factices, futiles dans l'instant de l'écriture...
Un filet ténu retient mes mains cependant que mes doigts s'accrochent à la mine noire et la font courir sur le papier pâle en dessinant des arabesques criantes de désir de vérité, d'authenticité, de curiosité bien placée.

LA MISSIVE :
" ... Afin de repartir d'un bon pied dans la vie, je vous prie de bien vouloir me dire qui je suis. Je suis tout ouïe, suspendu à votre compétence perspicace dont l'efficacité n'est plus à prouver. Convaincu que votre audace me comblera d'une dédicace... etc., etc... "

ACTION EN COURS :
J'entends le cliquetis des touches qui dansent sur les claviers à une cadence vertigineuse. C'est un fleuve bouillonnant qui s'agite dans les remous de l'administration et qui s'enfle comme un lac de barrage hydroélectrique. Encore un peu de clapotis et le mur gris se dresse, bloquant les flots impétueux à la recherche d'une issue... de secours ?
Je vois des milliers d'étoiles de pixels couvrir les écrans lumineux, croiser des rubans informatisés, interroger des réseaux internationaux... Encore quelques étincelles et le feu d'artifice s'achèvent sur :
" Une ERREUR dans votre base de données.. " !
Clic et crac, patatras. Je m'étale, la calamité égale la cavale.
Où vais-je vaguer vaguement maintenant ?

UNE DÉMARCHE :
Deux marches,trois marches,quatre marches, cinq marches, six marches, sept marches...
Orphée descend aux enfers... Ce n'est pas le septième ciel, c'est l'en-bas, l'ambassade... Base : partir de là ou partir d'ailleurs, pour se retrouver ou pour mieux se perdre, encore et encore dans les couloirs et les corridors...

CORPS Y DORT !
Je suis endolori à la fuite de l'ennui, dans l'immensité des songes insolites, mobiles, immatériels, j'ai sombré...Sombré ? Ho !
Mon sombrero en guise de parasol...
Il n'est pas loin de midi !...
Et le soleil noir de Dufy
Au zénith là-haut
Assombrit le cargo !
Hisse et Ho! Naviguer au gré de la voile des nuages scintillants qui se mirent dans le vent en déroulant l'ourlet du temps. Le temps de l'éveil, aurore ou crépuscule.
" Chères administrations qui collectent les évènements de mon existence temporelle ... etc.,etc.. "...
" Chères caméras, chers satellites, chers vous autres, vos yeux, vos ondes, vos transmissions, vos archives... etc.,etc.. "...

Qui je suis-je ?... Jeu...
Dans les méandres de mon encéphale se cache, un inconnu ? un original ? un duplicata ? un clone ?


Céline CORNAYRE

"A Chloé" de Céline CORNAYRE

Bruno fait partie de la France qui se lève tôt. Et ce jour, il va falloir se lever encore plus tôt. Ce jour est important. L'avenir de sa fille, Chloé, en dépend.
L'enjeu est de taille : obtenir auprès du rectorat de Rennes (Chloé et Bruno sont de Saint Malo) le droit d'accès au lycée, en seconde générale, pour Chloé.

L'affaire est loin d'être gagnée. Chloé est née avec une maladie rare ; Rare ne veut pas dire inexistant. Rare veut dire un enfant sur cinq mille. Une forme de myopathie qui atrophie les muscles, certes, mais pas la tête. Lui, son père, le sait. Il sait aussi qu'il va devoir comme il le fait depuis le CP, se battre.
Se battre pour que l'administration ne confonde pas sa fille avec le fauteuil, déjà. Le cœur en écharpe, ravaler ses larmes avec des yeux au même niveau, ensuite. Ne pas trembler de ridiculite, penser les arguments décisifs/incisifs et oser les exprimer, enfin.
Ouais.
C'est pas gagné.

Un dossier complet a été adressé six mois auparavant. La loi de février 2005 est l'arbre derrière lequel une forêt de procédures diverses et variées s'opposent et se juxtaposent, jusqu'à l'overdose. C'est quand même grâce à elle si Chloé a pu rentrer au collège. Dans l'épais grillage de process et d'idées reçues, il faut croire qu'il y a des ouvertures.
Etroites. Et plus les exigences montent (passage du collège au lycée), plus elles se resserrent.

Entretien dans 20 minutes. 30 minutes il a. Et il n'aura pas plus.

Il sent le poisson, et ça c'est pas bon.
Et ce n'est pas faute d'avoir mésestimé l'usage du savon. Il est marin pêcheur, pas cadre supérieur aérodynamique, ça aussi, il le sait.
Sans avoir fait d'études supérieures lui-même, il a su transmettre à sa fille sa soif d'apprendre, et surtout de comprendre. L'apparence de sa fille n'altère en rien ses capacités intellectuelles. Oh, ça aussi, il le sait !
Le regard social est institutionnel a accru sa sensibilité mais ne lui a jamais fait perdre sa lucidité, ça, elle le sait.
Dix minutes, puis huit, puis cinq, puis la voix qui l'appelle, " Monsieur Perec, entrez je vous prie ".

Bruno s'avance, se plie sur sa chaise, et parle. Quatre personnes lui font face. Deux le dévisagent et le scrutent sans indulgence, le troisième semble plongé dans ses chaussettes et le quatrième incarne la fatigue et l'endormissement imminent. L'épais dossier de Chloé est ouvert. Il porte le numéro 3637.

Il a une arme secrète, Bruno : un certificat majeur rédigé et signé par le principal du collège en personne. Un papier qui peut peut-être agrandir un peu ce foutu grillage. Juste assez pour que ça passe ! Il atteste des résultats de Chloé. Il ne parle pas de son handicap, seulement de ses résultats.
Parce qu'il est là et pas dans les textes, l'argument massue de Bruno, les résultats de sa fille et les potentiels qu'ils sous tendent. Aucun décret, arrêté ou circulaire ne dira que Chloé est une élève,
Ce bout de papier, si.

Ne pas chavirer sous l'émotion, ne surtout pas faire dans le mélo (drame). Le regard administratif peut être pathétique, il n'aime pas le pathos.
Maintenant qu'il est dans l'eau, il n'a pas le choix, Bruno, il faut qu'il nage. Il développe, mais ne débloque pas, tient bon la barre et souque haut.

STOP. Les trente minutes s'achèvent et vient le moment des questions.

Le réveil du dormeur fait mal. Il ne dormait pas du tout en réalité. Il revient, s'étale de tout son long sur le pronostic médical de Chloé.
Bruno n'en peut plus de sentir le poisson, d'endosser un cœur trop gros pour une écharpe qui, elle, ne l'est pas assez (grosse), et plus encore, de ce grillage au sens figuré, presque au sens propre avec des yeux au même niveau.
Il n'en peut plus et argue : " Si un test génétique vous apprenait l'arrivée inéluctable dans 10 ans précisément (avec la date et l'heure évidemment) d'un cancer incurable, vous seriez content que l'on vous enlève votre poste et votre vie actuels ? ".

Aïe.
Gros silence dans la pièce. Rendormissement du dormeur et sourire hypocrite des chaussettes parlantes. Avec le temps, Bruno a appris à distinguer le sincère de l'hypocrite, le vrai du faux. Forcément, à force de se faire avoir…

Retour sur le concret.
Les disponibilités, l'accessibilité, la faisabilité. Tous ces termes en -ilités que Bruno a appris à apprivoiser, malgré lui.
La construction du lycée est récente, donc adaptée aux handicaps moteurs.
L'auxiliaire qui a soutenu Chloé au collège pourrait faire de même au lycée, elle habite à mi-chemin entre Rennes et Saint-Malo (deuxième arme secrète).
Le nombre de classes et d'élèves par classe est limité par rapport à d'autres établissements, ce qui est facilitant (troisième arme secrète).

L'un des deux regards pas indulgents observe une photo de Chloé agrafée dans son dossier. Evidemment, elle ne fera pas Miss France. Il glisse une remarque pleine de sous entendus sur l'aspect physique et l'acceptation. Et bla, et bla, et bla.

" Si son aspect physique ne l'a pas empêchée de surmonter la bêtise collégienne, pourquoi n'en serait-il pas de même au lycée ! " se prend à penser Bruno.

Le gong retentit.
L'entretien est fini.
L'école aussi ?


Karine LEROY

"Rouge comme Noël" de Karine LEROY

La journée semblait ne plus avoir de fin. Je n'avais qu'un envie : partir loin, ne pas être là à ma place. Un vrai cauchemar… Toutes ces lumières qui ne cessaient de clignoter dans la nuit glaciale de l'hiver et mon collègue, le lutin qui n'arrêtait pas de me lancer des clins d'œil sournois…Mon visage se durcissait comme du carton-pâte, j'avais le masque douloureux d'un homme sans visage. On me voyait sans me regarder, moi ! Mon bonnet me tenait trop chaud et ma barbe ne cessait de me gratter. Voilà où m'avait emmené ma fabuleuse carrière de comédien : Père Noël aux " Galeries Lafayette " ! J'étais là debout devant les vitrines près de la porte d'entrée. Je devais distribuer des bonbons et poser avec les enfants pour le lutin-photographe. J'avais commencé à neuf heures ce matin. C'était la fin de l'après -midi et les passants se faisaient de plus en plus rares alors pour passer le temps soit je pensais à ma vie, soit je rêvais bien camouflé dans mon costume. Mais il y avait toujours un gamin excité pour me tirer de ma rêverie :
" Maman, maman, y a le Père Noël ! oh ben dis-donc il en fait une drôle de tête ! "
De toutes manières, je n'avais plus de bonbons à leur donner. Alors je me contentais de les regarder d'un air désabusé. Je n'avais plus la force de sourire ni de parler. J'avais juste envie de leur crier : " Mais non, je ne suis pas le Père Noël ! Je suis un pauv' type au RMI qui fait ça pour gagner sa vie ! ".
Le lutin agitait ses clochettes pour amuser les enfants et moi cela m'énervait de plus en plus. Deux petits garçons sont arrivés en courant et ont commencé à tourner autour de moi :
" Mais je te dis qu'il n'existe pas ! C'est un faux, tiens regarde ! " Le plus grand essayait de me tirer la barbe. Il sautait pour faire tomber mon bonnet et puis aussi rapide qu'une mouche, il se baissait pour soulever mon manteau. Le petit me dévisageait d'un air inquiet. J'étais paralysé et je ne savais comment faire pour m'en débarrasser.
" Hein que c'est pas vrai que t'existe pas ! "
Le plus grand s'était planté devant moi en me regardant avec ses petits yeux noirs brillants. D'un coup, je me suis senti devenir aussi rouge que mon costume. J'ai jeté mes grosses moufles par terre et je l'ai attrapé par la capuche.
" Ah ! Tu vas voir si je suis un faux, tu vas voir si j'existe pas ! T'as jamais vu le Père Noël en colère, hein ! Alors mon petit bonhomme, tu vas arrêter sinon je peux t'assurer que je vais pas te ramener de cadeaux à Noël ". Il s'est mis à pleurer alors je l'ai lâché. Son petit frère a commencé à pleurer aussi et ils sont partis tous les deux en courant vers leur mère qui arrivait les bras pleins de paquets. Je ne sais pas ce qu'ils lui ont raconté mais deux minutes après le chef du personnel est arrivé. Derrière ses grosses lunettes en verre fumé, il m'a annoncé froidement que je devais partir et que ce n'était même pas la peine de demander mon solde.
Je suis parti. Avec le costume. J'avais bien chaud, j'ai juste jeté la barbe dans la première poubelle qui passait et j'ai marché. J'étais un peu plus moi-même mais pas tout à fait. Ça m'allait bien comme ça. On me regardait, des gamins tiraient le bras de leur mère en me montrant du doigt mais moi je marchais, loin des guirlandes dorées et des étoiles rouges lumineuses.
J'existais ! et je détestais Noël !

Je suis arrivé sur les quais. Il faisait nuit. La Seine froide semblait immobile comme un long serpent endormi. J'ai demandé du feu à un clochard. Je me suis assis sur un banc et j'ai fumé une cigarette en regardant l'eau sombre. Dans le silence, j'ai vu arriver quelqu'un qui marchait d'un pas hésitant le long du quai. Il allait passer devant moi quand tout à coup, il s'est tourné et à continuer à marcher droit vers la Seine. Je me suis dit, encore un dingue !
Il allait vraiment finir l'air de rien par plonger dedans alors je me suis levé et je l'ai stoppé en lui serrant le bras.
" Non mais, c'est dangereux par ici ! Vous voulez finir…. ? "
Il y avait devant moi une jeune fille avec des yeux gros comme des poissons, elle avait un large chapeau ciré qui lui descendait jusqu'au nez. Vraiment bizarre.
" Oh ! Vous êtes bigleuse où quoi ? Il y a la Seine, là ! C'est de l'eau, c'est froid, à cette époque c'est pas terrible pour un bain de minuit ! ". Elle ne me répondait pas.
Je lui ai soulevé son chapeau.
" Non mais, faut faire attention où on marche la nuit ! "
Elle a enlevé ses grosses lunettes, vous savez, celles qui ont déjà des yeux à la place des verres.
Elle : C'est que justement, je ne voulais pas voir où j'allais…
Lui : Mais c'est dangereux !
Elle : Justement, je voulais voir jusqu'où je pouvais aller…
Lui : Sans y voir, vous êtes vraiment bizarre…
Elle : Et vous alors ? On m'avait pourtant bien dit que le Père Noël n'existait pas !
J'avais complètement oublié mon costume. Je me senti très ridicule. Elle s'est mise à me sourire.
Elle : Merci Père Noël ! Vous m'avez sauvé la vie !
Elle avait l'air soulagée mais au fond je la comprenais. J'ai pris ma grosse voix.
Lui : Oui et ne recommencez plus jamais ces vilaines bêtises !
Il y a eu un grand silence. Et puis tout à coup, mon bonnet s'est remis à clignoter.
Nous avons ri. Nous nous sommes mis à marcher sous la lumière des mes étoiles rouges clignotantes.
Elle : Vous savez, je n'y ai jamais cru au Père Noël mais là je commence à y croire…
C'était bien la première fois que quelqu'un croyait en moi… mais je n'ai rien dit. Nous avons continué à marcher tous les deux dans la nuit froide de décembre.

 


Mag LOPEZ

"Lettre au bâtonnier" de Mag LOPEZ

Lettre adressée à Monsieur le Bâtonnier de la juridiction de Versailles

Cher Maître

Si je m' adresse à vous, c' est que je suis confronté à un problème que j' ai bien du mal à résoudre.
Jeune stagiaire au cabinet de Maître Brigard à Saint Mandé, j' aurais besoin de vos conseils d' aîné et de votre expérience pour m' aider à y voir plus clair dans le cas qui me préoccupe.
C' est d' ailleurs, si vous me le permettez, plus à l' homme que je m' adresse qu' au magistrat.
Laissez-moi vous exposez les faits.
A l' occasion du procès de la rue Simon Courvel, j' ai été intrigué par le comportement de l' avocat général, Maître Langlois Vernuchon, lors de sa réquisition contre l' accusé René Delvaux.
Même si cette affaire ne dépend pas de votre juridiction, vous n' en n' ignorez pas les grandes lignes.
Une malheureuse histoire d' incendie de poubelle aux dramatiques conséquences, certes, puisqu' un pompier y a trouvé la mort mais qui doit être imputée plus à l'ignorance des conséquences d' un tel acte, qu' au désir de nuire de l' accusé.
Or, et d' ailleurs la presse s' en est fait l' écho, Maître Langlois Vernuchon, s' est acharné méthodiquement sur le prévenu avec une une agressivité constante et une incroyable sévérité dont je crois connaitre les véritables raisons. Les voici !
Vous savez sans doute que Maître Langlois Vernuchon est un cavalier émérite. Or, la veille du procès, alors que nous faisions du vélo avec mon frère, nous l' avons croisé dans les allées du Bois de Vincennes où il aime à s' entrainer avec sa monture.
Malencontreusement, alors qu' il nous saluait, son cheval a fait une embardée et il a chuté lourdement sur une souche.
Nous lui avons immédiatement porté secours et, tandis que nous l' aidions à se relever, il nous a dit textuellement :
" Je suis sûre de m' être cassé une côte, j' ai un mal fou à respirer ! "
Malgré notre insistance, au vu des violentes douleurs qu' il ressentait, il a refusé que nous appelions les secours, nous disant qu' il consulterait un médecin plus tard car il devait requérir le lendemain et qu' il ne pouvait se désister .
Nous avons salué son courage car la douleur imprimée sur son visage semblait difficilement supportable.
Et voilà bien ce qui me pose problème !....
Je me demande dans quelle mesure son réquisitoire du lendemain était empreint de la sérénité nécessaire quand il s' agit de rendre justice et si les douleurs, qu' il cachait si dignement à la Cour, n' altéraient pas quelque peu son jugement.
La sévérité de la peine requise a autant surpris la Cour que le jury mais ce dernier l' a quand même suivi dans son réquisitoire, comme le prouve le verdict et la lourde peine demandée.
Dans quelle mesure donc, son état de santé a-t-il influencé l' impartialité de son jugement, voilà la question que je me pose.
L' homme dont l' avenir était entre ses mains, ce René Delvaux, aussi fruste soit -il, est en droit de se le demander lui aussi !
Cher Maître, voilà mon dilemme !
Auriez-vous connaissance d' une affaire de ce genre et comment doit-on réagir lorsqu' on y est confronté ?
Je vous rappelle qu'un chirurgien n' a pas de droit d' opérer dans un cas comme celui-là, tout comme un commandant de bord, pas celui de piloter. Qu' en est-il d' un magistrat ?....
Mon inexpérience fait que je fais appel à vous pour savoir s' il y a matière à casser le jugement que, pour ma part, je trouve quelque peu entaché par un élément d' ordre personnel, extérieur à l' affaire.
Quelles raisons peut-on invoquer pour y remédier ? Savez-vous s' il existe une jurisprudence à laquelle on pourrait se référer en pareil cas ?
Certes le prévenu est coupable d' avoir mis le feu à cette poubelle mais il a été démontré qu' il n' était pas en possession de toutes ses facultés.
Je ne cherche pas à l' absoudre, loin de là, mais je m' interroge pour savoir si l' état physique ou émotionnel de ses juges n' a pas joué en sa défaveur. Vingt ans de réclusion dont dix huit de sûreté, ce n' est pas rien !
Croyez bien, Monsieur le Bâtonnier, que votre point de vue sur cette affaire m' aidera à mieux comprendre ce que veut véritablement dire " La Justice est aveugle "
Et surtout, jusqu' à quel point peut-elle l' être !....
Je vous remercie d' avoir pris le temps de lire cette lettre et, dans l' attente de vos conseils avisés, je vous prie de croire à l' expression de mon profond respect !

Avocat stagiaire Jérôme Granville


Janine BERNARD

"Josef" de Janine BERNARD

- Josef, pourquoi t'as pas moufté quand il a commencé ?

Josef Mouflon hausse les épaules et sa capeline rouge descend d'un cran laissant entrevoir cette partie de lui gonflée de laines sombres.

- Joseph, réponds. C'est un piège. D'abord le pouce et puis après… Mais Bon Dieu réagit ! C'est pas toi ça !

Josef Mouflon, c'est mon co. Mon " Ensembles ", mon " Toujours avec moi ". Et le voir affalé dans ses laines, recroquevillé comme un vieux bébé dans ses langes, ça me bouffe.
Avant, on aurait dit " Ca me troue ". Mais depuis les grands froids, l'expression est passée de mode. Trop dangereux. Même de le prononcer. On chasse les trous sur tout ce qui nous enveloppe. Question de survie.
J'ai l'impression de me voir moi, avec le pouce à l'air, prêt à geler et donc à disparaître à terme, forcément !
L'autre abruti rigolait bien quand il l'a attrapé mon Josef.
- Pas dix séances pour faire durer le plaisir, mon gars. Deux mains, deux séances. Et puis les deux pieds après. Et tu rejoins les limaces qui rampent ! Ceux que j'ai déjà attrapés.

Saloperie de temps, saloperie de monde de moufs.

Josef grogne.
- Dors donc, Mouflet. J'ai déjà le pouce à l'air, alors ne m'aère pas le cerveau.
Et il replie son morceau de lui tout au fond de ce qui lui sert de couverture.

Je l'aime mon Josef. Il est le seul que je connaisse à être aussi adroit avec ses moufles en peau de zébu. Un truc exotique super rare, avec le pouce en angora fait avec cette fourrure de petit chien chinois si rare et une paume de massacreur mais si douce dans le creux que ça en est à peine croyable.
Il m'aime bien lui aussi en retour, et des fois, il me donne un coup de paume.
Qui va le défendre demain matin, sinon moi ? Jamais je vais me rappeler de tout ce que je pourrais dire, ma pensée fuse plus vite que les tourbillons de neige qui font notre quotidien dans ce monde de moufs.
" Vous tous, (que je dirai) vous tous de ce monde de moufs ".

C'est trop pompeux. Au salon où se tient le juge suprême des moufs, au dessus de la grotte où Josef et moi on moisit en " garde à moufs ", pas besoin d'enrober les paroles, comprennent que les termes de moufs simplets, forcément !
Faudrait que je pose ma pensée sur un petit bout de mémoire pour en avoir la trace. Avant, on écrivait avec les doigts. Les derniers moufs qui avaient déjà eu maille avec les juges, ils avaient appris, en cachette à écrire des signes avec leurs pieds. Quand il manque un morceau, on fait avec ce qui reste, forcément !
Faire vite, quitter les moufles, tracer les signes et vite ré enfiler les gants. Certains étaient très, très habiles. Ils avaient appris, forcément !
Mais moi, je sais juste poser quelques signes et c'est déjà beaucoup. Ma mère disait : " Mouflet, synthèse. T'auras que le temps de quelques signes avant de geler, faut pas traîner ; Alors synthèse tes mots. T'en grave un, t'en penses dix. Et tu te rappelleras : Choisir c'est renoncer. Apprends à graver le bon ! Avec un, ta tête retrouvera les dix autres. "
C'était quelqu'un ma mère, forcément !

- Josef, je causerai pour toi demain, Josef !

Sa respiration siffle comme dans un nœud coulant. Il peut tout perdre mon Josef.

Allez, je m'y mets. Ma grosse paluche de moufle attrape un caillou par terre et de ma poche un vieux bout de peau de serpent bien lisse. Ma mère m'a obligé tout petit, à toujours en avoir un. Croient tous que c'est un bandeau. C'est la mode. Mais à l'intérieur il y a assez de place pour graver quelques dessins cabalistiques.

Devant le juge, je déplierai ma peau petit à petit comme les chapelets d'avant. Croirons que je prie ou un autre truc de ce style. C'est qu'avec nos moufles, on peut même pas sentir les trous. Faut juste les mettre dans notre mémoire et on navigue dans notre tête pour parler, revoir les signes qu'on a gravés et faire défiler tout ce qu'on veut dire dans le mental, sans rien oublier. Ils appellent ça la mémoire mental-auditive.
Bref ; C'est pas simple le monde de moufs !

" Vous tous ! (ça je vais bien m'en rappeler), laissez mon Josef tranquille. C'est un bon gros qu'a des moufles en peau de zébu que vous pourrez jamais avoir. Vous lui avez déjà déshabillé le pouce au risque de le lui faire perdre. Pourras plus se moucher, attraper une mouche (non ça, c'est pas bon. On attrape plus les mouches chez les moufs. Depuis bien longtemps.
Je suis sûr que le perdreau du dessus a jamais vu une mouche, sait même pas que ça a existé. Lui, il sait qu'un truc : serrer la moufle d'un type et tirer dessus. Histoire de le punir et de lui faire perdre ses doigts. C'est même pas un insecte disparu qu'il a dans le cerveau, c'est un bout de glace qui fond un peu quand il essaie de trop réfléchir. Plus ils sont vieux, plus ils sont liquéfiés leur cerveau.
Bon, je continue. Là faut que je fasse un signe bizarre qui ma mère m'a appris. On dirait un crochet de boucher mais à l'envers. Un vieux signe. Mais bien commode. " Quand tu te poses un question, tu le graves " qu'elle disait.

Je reprends.
" Qu'a-t-il fait Josef ? Question. Il a traité votre officier de " moufles à trous ". En quoi cette saine expression serait-elle une insulte. Et en quoi, cette image qui traduit un rabaissement dans l'échelle sociale... (Oh ! là, même le juge suivra pas si ma parole s'emballe).
Plus simple, Mouflet, plus simple.

" L'objet du délit, Monsieur le Juge, vous tous, c'est le mot de mon Josef. Croque-mitaine. Il s'est laissé aller à cette vision de la main, encore semi libre, libre de faire des niches, des signes fins avec des doigts, signes oubliés aujourd'hui, et utilisés encore par les seuls aliénés encore capables de quitter leur moufles au mépris de tous les froids.
Mitaine. Et pas n'importe qu'elle mitaine. Croque-mitaine. Quel officier n'aurait pas pris la mouche ? Si vous me permettez l'image. Car des mitaines permettent d'attraper des mouches, alors que les moufles, Monsieur le Juge, notre uniforme à tous par les temps qui courent, ne permettent même pas un gratouillis sur le bout du nez. Un cheveu qui vous gêne, ou un eczéma qui vous dévore. Il comprend Josef, qu'il est allé trop loin et que son mot malheureux, bien qu'imagé, n'était dû qu'à cette exaspération, cette transpiration que, tous, même vous Monsieur le Juge des moufs, vous éprouvez, nous éprouvons, quand notre épithélium manuel, vital, sue sang et eau et que des rougeurs apparaissent nous obligeant à la plus grande des souffrances, le plus grand des risques : quittez nos moufles, et bouger le plus vite possible des doigts devenus gourds… "
(Gourd. Faut que je le grave, celui-là, c'est un mot médical, il fera de l'effet).

" Je sais Monsieur le Juge, quand dans ce monde de moufs, le pardon n'est pas de mise. Mais épargnez à mon Josef, une main complète qui ne se compte pas même sur les doigts d'une seule.
Il n'a pas moufté hier, il ne mouftera pas demain. Je le connais. C'est pas un gros dégueulasse. C'est un gros nounours. Acceptez ces deux qualificatifs qui s'utilisent malgré leur antagonisme. "

(C'est fou comme l'amour que j'ai pour mon Josef, vivifie mes mots)
Je ne sais pas d'où je sors mes apostrophes mais sûr que le Juge y sera sensible ou alors je me mets le doigt dans l'œil ! Tiens elle a disparu aussi cette expression là. Elle avait failli coûter un pouce à ma mère, elle le racontait souvent. Elle l'avait utilisé devant un perdreau du même acabit que ceux du dessus et il avait cru qu'elle se foutait de lui.
Revenons à ce qui presse.

" Oui, Monsieur le Juge, que votre officier rengaine son ciseau vengeur qui a déjà découpé le pouce en peau de petit chien chinois de mon ami Et il n'a pas levé la main, comme le geste de tous les malfrats qui vous provoquent à longueur de temps. Il a seulement levé son pouce, comme sa chère maman le lui avait appris quand il était Mouflet comme moi, pour dire qu'il était content, heureux de vivre et que la vie était belle.
Et c'est parce que je l'ai bousculé à ce moment là, Monsieur le juge, alors qu'il adressait ce pouce amical à l'officier que son pouce a dérapé, se renversant à la renverse, changeant bêtement de direction, passant du haut en bas, ce que votre officier n'a pas compris, et que voilà toute la méprise… de cette situation bonobuesque, du nom de notre société bonobo des temps anciens, dont nous provenons tous, et que certains contestent, forcément.

Voyez, vous tous, relevons notre pouce devant Monsieur le Juge et devant Monsieur l'officier en signe de contentement, comme un chien remue la queue, comme un chat ronronne, à l'image de tous nos ancêtres qui avaient tout loisirs de leurs signes quand moufles et mitaines ne sortaient que le temps d'une guignolerie déguisatoire, le temps d'une passe dans un coin sombre aux temps préhistoriques, ou le temps d'un marché d'hiver quand la chaleur d'un vin chaud se répandait dans nos mains certaines nuits d'hiver ".

Avec tous ce fatras que je vais débiter, le juge aura la larme à l'œil, j'en mets ma main à couper ! Faut que Josef entende ça.
Je déroule ma peau de serpent pleines de signes.

- Josef ! Josef ! Ecoute.

Quand j'ai eu fini, même dans son demi-sommeil, Josef n'a rien dit. Son pouce était sorti de toutes ses laines, à l'air libre. Ca m'a drôlement ému et j'ai quitté ma moufle pour le toucher. C'était un truc interdit, mais ça valait le coup. Son pouce était tout chaud.



Liliane HAYOT


Patricia RENDU


SCRIBUS


Le conditionnment d'Angeline LAUNAY

Les textes présentés ci-dessus sont sous la responsabilité de leur auteur. Ils sont quasiment le fruit brut qui a été cueilli en fin de séance... sans filet !
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