SAMEDI 11 Janvier 2020
de 14h00 à 19h00

dans le cadre du cycle
"Vives incitations - année 2"

Animation : Régis MOULU

Thème :
S'immerger pleinement pour que tout baigne

Infusion ou décoction, peut-être, du moment qu'on soit complètement dans ce qu'on fait, dans ce qu'on dit, dans ce qu'on propose. La capacité à faire entrer un public dans son univers, qualité propre au conteur, importe et donne intensité émotionnelle et profondeur à l'histoire narrée. Voilà une manne indispensable dont il sera bon de se doter au cours d'une séance qui ne manquera pas de sel ni d'épices voyageurs !

Remarque : au-delà de la contrainte formelle (thème), le sujet suivant a été énoncé en début de séance : écrire un texte dont l'ambiance générale qui s'en dégage verse dans des contrastes variés et terreux, et dont la subtilité conduira à mettre en relief des protagonistes dont le visage est particulièrement sensuel et délicat et les gestes attractivement mélancoliques ou intrigants.
Pour stimuler et renforcer l'écriture et les idées de chacun, un support développant tout ce qui maintient l'attention d'un lecteur et qui l'attache à un suspense a été distribué en ouverture de session.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ci-après quelques textes produits durant la séance, notamment (dans l'ordre):


- "La dernière fois que j'ai vu le petiot" de Janine BURGAT

- "Demain est un autre jour" de Nadine CHEVALLIER

- "La mouvance des images" de Marie-Odile GUIGNON

- "Dans le noir, Johan est un rhinocéros" de Régis MOULU

 

 

"La dernière fois que j'ai vu le petiot" de Janine BURGAT


- La dernière fois que je l'ai vu le petiot ? Quand j'ai sonné la cloche pour fermer la salle. Il était 18h. C'est le règlement ici. Même que j'ai tourné la tête vers la fenêtre. La nuit tombait. Elle tombe tôt. On est en fin d'hiver.

- Qu'est-ce qu'il faisait cet enfant ?

- La salle était vide. Il était tout seul. Il s'approchait du tableau tout au fond. Moi les tableaux j'y connais rien. Un jour sur un étage, le lendemain sur un autre. Mais ce petit... Il était là depuis un bon moment. Ca m'a frappé. Il tendait le bras vers la toile, vers la tête coupée tout en bas. Comme si sa main touchait la terre sous la tête. Un gros tas de terre.

- Vous êtes sûr qu'il n'est pas sorti, par la porte ?

- Dame ! La porte j'étais devant. J'y vois pas toujours bien clair à mon âge, et puis les lumières éclairent mal, mais tout de même, j'ai pensé que la cloche le ferait sursauter et qu'il partirait.
Il serait passé devant moi, je l'aurais vu ! Y a qu'une seule porte dans cette salle !
Après la fenêtre, j'ai regardé où était le petit, s'il bougeait, et il n'était plus là !
C'est comme si...

- Comme si quoi ?

- Comme si...  Vous allez pas me croire.

- Si quoi ?

- Comme si le gosse était rentré dans le tableau...
Le silence retombe, aussi lugubre que le décor.

Moi, on me l'a fait pas. En trente ans de carrière, j'en ai vu des menteurs, des affabulateurs, des arracheurs de dents, des drogués, et des saoulographes édentés, à la pelle j'en ai vus, mais ce vieux là qui s'éponge le front avec son mouchoir à carreaux violets, sa casquette à la main, j'ai presque envie de le croire. Je dois me ramollir. Souvent le matin, devant ma glace, je me le dis "tu te ramollis". Tout tombe, sous tes yeux, sous tes joues, même le cou.

Une heure qu'on m'a bipé.
"Disparition d'un enfant. Premier étage, Musée Guimet - Salle GOYA".
Et qu'est-ce que je trouve en arrivant ? Un vieux gardien écroulé sur sa chaise, une salle dans la pénombre et aux murs des horreurs, des Goya partout, toute la vilénie et la noirceur du monde étalées sur les murs, côtes à côte, à 360 °, en boucle.
Comme le vieux, la peinture, moi, ça m'a jamais parlé. Mais celle-ci, elle me fait frissonner. Goya ou pas.
Quand j'étais gosse c'est le cadre de mes grands parents en buste et en habit de noces, figés, les yeux béants, au garde à vous qui me terrorisait. Ah ! C'était pas la Joconde qui vous regarde passer en bougeant les yeux. On s'attend presque à un clin d'oeil.
Je me relevais pour les recouvrir d'un tissu et enfin, fermer les yeux, être tranquille et encore, je les voyais toujours. Comme s'ils sortaient du cadre pour m'attraper, m'emmener avec eux dans une cohorte de portraits aux yeux fixes, agrandis par le noir et le gris. Moi, le petit tout rose, tout frais. Ma mère ne comprenait pas pourquoi j'aimais pas les vacances à la campagne.
Alors aujourd'hui, où j'approche en vieillesse, voir ce vieux décontenancé m'avouer tout de go que le petit est rentré dans le tableau, ça me refroidirait presque.

- Et il est où ce tableau ? C'est lequel ?

Le vieux se relève péniblement. Son doigt se lève vers une toile immense, elle tient tout le mur.
De loin, c'est marron, c'est noir, même le sang est noir sur les corps décharnés, des visages dévastés avec, au fond, une guimpe immaculée et ouvragée de dentelles sur une gamine éclairée par une chandelle. La seule chandelle du mur la montre riant de toutes ses dents au milieu des monstres atterrés de souffrance et de malheur.

- Vous me croyez pas, hein Monsieur le Commissaire ?

Je ne suis pas commissaire mais divisionnaire. Nuance. La différence à expliquer à ce vieux bougre est inutile. D'ailleurs qu'est-ce qu'il sent ce vieux gardien ? Est-il éméché ? Ca expliquerait tout.
Je me rapproche de son uniforme élimé. Aviné ? Il sentirait la vinasse. Je le frôle. Il ne sent pas le vin, ni l'alcool, non, mais la lavande, oui la lavande des savons de ma grand mère. Avec un soupçon de... verveine... non de violette. C'est ça, le vieux sent la violette. Un patchouli qui contraste avec l'uniforme hors d'âge, comme lui.
Le vieux n'est donc pas saoul, mais alors ?

On stagne tous les deux comme en extase devant l'immense croute tellement connue que c'est sûrement un chef d'œuvre, puisqu'il est là. Un Goya, pensez donc. Moi j'e n'y vois que la noirceur du trait, ambré et charbonneux.
La peinture, elle n'a jamais vraiment croisé ma route. Dans mon enfance, peinture, musées, musique, littérature, c'étais pas vraiment les activités du dimanche après-midi.
La fanfare du village, de temps en temps et les bals au bord de Saône où mon père semblait se débrouiller comme un chef en faisant tournoyer ma mère qui riait aux éclats.
Alors Goya.... On en était loin. J'ai pas osé demander au vieux s'il aimait la peinture. De Goya ou d'autres. Ca n'apporterait rien à l'enquête et ça inclurait une ambiance peu propice à des conclusions censées et logiques comme le demandent mes hypothèses.

Tout à coup, une cavalcade nous tire de la fascination. Plusieurs têtes apparaissent dans la seule porte du cube formé par la salle.
- On a fait toutes les ailes, Monsieur le Divisionnaire, Rien. Des gones, ici, y en a pas. Il reste que votre aile. S'il est caché, il est bien caché.
Et la troupe repart dans les ailes, comme chevauchant l'apocalypse. Le bruit s'estompe au loin.
Un gosse, ça ne disparaît pas comme ça, dans une pièce quasiment close.
Va falloir se faire toutes les caves, les sous sols, la nuit va y passer.
"J'ai passé l'âge de ces conneries !". J'aimerais tellement que cette phrase soit de moi !

C'est le bruit de halètement dans mon dos qui me fait me retourner.
Le vieux étouffe, suffoque, les yeux exorbités, il cherche l'air. Le bras tendu et le doigt montrant je ne sais quoi en direction du mur et du tableau. Vers la tête coupée ? Vers une hache ?
- Là, dit-il dans un râle. Là, il est là, Monsieur le Co...
Il ne finit pas, il sombre.

- Eh !
Je le tapote, je le tire, je l'assois contre le mur. Position Latérale de Sécurité. Merde ! Ca me revient. Je l'étends sur le côté. Jambe droite repliée ? Jambe gauche ? Je ne sais plus.
Je sens son pouls, faible, mais il est dans les vapes.
Je bipe. J'appelle.
- Oui, le gardien. Je vous attends.

Une petite brise souffle sur ma nuque, le tableau est dans mon dos, ça vient d'où ?
Je me retourne. De la noirceur ambiante, un objet bouge. La chandelle ? C'est pas possible ! Sa flamme vacille comme si une brise la faisait danser. C'est pas possible !
Si ça continue, je fais dans mon froc, c'est pas possible !
Fasciné, figé, hypnotisé que je suis. Envie de me frapper les joues, de secouer la tête, de m'ébrouer, de fermer les yeux, mais non. C'est pas possible !

Le râle du vieux gardien me fait revenir à la réalité.
Il s'est retourné vers le parquet ciré. Je me penche.
- Il est... dit il soudain rauque.
Je m'accroupis tout prêt du visage.
- Il est ... Il est avec la petite...
Et le vieux se tait. Comme dans un tableau de Goya. Les yeux vides, mais grand ouverts.
On ne va pas me croire. Même si, à Lyon, ma notoriété est universelle, même Interpol m'a fait du pied en arrivant à Lyon. Tué par un tableau. Faut que je redescende sur terre.

Un léger souffle revient sur ma nuque, mes cheveux se hérissent. C'est pas possible !
Te retourne pas... C'est pas possible ! Je me retourne.
La flamme vacille. Je ne vois qu'elle. La fillette a bougé. Elle rit, elle rit en silence. La tête coupée bouge, le monticule de terre où elle repose, se gonfle, grossit de noir, de brun, de gris. Les corps se mettent en branle, lentement, un par un, comme un seul homme. Des haches, des épées tournoient et cliquètent. Un bruit sourd, un grondement résonne dans la salle, tambourine sur les murs s'entrechoquent, ruisselants de terre, de charbon, de sang.

Quand les ambulanciers sont arrivés, un petit garçon pleurait, sous le tableau qui surplombait la scène. Il tenait la main du vieux gardien immobile.

Et ... Et le divisionnaire ?

Cherchez le vous qui m'écoutez,  vous qui me lisez, cherchez le.
Moi, dans mon tableau, je ne l'ai pas retrouvé. Je ne suis pas Goya, moi.

Vraiment, j'ai passé l'âge de ces conneries !



"Demain est un autre" de Nadine CHEVALLIER


Angélique se trouve vraiment nulle. Avoir confondu son patient de la chambre 23 avec cet homme grand et maigre arrivé en trombe dans le service après 21h !
Elle ne se cherche même pas l’excuse de l’heure tardive, de la pénombre du couloir, de la fatigue du cinquième jour de travail d’affilée, du manque chronique de personnel ? Elle a failli, c’est tout. Ne pas remarquer que cet homme ne porte ni bandage, ni plâtre, ni plaies au visage, c’est en dessous de tout ce qu’on peut attendre même de la part d’une élève de première année. Observer, c’est ce qu’on apprend avant tout autre chose.
C’est quand l’homme s’est arrêté fermement devant la porte 23 qu’elle a repris ses esprits et l’a vraiment regardé. Bien sur, il ressemble trait pour trait au patient du 23, Monsieur D. Enfin, à ce que celui-ci sera quand il sera guéri de toutes ses blessures car pour le moment, c’est plutôt une impression générale de similitude qui l’a égarée. Ils sont semblables, oui, mais cet homme là, bien portant, paraît plus sur de lui, plus dur, plus tranchant ? Et pourtant quand il se bloque devant la porte 23, elle ressent en lui un relâchement, comme une faille qui s’ouvre.
« Non, non, attendez » crie-t-il.
C’est un ordre sans doute mais en même temps comme une prière.
Visage blême, regard inquiet, l’homme est crispé, tendu. Elle-même vient de comprendre sa méprise et cherche comment s’en excuser. Elle a chaud, elle lâche le bras de l’inconnu comme s’il la brûlait.
« Pardon, je suis désolée, Monsieur, je vous ai pris pour un de nos malades »
Elle s’attend à des protestations, des remontrances acerbes, de l’indignation, voire à des injures mais rien de tout cela.
L’homme dit simplement :
« Je voulais voir mon frère mais je crois que je reviendrai demain... il est tard, il doit dormir. Dites moi juste s’il va bien »
« Votre frère ? » interroge Angélique. En un éclair, elle comprend qui est l’homme, Monsieur Delamare, le candidat dont tout le monde parle à Saint Kléber, bien sur.
Le soulagement lui vide les poumons. Elle reprend son souffle et poursuit :
« Vous pourrez voir le médecin demain matin. Votre frère s’est endormi. Voulez-vous le voir juste un instant ? »
L’homme recule d’un pas comme effrayé, lève les mains, les agite devant lui, bredouille :
« Non, non, je ne veux pas le réveiller... je reviendrai demain... je me suis un peu affolé... je reviendrai ... »
Il tourne les talons, Angélique le voit s’enfuir, le dos courbé. Les pans de son long manteau flottent autour de lui comme des ailes grises.
« Tu crois que c’est parce que je l’ai pris pour son frère qu’il a l’air choqué comme ça ? » demande Angélique à sa collègue.

Il est sorti, il s’est arrêté dans l’allée menant au parking. Un unique lampadaire éclaire un banc solitaire. Bertrand Delamare s’y effondre. Il se sent si lourd, si fatigué tout à coup. Les coudes sur les genoux, la tête dans les mains, il semble secoué de sanglots.
Approchez-vous sans bruit, vous verrez qu’il rit, il rit nerveusement.

Dan son petit lit blanc, le blessé ne dort plus. Il a entendu le bruit dans le couloir. Il reconnaît la voix de son ange noir en blouse blanche. Et cette autre voix ? Oui, bien sur …
En revenant à Saint Kléber, il savait bien qu’il devrait faire face à Bertrand, à leur passé commun. Il est venu pour ça. Il n’avait pas imaginé que ce serait ainsi, dans une chambre d’hôpital … mais pourquoi pas ?
Il se sent misérable, il n’aurait pas dû se lever tout à l’heure. Le somnifère l’a rendu vaseux mais n’a pas calmé la douleur qui s’est réveillé dans son pied plâtré. Il ne veut pas de la pitié de son frère, il ne veut pas de ses excuses.Comment pourra-t-il lui faire face dans l’état de faiblesse où il se trouve ?
Les pas se sont arrêtés devant la porte. Il attend. Son cœur cogne dans sa poitrine. Il en ressent les pulsations sous le bandage qui lui serre les tempes. Ses mains se couvrent de sueur froide. Il attend.
Les pas s’éloignent. La porte est restée fermée. Il respire.
Demain est un autre jour.


"La mouvance des inages" de Marie-Odile GUIGNON, texte écrit hors séance dans les mêmes condistions


Je suis là, et je les observe.
Six jeunes hommes, assis les uns près des autres, presque immobiles. Leurs corps trahissent une crispation, l'attente d'un événement semble les submerger. Chacun d'eux porte autour de son cou une écharpe de couleur : orange, vert, violet, jaune, rouge, bleu. Valeurs de la palette d'un peintre d'où découleront toutes les nuances de son tableau... Ou presque...
Au dehors, le soleil inonde un ciel transparent à peine azuré.
Angoisse silencieuse.
L'un d'eux, porteur de l'écharpe orange tourne la tête vers la fenêtre. Un reflet clair s'infiltre dans ses iris, les métamorphoses en deux émeraudes ! Un infime morceau de soleil à le pouvoir de donner une préciosité vivante à un regard... Regard fragile que l'ombre d'une nuit provisoire anéantira... Possible...
Un autre, vêtu de l'écharpe violette, baisse la tête, comme accablé par le poids d'un cerveau alourdi d'un excès de réflexions internes... La courbe de son dos dessine un arc incapable de lancer la flèche de son bras ! Légèrement à l'écart, son compagnon arborant l'écharpe rouge, droit et comme raidi par une responsabilité singulière serre entre ses mains une clé, clé d'énigme ?... Son voisin de gauche, nanti d'une écharpe verte nouée sur le côté semble moins affecté par la situation, ses yeux noirs veloutés caressent l'environnement c'est à dire les vides et les petits pleins de la pièce. Un peu plus loin, siègent les deux autres compagnons : l'un a la peau sombre, les yeux bleus comme son écharpe, il pianote sur sa cuisse par intermittence une mélodie intérieure, musique jaillissant de son cœur que son voisin perçoit, car il tend l'oreille hypnotisé par les vibrations qui l'atteignent, il a desserré son écharpe jaune.
Les minutes s'enchaînent sans précipitation, calmement, tranquillement, effaçant progressivement l'inquiétude que je percevais, méditation de bien-être...
D'un bruissement subtil, au bout du couloir, la porte s'ouvre entièrement et apparaît alors une jeune femme qui se dirige vers la pièce occupée pas ces jeunes messieurs, elle a les épaules couvertes d'une étole noire satinée de langueur, cette apparition de beauté et de douceur semble un crépuscule d'été, un instant d'éternité. Une jeune fille la suit, elle a les bras partiellement recouvert d'un léger châle blanc, diaphane, recouvert de part et d'autre par deux nattes blondes descendant en cascade de chaque coté de son visage rosé comme une aurore printanière égaillée par des chants d'oiseaux...
Les jeunes hommes se lèvent heureux d'être ressaisis par la réalité du présent si neuf !
Quels liens unissent ces personnes, rien ne transparaît de leurs sentiments, juste un courant de chaude sympathie réjouit l'atmosphère complètement détendue. Ils sont là, proches les uns des autres, comme forgés par un secret que la pudeur imprègne, pas d'embrassade, pas de démonstration spectaculaire, simplement la vérité fraîche d'une ferveur partagée.

Qui sont-ils ?
Huit frères et sœurs convoqués pour une heureuse circonstance ?
Huit compagnons séparés par l'infortune d'un événement lointain et réunis de nouveau ?
Huit témoins d'un fait inoubliable imprégné dans leurs chairs ?
La palette du peintre enrichie de noir et de blanc donne une multitude de teintes...

Comme mu par un chef d'orchestre invisible, dans un accord parfait, ils quittent la pièce traversent le couloir, descendent l'escalier, se regroupent pour sortir dans la rue, se dirigent vers une limousine en stationnement, ouvrent les portes, puis chacun se glisse sans empressement à l'intérieur de ce luxueux véhicule.
Naturellement, je les ai suivis. Maintenant, debout sur le trottoir de ce qui n'est pas une rue mais une grande et large avenue, bordée de magnifiques et imposantes habitations cernées de jardins fleuris et d'arbres verdoyants, je contemple cette artère sans souillure, la circulation fluide n'affecte aucun des riverains, des emplacements de stationnement ordonnés impriment leurs grands rectangles sur un revêtement lisse, le soleil dispense une chaleur confortable, le ciel affirme ses contrastes blancs et bleus...
La notion de durée oscille, suspendue entre terre et ciel.
La limousine ne bouge pas, ne démarre pas...
Subitement, une pensée surgit dans mon esprit ! Où est la clé qui doit permettre à cette sublime voiture de quitter le stationnement ? La clé de l'énigme, bien sûr, celle que le jeune homme avait dans les mains, il l'a perdue dans la pièce en se levant !
Je fais demi-tour, monte l'escalier quatre à quatre, traverse le couloir, entre dans la pièce, scrute le sol, là, glissée sous un siège, une clé. Je la ramasse, la serre dans ma main, sors de la pièce, traverse le couloir et descends vivement l'escalier, arrive dans la rue, dirige mon regard vers l'emplacement de stationnement de... Il est vide, la limousine a disparu... Je suis perplexe...

Dans ma main, le secret d'une petite clé n'a laissé qu'une empreinte colorée ...

 

"Dans le noir, Johan est un rhinocéros" de Régis MOULU, animateur de l'atelier


Les arbres finissent d'applaudir le jour
de toutes leurs feuilles,
la Lune se farde,
le lac commence à faire chuchoter pléthore d'insectes.

Johan apparaît, ouverture de parenthèse,
Clém suit, fermeture de parenthèse :

deux figures empruntant au cognac
sa couleur coruscante.

Des sentiments invisibles bourdonnent
autour de leurs têtes,
comme des guêpes
atteintes d'une maladie d'amour
pour le miel.

La ceinture de Clém arbore une boucle
en forme de cygne majestueux,
le col de la chemise de Johan
est élimé
à force d'avoir frotté son cou,
il y a carrément un trou,
gros comme un passage de doigt.

Des trouées,
il y en a aussi dans le ciel
quand les nuages arrêtent d'éclipser Sélène :
superbes et voluptueuses masses
de filasse blanche
teintée en mauve
comme des chevelures de personnes âgées
qui traversent l'horizon,
tels des danseurs séniors.

L'œil de Clém est ravi,
comme tout retapissé de l'intérieur.

Il y a des années
que ce spectacle se joue en ce lieu
terreux la journée,
luxuriant à la tombée de la nuit.
Car le relief s'est agrandi.

Les trèfles chatouille-mollets
ont mué
en arbustes prétentieux.
Et croissent encore.
La nuit est un velours
qui absorbera tout promeneur étourdi.

Johan dégaine sa gourde. Puis la rengaine.

Une vague chaleur,
en forme de boas lascifs
et dangereusement ondulants,
étreint à présent
les deux promeneurs audacieux.

Et pour la première fois,
ces reptiles font un nœud,
comme on lacerait une chaussure,
autour du buste de Clém
si bien que sa rate se sentit oppressée,
d'un seul coup poussive.

Elle tenta de reprendre son souffle.
En vain.
Elle eut alors l'impression
d'être plongée dans un bain trop chaud,
avec pour parfum et onguent,
cette jungle de mucus
qui patrouille toujours autour des lacs,
un compromis
entre les sucs des jeunes fleurs
et l'acre décomposition
d'une feuille de jonc.

Une invitation au voyage hanté.
Un étourdissement qui ferait presque croire
que Mère Nature serait constamment
à notre disposition,
prête à nous recevoir dans ses bras
où il fait si doux de s'endormir.

À ce stade, la Lune
qui n'en finissait pas de se maquiller,
darde sa bouille chocolat.
Il y a une malice dans ses cratères
qui, pour peu qu'on soit un peu fatigué,
apparaissent comme autant d'yeux ouverts,
tel Argos.
En tout cas, c'est ce que pense Johan.
Et, dans un sursaut de conscience,
il redégaine sa gourde. Puis la rengaine.

Semblable à un casier de bouteilles,
les peupliers luisent à l'horizon.
Si la Terre « était dinosaure »,
ils seraient ses épines dorsales.

Johan redégaine sa gourde, puis la plonge dans le lac.
Accident de crapaud.
Son geste est franc.
Ample.
Son bras est comme rempli
d'une musique intérieure,
un coup d'archer
sur mille cordes de violon.

Au moment de l'impact avec le crapaud
puis la surface de l'eau,
il laisse paraître sur son visage
une moue dont Marilyn Monroe
s'est inspirée fortement
des années avant.
L'éclaboussure produite
fut impressionnante
et verticale
tel un glaïeul
entièrement fait d'eau.
Du cristal, en somme.
Une pièce unique, autrement dit.
Un objet de collection, pour sûr,
son aspect éphémère n'ajoutant que plus de
prix.

Le bidon qui à présent glougloutait
comme un dindon épileptique jaboterait,
était pourtant de belle facture :
sur son flanc
se pavanait une illustration
peinte à la main :
une tête de chimpanzé
dont les oreilles finissaient en deux anses,
celles de la flasque.

Une fois remplie,
Johan lui remit son bouchon
comme on enfonce sur sa tête
un chapeau-claque,
puis la rengaina.
Son visage s'empourpra.
De plaisir, assurément.
L'eau d'un lac chauffé
par la Lune d'avant-minuit
a des pouvoirs revitalisants
à ce qu'on dit dans la région,
douze minutes après qu'on l'ait bue.
Mais c'est aussi des conneries,
à ce qu'on dit toujours dans la région.
D'aucuns disent enfin
qu'il faut attendre un jour
entre chaque gorgée
si l'on veut en retirer
les meilleurs bénéfices.
En effet, trop boire
serait comme ne pas boire, en définitive,
« inutile de gâcher »
revenant à « ne jamais commencer ».

Toujours est-il que Clem se sentit
au théâtre
où un grand acteur
avait incarné
un magnétique semeur
en commençant par s'approprier ses gestes.
Une grâce en jeu.
Une irradiation.
De celle qui nous rend « tout guimauve ».
Clem adorait « faire les spectatrices ».
Et peut-être même depuis qu'elle était née,
cette femme imaginait
que vivre revenait seulement
à se faire peindre et repeindre
par ce qui nous entoure,
et, là, elle s'était encore prise une sacrée couche !

Accueillir pour se remplir.
Ou même accueillir pour mieux s'agrandir.
Et accueillir aussi pour évaluer
à quel point on est toujours petit,
trop petit,
ou peut-être pas assez vidé…

Bon, bref, philosophe ou pas,
un collecteur de couleurs, elle était !
Et ça, ça l'avait dotée
d'une humeur joviale,
elle était irrémissiblement hospitalière,
comme une choucroute garnie :
on la mangerait bien immédiatement
sans savoir pour autant
par quoi on commencerait
tant on aimerait commencer
par toute chose la composant.

Pour ainsi sire, elle ne marchait pas vraiment
quand elle se déplaçait,
mais elle rebondissait légèrement.
Ce n'était pas tant que la peau de ses pieds
étaient élastiques, quoique,
mais plutôt qu'il y avait
comme une gaieté dans son cœur.
Une fête en continu s'y déroulait.
Et elle souriait, et elle souriait,
quel bonheur pour son entourage
de voir aussi souvent de son émail,
ce signe extérieur d'allégresse !

Johan appréciait également son nez,
petit reine-claude à croquer,
fruit mûr et cuivré
sur lequel craquer.

Car cet homme est un gourmet.
En pensée et en actes.
Un taiseux qui use rarement
de la toile de ses mots
pour retenir l'attention des autres.
Dans le noir obscur,
il passerait aisément
pour un rhinocéros.
Sauf quand il bougeait.

Le lac se sentit comme mutilé d'une flaque,
« même si seul le sacrifice
nous permet de changer »
sembla-t-il pourtant cogiter.
L'onde provoquée par le geste de Johan
avait tout d'une paupière
qui se referma jusqu'à la berge opposée.

À cet endroit sauvage,
une moufette fut bouleversée.
Rien de mieux en effet
qu'un événement suspect
pour réveiller nos peurs archaïques,
celles que nos ancêtres ont mis tant de mal
à inscrire dans leurs corps.
Ce fut néanmoins fugace.
Après que le lait bouillant
ait débordé de la casserole,
en somme, tout redevient comme avant.
L'animal reprit
son métier d'animal,
huma quelques fougères expressives,
puis partit se faire avaler
par les sous-bois,
là où la vie n'a qu'une loi :
« ne pas avoir de lois ».

Et c'est à ce moment précis
que Clem se lança :
elle osa effectivement
faire sa déclaration à Johan,
après l'avoir mûrie pendant vingt-six ans.
Elle avait d'ailleurs vingt-six ans…

Les textes présentés ci-dessus sont sous la responsabilité de leur auteur. Ils sont quasiment le fruit brut qui a été cueilli en fin de séance... sans filet !
Retour page Atelier d'écriture