Ci-après quelques textes produits durant la séance, notamment
(dans l'ordre):
- "Les îles excentriques" de Laure DECHéZELLE
- "Reculent toujours davantage les frontières
du miracle" de Régis MOULU
- "Fatalité Une histoire d'eau, d'os, d'au-delà, en dix tableaux"
de Janine NOWAK
- "Mathieu chapitre XIV" d'Angeline LAUNAY
"Les
îles excentriques" de Laure DECHéZELLE
Oriane, un tuyau jaune à la main, décida de se lancer à l'assaut de
l'île des Saints Pères.
Elle quitta la péniche "Horizon " d'un bond.
Déambuler sans réfléchir était, ce jour là, son but.
Elle souhaitait franchir un petit pont et pénétrer dans
la sensation aérienne d'être dans les eaux comme on arrive dans un rêve.
Elle traversa les bras d'eau et découvrit petit à petit une végétation
plus dense. Plus rien ne retenait son souffle et sa joie, de se mêler
à l'humus des arbres d'automne et aux fougères excentriques.
Les arbres accrochés les uns aux autres jaillissaient de l'ombre de
plus en plus nombreux.
Elle se mit à dire :
" La feuille juste prête à recevoir la pluie, unique dans l'absolu verdure,
le rouge du sapin arrive à ma main, comme un nain. "
" Que faites-vous là ? " dit un inconnu à Oriane.
Elle se retourna vers lui et aussitôt, celui-ci s'adressa à elle de
nouveau :
" Je tiens à vous dire, chère amie, que votre pipi de
poésie, peu à peine me rafraîchir l'âme et encore moins le reste ! "
" De quel reste s'agit-il ? " reprit Oriane.
Il répondit "vous êtes une sotte doublée d'une mal apprise
et vous êtes également, aussi potiche qu'une chèvre à l'esprit capricant
!
Ici, chère amie, on ne marche pas, d'un pas de chasseur alpin, on glisse,
on passe doucement !
Je me présente, Charles-Marie et vous ? "
"Oriane ! " répondit-elle vaguement amusée.
Il lui dit "suivez-moi, je vous conduis à la villa quai
Shaken et nous pourrons en arrivant au QG de l'île, naviguer et deviser
ensemble tout à notre aise ! "
Charles-Marie bascula tout d'un coup dans un style mondain.
"Savez-vous que je viens de récupérer la coque d'une barque que je suis
en train de polir comme on lisse une arme à feu adorée. "
Puis Charles-Marie, assis sur un tabouret la tête penchée
se mît à parcourir les documents d'archives fournis par l'institut français
d'architecture.
Oriane observait, l'œil énorme de cet homme qui passait
à travers son compte-fils. Il lui commentait les faits de guerre historique
de la bataille de la Marne. Puis il dit : " sans vous, chère Oriane,
le croquis de ses îles n'auraient rien à voir avec les ailes d'un papillon
!
Mais prenez garde car je sais parfaitement que vous êtes une espionne
britannique et que vous opérez pour le compte du duc Von bulot !
Je tiens à vous dire une chose, Oriane, c'est que vous ne sortirez pas
d'ici sans que j'aie pu atteindre vos lèvres et même vous avoir un petit
peu tuée ! " Il se leva et proclama dans un geste large :
" Pour autant, votre souffle m'enchante, vous êtes un spectre coloré
d'amour ! Mais votre ambition vous tuera Oriane, bien avant que mes
doigts atteignent votre gorge. "
" Asseyez-vous et écoutez-moi ! "
" Vous rapporterez au duc Von Bulot une collection de crottes de nez
que j'ai conservé et préparé pour lui depuis longtemps ! "
Dans son élan il se rapprocha de Oriane et dit :
" chère Oriane,
Avez-vous remarqué que les eaux comme des doigts ont tracé les veines
de leurs histoires ?
Ne vous semble-t-il pas ici que l'on sent la feuille de figue au creux
des noisetiers ? Pourquoi mes pas ont-ils rejoints les vôtres ?
Mon crâne chauve restera-t-il pour vous un éden désertique peuplé d'âmes
dangereusement lyriques ?
Laissez-moi vous aimez comme on découvre une île !
Je ne serais que la rafale d'un bunker au large des côtes de la Marne
!
Accordez-moi d'être un instant vivant dans votre regard !
Ce qui palpite en moi, c'est l'eau telle une ombre portée à l'infini
mesure de vos rivages sensoriels.
Laissez-moi subodorer que vous m'aurez aimé tel un monstre qui libère
les sens d'une espionne incomprise ! "
Oriane lui répond d'un ton détaché :
" Votre crâne se trouve sur vos épaules comme la boucle de la marne
sur paris, très Cher Charle-Marie !
Me tuer vous n'y pensez pas !
Je vous accorde juste, de pouvoir poser votre crâne aux creux de mes
mains ! Et désormais c'est à mon tour de vous exprimer la loi de mes
actes ! Vous n'êtes pas sans savoir que vous êtes l'un des plus grands
escrocs du monde des entomologistes !
Certes vous maniez le filet à papillon mais grâce à cela vous trompez
la vigilance des professionnels pour mieux éponger vos dettes de guerre
!
Pour autant,
Vos idées sinueuses ont, conquis ma foi,
Vous êtes un vaisseau perdu et flamboyant !
Et sachez bien une chose à votre tour, que c'est vous qui céderez à
mes ongles dans un éclat de vent !
Et vous succomberez à mes pieds que seul votre amour parfume et cingle
! "
"Reculent toujours davantage les frontières du miracle"
de Régis MOULU, animateur
Le cerveau a des portes, des couloirs, des pièces
plus ou moins éclairées. Il a plus ou moins de visites,
de visiteurs, de paysages figés.
Seuls les yeux peuvent le rafraîchir en déversant tout
ce qu'ils peuvent aspirer, aujourd'hui Saint-Maur sur Marne.
Je marche maintenant le long du Quai Joséphine
au milieu du Boulevard du Général Ferrié. Je sens
que je suis au milieu de la Marne, sur un de ses bras, comme porté.
"Marcher sur les eaux", un rêve qui se réalise
présentement si l'on refuse comme l'on se doit de penser que
chaque année annule et remplace la précédente.
Le cerveau est alimenté par l'air qui entre par
le nez.
La passerelle qui mène à l'île Mâchefer
est vivante comme une carte postale ancienne, les romans n'arrêtent
pas de s'y domicilier. On ne sait pas toujours d'où provient
l'idée d'un film, pour sûr il naît d'un lieu fort
en impressions, là où beaucoup de choses se sont déroulées
parce que beaucoup de choses s'y dérouleront.
Je crois que la colonne vertébrale soutient le
cerveau dès lors que la moelle a appris à se tenir debout.
Je suis au milieu de la passerelle. Quelques sportifs
en croisade pour une sveltesse perdue courent sur les eaux, on n'arrête
pas les progrès, reculent toujours davantage les frontières
des miracles.
Il pleut encore et encore. Sans exagérer et sans parapluie, je
trouve logique qu'il y ait parfois des inondations. 1910 : le niveau
monte, la Marne reprend son cours, le présent est rattrapé
par le passé, le futur ne sera plus jamais loin : ce sera donc
l'année des photos ; il ne faudra plus jamais oublier les îles
flottantes.
A ce stade une remarque de bon aloi : la nature ne prend jamais de revanche,
elle règne simplement.
C'est en prenant appui sur les sons que les oreilles stabilisent
le cerveau. A eux tous, les bruits sont comme la cale d'un bateau et
il est tout à fait fortuit de le démontrer, on le sait,
tout comme l'on sait qu'on a deux oreilles, la deuxième étant
toujours dans le dos.
Je mettrais bien, Rue Félix Mathieu, une plaque
en l'honneur d'un désir populaire : celui d'appeler l'île
Mâchefer "Ile Fleurie". Ici la végétation
est abondante ; son bavardage est tel qu'elle ploie sur la route, lançant
ici et là quelques questions de lierre. La plaque bleue aura
une inscription en blanc avec des grosses capitales d'imprimerie. Savoir
lire permettra de tester sa vue et en plus d'y découvrir "commune
de Saint-Maur - Ile Fleurie".
Avoir toujours le pouvoir de se souvenir de tout au gré d'une
plaque délestera le présent d'avoir à se rappeler
de tout le passé qui n'a pas su nous laisser de traces, un poids,
un poids comme quand, par exemple, avoir pu fermer une porte qu'on devait
absolument fermer est la seule façon de libérer notre
cerveau.
Est-ce que nos mains sont les créatures de notre
cerveau ou est-ce leur expertise qui lui ont permis de se développer
?
Quand je bricole, est-ce que je me creuse de nouvelles circonvolutions
?!
Ca fait un bout de temps déjà que je suis
revenu sur mes pas. A cet endroit la Marne s'appelle à ce qu'on
entend dire en 2005 "Boulevard des Bagaudes". Très
bien, je prendrai donc la pose sur le charmant petit pont qui inaugure
l'Avenue Jules Joffrin. Qu'on me raconte des histoires ou pas, ici j'ai
rendez-vous avec le mythe. Vous pourriez l'introniser "Avenue de
Saint-Maur" que je ne vous le reprocherai pas.
Le cerveau est irrigué, en toute logique.
Qu'ai-je fait de ma robe en dentelle, j'ai une santé
telle que je me verrai bien en n'importe qui au devant de cette maison
longue comme un corps de ferme et sobre comme un lotissement ouvrier.
Ses couleurs alternées lui donnent une témérité
que j'aime. C'est avec ce genre de qualité bien travaillée
qu'un jour on peut s'essayer à marcher sur les eaux sans aucune
prise de risque.
Les cheveux sont à une autre échelle des
arbres qui, bien mieux que la terre, retiennent le cerveau, le contiennent
dans son pot. Contre la formation des mottes, l'aspirine. Déjà
deux pour aujourd'hui, qu'importe, sans vraiment m'en rendre compte,
plaisir faisant, je viens de m'embarquer dans la Rue Pinet. Boulangerie,
où es-tu ?
Ses tours de fenêtre jouent de toute leur blancheur un esprit
Ali Baba, qui sur cette terre peut prétendre faire taire à
jamais le verbe haut d'une pâtisserie ?
Est-ce que marcher, le simple fait de marcher, tasse le
cerveau ? A chaque pas qui résonne sur la chaussée, perd-on
des idées ? Est-on moins poreux avec des semelles crêpe,
etc ?
C'est déjà l'Avenue des Iles même
si je suis sûr que le viaduc que j'ai laissé derrière
moi continue toujours à me faire son garde-à-vous que
décrédibilise le passage d'un RER.
En fin de compte, je me rends compte que poteaux téléphoniques
et chemin de fer sont autant de fils qui tiennent le paysage, qui tiennent
au fait qu'il soit maintenu.
Le cerveau, lui, a de la veine, beaucoup de veines, on
parle même de tout un réseau de racines de plus en plus
capillaires.
Je suis entre deux eaux comme au temps des grandes inondations,
je navigue vers le Quai Shaken. A cet endroit, les arbres se sont arrangés
pour me rendre la promenade dominicale, j'ai l'intuition qu'ils ont
toujours su anticiper n'importe quelle venue.
Une barque passe, un canotier me pousse, je ne connais pas un seul artisanat
qui ait disparu :
la patience permet de tout faire, la disponibilité
qu'on s'accorde à chaque instant permet à notre cerveau
de lier connaissance avec tout ce fut, tout ce qui est, tout ce qu'on
désire fortement.
Et comme par hasard voilà que le restaurant Nicot
émerge de mes pensées comme un galion sorti des eaux.
La Louisiane est née ici, et les chants qui hantent le plus profond
de notre mémoire ont dû commencer là, dans le swing
d'un clapotis.
Je suis sûr que les activités de la langue
secouent le cerveau et fort heureusement remet un peu de hasard dans
l'ordre de nos pensées.
Ce qui est fou, c'est qu'avec un simple air dans la tête,
je finis à présent par avoir une voix de nègre,
sans doute parce que je veux qu'on m'entende en Australie, cela est
techniquement possible, je le sais, une eau qui reflète a aussi
de la réverbe.
C'est un standard que j'offre au monde, tentant encore une fois de susciter
l'unisson.
Et puisque notre planète repose sur les bruits
tout comme notre cerveau se stabilise grâce aux sons, je chante
à tue-tête, pensant ainsi m'épargner quelques marathons.
Marcher sur les eaux ne peut tenir qu'à condition
que le chemin ne soit pas trop long,
entre chaque traversée, il faut bien une vie de repos.
"Fatalité,
une histoire d'eau, d'os, d'au-delà, en dix tableaux" de
Janine NOWAK
°°°°°°°°°
1er Tableau :
Il est 16 heures. Jim et Jules, à bord de leur camionnette, viennent
de dépasser Mâcon. Ils ont quitté le matin même la région niçoise. Ils
s'expriment " avé l'assent du Midi ".
Jim (dans un soupir) : Pfuuu !!! Nous sommes encore loin de Paris.
Jules : Oui. Et il est déjà tard. Je vais passer un coup de fil pour
retenir une chambre. Ce sera plus prudent.
°°°°°°°°
2ème Tableau :
Même jour, même heure, Boulevard des Bagaudes à Saint-Maur-des-Fossés.
L'homme : Heum… Je vous prie de m'excuser… Madame… ou… Mademoiselle
?
La femme : Mademoiselle, effectivement.
L'homme : Mademoiselle… pardonnez mon audace ; ma façon de vous aborder
est sans doute un peu cavalière…
La femme : Cavalière ? Incontestablement !
L'homme : Certes, certes… Nous sommes des étrangers l'un pour l'autre,
il est vrai ; mais je vous aperçois depuis si longtemps déjà…
La femme : Nous voisinons, assurément.
L'homme : N'est-ce pas ! Ainsi donc, j'ai pensé qu'après toutes ces
années de proche voisinage, il pourrait être plaisant de sympathiser
un peu…
La femme : Sympathiser un peu… Comme cela ? Immédiatement ?
L'homme : Hé bien oui, pourquoi pas ?
La femme : Il faut que je réfléchisse… Vous me prenez au dépourvu… Positivement
!
L'homme : Oh, mais, je ne veux surtout pas vous brusquer. Je vous laisse
bien volontiers un délai de réflexion.
La femme : C'est entendu ; je vous donnerai ma réponse ultérieurement.
°°°°°°°°°
3ème Tableau :
Trois heures plus tard, sur l'autoroute du soleil.
Jim : Enfin le péage de Fontainebleau. Ce n'est pas trop tôt.
Jules : Comme tu dis… Tu sais, Jim, depuis notre trouvaille de l'autre
jour, je suis incapable de penser à autre chose…Quelle aventure !...
C'était quand même une drôle de fripouille, notre arrière-arrière-grand-père
!
Jim : Une fripouille ! Le mot est faible. Gangster serait plus juste.
Dire que les générations qui nous ont précédés, se sont évertuées à
nous faire croire qu'il était mort à Cayenne en qualité de maton, alors
qu'il y séjournait comme bagnard. Ah les secrets de famille !
Jules : Vouais… C'est grave ce qu'il a fait le Papé Victorin. Mais d'un
autre côté, ça nous arrange bien… Si tu vois ce que je veux dire, hé…
(Ils ricanent tous deux).
°°°°°°°°°
4ème Tableau :
Au même instant, Bd. des Bagaudes à Saint-Maur-des-Fossés.
L'homme : Une dernière prière, Mademoiselle : ce serait pour moi un
grand bonheur, et ma nuit serait douce, si vous consentiez à me révéler
votre prénom.
La femme (elle rit) : Comment résister, c'est demandé si galamment
!
L'homme : Hé bien ???
La femme : Adélaïde (dit-elle crânement).
°°°°°°°°°
5ème Tableau :
Même jour. 22h30. Chambre 23 de l'hôtel Campanile de Joinville-le-Pont.
Jim : Hé bé ! Pas fâché de m'allonger un peu. Après toutes ces heures
de route, j'ai les reins en compote !
Jules : Idem. Une bonne nuit de repos et demain nous serons d'attaque
pour nos recherches.
Jim : C'est assez sidérant, ce hasard qui nous a fait retrouver, 102
ans plus tard, grâce aux travaux de rénovation de la bastide familiale,
les confessions de notre trisaïeul !
Jules : Et c'est qu'il écrivait bien, le Papé !
Jim : Faut reconnaître : il avait du style. Toutefois, ce que j'apprécie
par-dessus tout, c'est son souci du détail. Sa grande précision nous
sera bien utile.
Jules : J'ai hâte d'être sur place. Mais ce ne sera peut-être pas si
simple…
Jim : Evidemment, rien ne nous garantit le succès de notre entreprise,
mais " A cœur vaillant, rien d'impossible ! ". Allez, bonne nuit, petit
frère.
°°°°°°°°°
6ème Tableau :
Le lendemain matin, 9 h. Bd. des Bagaudes à Saint-Maur-des-Fossés.
L'homme : Alors, Mademoiselle Adélaïde, avez-vous réfléchi à ma proposition
?
Adélaïde : Oui, j'y ai songé, nuitamment.
L'homme : Et votre réponse est ?
Adélaïde : Je crois que je l'accepte… Mais nous ne nous fréquenterons
qu'amicalement !
L'homme : Il va sans dire ! Ah, quel bonheur ! Vous me rendez le plus
heureux des hommes. Mais nos présentations sont restées incomplètes
; achevons-les, voulez-vous ? Je me prénomme Arsène.
Adélaïde : Arsène… Comme le gentleman-cambrioleur du roman ? Cela vous
va bien… oui… diantrement…
°°°°°°°°°
7ème Tableau :
Pendant ce temps, dans une rue tranquille du Vieux-Saint-Maur.
Jim : Je vais garer la camionnette là. Tu passes à l'arrière ; tu enfiles
ton bleu de travail. Après ce sera mon tour.
Jules : C'est une bonne idée, ces habits d'ouvriers. On attirera moins
l'attention.
°°°°°°°°°
8ème Tableau :
Dix minutes plus tard, Bd. des Bagaudes.
Arsène : Puis-je être indiscret, Chère Adélaïde, et vous demander ce
qui vous a amenée dans ce quartier ?
Adélaïde : Une histoire d'amour, évidemment.
Arsène : Et cette histoire d'amour…
Adélaïde : A fini tragiquement !
Arsène : Je suis confus. Je ne voulais pas raviver des souvenirs pénibles.
Adélaïde : Oh, ne vous excusez pas ! C'était demandé si courtoisement.
Arsène : Et si je relatais mon histoire… Seriez-vous intéressée ?
Adélaïde : Enormément.
Arsène : Hé bien voilà. C'était le 5 Novembre 1903 au soir. Je me promenais
avec mon chien sur l'Île des Saints-Pères, non loin de la passerelle.
J'avisais un bateau de plaisance amarré le long de la berge. Je remarquais
une activité fébrile sur le pont : des individus finissaient de remplir
une caisse. Brusquement, une sirène de Police retentit. J'arrivais à
cet instant près du bateau. Ah que ne me suis-je tenu à l'écart ! J'ai
soudain été saisi dans une spirale infernale. Tout s'est déroulé très
rapidement : les hommes m'ont aperçu ; ils m'ont empoigné. L'un d'eux,
qui était occupé à enchaîner la fameuse caisse, a eu l'idée de me ligoter
avec. Ensuite, on m'a basculé par-dessus bord ; et depuis je suis là,
toujours lesté.
Adélaïde : Quelle horreur ! J'imagine que vous avez souffert abominablement
?
Arsène : Oui, ce fut atroce. Ma dernière vision fut celle de mon brave
Youki, hurlant à la mort sur le quai. Mais, Chère Adélaïde, parlons
plutôt de vous et dites-moi ce qui me vaut l'honneur de votre compagnie.
Adélaïde : Oh, c'est banal. J'étais amoureuse, si amoureuse… Il m'a
quittée…Je n'ai pas pu le supporter. Je voulais mourir, mais j'étais
un peu lâche ; aussi ai-je acheté un somnifère. Puis je suis venue sur
l'île fleurie, au bord du bras de Marne. J'ai absorbé toute la potion
et attendu qu'elle agisse. C'était un beau soir d'été. Il faisait très
doux. Tout était si calme… Et cependant, non loin de là, Paris en liesse,
à l'occasion de son exposition universelle, inaugurait la Tour Eiffel.
Quand j'ai senti que je m'engourdissais vraiment, j'ai pénétré dans
l'eau. Et j'étais pratiquement endormie quand je me suis noyée, très
lentement.
Arsène : Quelle tristesse !
Adélaïde : Me confier à vous m'a fait du bien. Merci de m'avoir écoutée
si charitablement.
Arsène : Votre récit m'a sincèrement ému. Est-ce dû à notre relation
naissante ? Je me sens si troublé aujourd'hui. Il me semble que ce jour
me fera connaître d'autres émotions.
Adélaïde : En somme, vous ressentez des choses, confusément ?
Arsène : C'est cela. Insensiblement, un grand calme m'envahit, un grand
apaisement. Et j'en arrive à oublier mes désirs de vengeance.
°°°°°°°°°
9ème Tableau :
9h30, Bd. des Bagaudes.
Jim (avec résignation) : Pas de doute… c'est là.
Jules (sinistre) : Oui… C'ETAIT là !
Jim : Adieu veaux, vaches, cochons, couvées…
Jules : Comment peux-tu avoir le courage de plaisanter ?
Jim : Que veux-tu, je suis très fataliste. Dans la vie, il faut savoir
faire face à l'adversité avec humour. Nous avions tout prévu, sauf ce
cas : des bras d'eau comblés ! Dire que petit enfant j'étais fasciné
par les histoires de villes englouties… Là, c'est tout le contraire
: c'est la rivière qui a été totalement remblayée. Ainsi donc, la morale
est sauve : le crime ne profitera pas. Et vois-tu, je pense au pauvre
bougre qui a été envoyé au fond avec les lingots d'or, par notre ancêtre
: le malheureux, s'il pouvait nous voir si dépités et pataugeant dans
le ridicule après cet échec cuisant, il rirait bien de toutes ses dents
de squelette !
Jules : Bon, ben, on remballe le matériel de plongée et on rentre, alors
?
Jim : On rentre.
°°°°°°°°°
10ème Tableau :
A cet instant précis, dans les profondeurs du Bd. des Bagaudes.
Arsène : Depuis des décennies, les forces telluriques nous ont régulièrement
rapprochés et nous ne sommes plus qu'à quelques millimètres l'un de
l'autre. J'ai hâte, Belle Adélaïde, qu'une dernière petite secousse
nous réunisse tout à fait. Je pourrai alors, tenir votre main, et nous
fossiliserons ensemble jusqu'à la nuit des temps…
Adélaïde : Cher Arsène, vous semblez m'aimer éperdument ?
Arsène : Je vous adore, Adélaïde chérie. Mais puis-je me permettre une
question ?
Adélaïde : Faites. Je vous répondrai franchement.
Arsène : J'ai remarqué que vous vous exprimiez à l'aide d'adverbes.
Pourquoi ?
Adélaïde : C'est atavique. Mes parents étaient originaires de la Belle
Province. Etant née à Paris, je n'ai pas adopté leur accent du Québec.
Mais j'ai conservé leur habitude d'utiliser des adverbes, systématiquement.
Arsène : Quelle façon de faire charmante ; c'est tout à fait adorable.
Continuez toujours ainsi, ma bien-aimée.
Adélaïde : C'est promis, très cher Arsène ; rien que pour vous…ETERNELLEMENT.
"Mathieu
chapitre XIV" d'Angeline LAUNAY
Personnages : Petra, Josh.
Petra - Au secours !
Josh - Pourquoi dis-tu cela ?
P - J'ai l'impression de me noyer.
J - Tu n'as qu'à nager.
P - Je ne sais pas.
J - Ca s'apprend.
P - Quand on ne sait pas, on ne sait pas !
J - Evidemment.
P - Evidemment quoi ? Peux-tu me dire ce qui est évident ?
J - Tu parles de nous ?
P - Par exemple…
J - Nous ne sommes pas un exemple.
P - Ah ça non ! Si on marchait sur l'eau, ce ne serait pas pire.
J - Mais on marche sur l'eau !
P - Qu'est-ce que tu racontes ?
J - Je ne raconte rien. On est boulevard du Général Ferrié et, avant,
c'était un bras de Marne.
P - On peut dire qu'on a choisi notre lieu de rencontre…
J - Oui, c'est une plongée en apnée. Après, on remonte… ou pas.
P - Au secours !
J - Tu attends que je te tende la main ?
P - Je n'attends rien du tout.
J - C'est bien ça le problème.
P - Tu appelles ça un problème…
J - Que veux-tu ?... Des points sur des i, des passerelles sur des bouts
de rivière… Il n'y a plus de pont ici, tout a été comblé avec de la
terre. Nous foulons du pied la terre, ce plancher d'illusions !
P - A t'entendre, il vaudrait mieux marcher sur l'eau !
J - Oui. P - Avec les yeux fermés.
J - Oui.
P - La foi aveugle.
J - Oui.
P - Pas pour moi.
J - Alors, pourquoi crier " au secours "… (Un silence) Celui
qui appelle à l'aide pense qu'il peut être sauvé.
P - Pas forcément.
J - Si, il le pense sinon il n'appelle pas. Celui qui n'espère pas un
peu ne fait rien. Il ne bouge pas.
P - Et celui qui disait : " Il n'est pas besoin d'espérer pour entreprendre…
"
J - C'est un " desperado ". Les plus durs peuvent être les plus perdus.
P - Et les plus tendres sont les plus fous…
J - Tu l'as dit.
P - C'est moi, Petra la dure, et c'est moi qui crie " au secours… "
J - Tu as toujours été dure… Et je déteste l'idée que tu aies besoin
de moi.
P - Je n'ai pas besoin de toi.
J - C'est toi qui le dis.
P - Regarde où nous marchons… sur un lit de feuilles mortes.
J - Elles ont de belles couleurs… Quand on pense qu'il y a un siècle,
la rivière arrivait jusqu'ici…
P - J'ai du mal à me l'imaginer.
J - Ce n'est pourtant pas bien difficile…
P - Pour toi, tout est facile.
J - Ne dis pas de bêtise.
P - Quand on sait nager, on sait qu'on le sait. Quand on ne sait pas,
on s'imagine le pire.
J - Il n'y a aucun pire à l'horizon.
P - Il n'y a pas d'horizon.
J - C'est toi qui le dis.
P - Oui, je le dis et tu ne peux m'en empêcher.
J - Que ferais-tu si je te dis " viens , continuons ce que nous avons
commencé "…
P - Je n'en sais rien.
J - Quel courage…
P - J'ai peur.
J - Je le sais.
P - Où cela va-t-il nous mener ?
J - Quelque part sans doute.
P - Je ne pense pas que nous puissions aller très loin ensemble.
J - Tu peux enlever " très loin " qui me paraît superflu.
P - Il y a toujours des choses inutiles avec toi.
J - C'est parce qu'il y a peu de choses utiles.
P - Tiens, cite-moi quelque chose d'utile dans tout ce qui nous entoure…
J - Toi.
P - Je ne suis pas… utile !
J - Alors tu es inutile.
P - Evidemment, tu retournes tout contre moi.
J - Tout… ou… rien... (Un silence) Sais-tu que nous sommes sur
l'île fleurie ?
P - Où sont les fleurs ?
J - Dans l'eau.
P - Et où est l'eau ?
J - Sous nos pieds.
P - Avec toi, c'est comme si je marchais sur l'eau.
J - L'amour… aveugle…
P - Tout à l'heure, c'était la foi…
J - Maintenant, c'est la foi et l'amour.
P - Crois-tu que c'est mieux de ne pas voir ?
J - De ne pas voir… De ne pas savoir…
P - Tu ne veux jamais regarder les choses en face !
J - … De ne pas vouloir…
P - C'est ça, noyons le poisson !
J - Le poisson, c'est la confiance. Ce serait dommage de le noyer.
P - Tu as toujours eu confiance en toi.
J - Pourquoi ne pas avoir confiance en soi ou dans les autres…
P - As-tu confiance en moi ?
J - Oui.
P - Et si tu avais tort ?
J - Etre sûr… Et de quoi…
P - Dans ce cas, pourquoi dis-tu " oui " ?
J - Autant commencer par " oui " que par " non ".
P - Tu m'exaspères !
J - Je m'en suis rendu compte… Que suis-je pour toi ?
P - Quelqu'un qui sait nager… Au fait, qui t'a appris à nager ?
J - Personne.
P - Alors ainsi, tu as appris à nager tout seul…
J - Parfois apprendre tout seul permet d'éviter la peur et les reproches.
P - Je ne suis pas convaincue.
J - Qu'est-ce qui pourrait te convaincre ?
P - Rien. Pourquoi souris-tu ?
J - Pour ne pas me mettre en colère.
P - Toi et moi, on bloque sur tout.
J - Cela empêche-t-il d'aimer ?
P - Forcément !
J - Ce " forcément " n'a rien d'une force. La force est plutôt une conviction
qui apporte… la fraîcheur de vivre.
P - Hollywood chewing gum…
J - A la chlorophylle.
P - Tout le monde n'aime pas le vert.
J - Ni le vent, ni l'eau, ni la nature…
P - La foi ne me sauvera pas.
J - Ni l'amour ?… L'amour est comparable aux chansons des Beatles… parmi
celles qui sont à la fois gaies et tristes.
P - Tu vois les choses dans ton prisme déformant. Tu te crois fort…
Tu veux toujours avoir l'air, donner le change…
J - Détrompe toi.
P - En tous cas, c'est ce que tu cherches à faire…
J - Comment te dire que chaque jour, une main surgie de la nuée me tire
de l'eau…
P - Tu vis sur cette illusion…
J - Si c'était une illusion, je ne vivrais pas.
P - Mais tu sais que tu sais nager.
J - En pleine mer, ça ne sert à rien de savoir nager.
P - Tes arguments, tu peux te les garder.
J - C'est ce que je fais.
P - Non, tu essaies de me les inculquer.
J - Peut-être aimerais-je t'offrir ce que j'ai de plus précieux...
P - Merci ! Je n'en veux plus. Je n'en peux plus…
J - De quoi n'en peux-tu plus ?
P - De tout !
J - De tout… De rien… Nomme les choses et tu pourras t'y attaquer.
P - C'est facile !
J - Je n'ai pas dit que ça l'était.
P - Tout cela me met dans une colère noire.
J - Souris-en !
P - Ici, ce n'est pas un lieu pour se rencontrer !
J - Au contraire…
P - Nous n'habitons vraiment pas le même monde…
J - Nous habitons déjà le même appartement, marchons sur les mêmes eaux…
P - Je ne sais pas pourquoi je pense à l'histoire des deux petites souris
qui tombent dans un pot à lait. L'une crie " à moi " et se noie. Et
la seconde bat des pieds , bat des pieds et, au bout d'une heure, se
retrouve sur un tas de beurre.
J - Disons que c'est une histoire qui ne commence pas bien et qui se
finit mieux.