Ci-après quelques textes produits durant la séance,
notamment (dans l'ordre):
- "Par hasard..." d'Angeline LAUNAY
- "La dernière, mais pas la moindre" de Céline
CORNAYRE
- "Aléa" de Marie-Odile GUIGNON
- sans titre de Chritiane MANSAUD
- "Morosité" de Janine NOWAK
Remarque :
TOUS LES INCIPITS UTILISES (DANS CET ORDRE PRECIS) SONT
(avec titre de l'oeuvre/auteur/incipit retenu) :
1. Jacques le Fataliste (1773), Denis Diderot : "
Comment s'étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde."
2. Crapaudin sauve Tokyo, Haruki Murakami : " En rentrant du bureau
ce soir-là, Katagiri trouva chez lui une énorme grenouille
qui l'attendait. "
3. Le procès verbal, J.M. LE Clézio : " Il y avait
une petite fois pendant la canicule, un type qui était assis
devant une fenêtre ouverte. "
4. L'amour aux temps du choléra, Garcia Marquez : " C'était
inévitable : l'odeur des amandes amères lui rappelait
toujours le destin des amours contrariés. "
5. Mémoires de guerre (1954), Charles de Gaulle : " Toute ma vie, je
me suis fait une certaine idée de la France. "
6. Sang négrier (2008), Laurent Gaudé : " Vous me dévisagez. Vous avez
peur. J'ai quelque chose de fiévreux dans le teint qui vous inquiète.
"
7. Le portrait, Pierre Assouline : " Rien ne console parce que
rien ne remplace. Même les départs sont vécus comme
des abandons. "
8. Un homme qui dort (1967), Georges Perec : " Dès que tu fermes les
yeux, l'aventure du sommeil commence. "
9. On achève bien les cheavux, Horace Mac Koy : "Accusé,
levez-vous. Je me suis levé. "
10. Tristes Tropiques (1955), Claude Levi-Strauss: " Je hais les voyages
et les explorateurs. "
11. Souveraineté du vide (1985), Christian Bobin : " Les livres. Ils
sont sur ma table. Je les ai ouverts, au hasard. Je les ai feuilletés.
"
"Par
hasard..." d'Angeline LAUNAY
" Comment s'étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme
tout le monde. "
Bien que le hasard reste à prouver… " A " : préfixe privatif - " sard
" : lézard, pont des Arts, Desazars de Montgailhard… Le hasard comme
entremetteur… Laissez-moi rire et laissez-moi pleurer ! Il n'y a pas
de sot hasard. Le " zazar " met son nez partout et s'il a du nez, c'est
qu'il sait où il va ! Et s'il sait où il va…
" En rentrant du bureau ce soir-là, Katagiri trouva chez lui une énorme
grenouille qui l'attendait. "
Evidemment, une grenouille passant par là, qui s'invite à la maison
et qui attend un certain Katagiri… Drôle de hasard et drôle de rencontre
! De quoi parle-t-on et de qui parle-t-on au juste ? - Im-po-ssi-ble
! On recommence tout !
" Il y avait une petite fois, pendant la canicule, un type qui était
assis devant la fenêtre ouverte. C'était inévitable : l'odeur des amandes
amères lui rappelait toujours le destin des amours contrariées. "
Les images défilaient dans son esprit. Il essayait de ne pas souffrir,
de ne rien regretter, de ne pas tirer de conclusion. Le souvenir de
cet incendie sous la neige, en pleine nuit, l'obsédait telle une frontière
de feu dans sa vie. Il entendait encore les cris, surtout ceux des femmes
qui lui déchiraient les oreilles. D'innombrables silhouettes s'agitaient
autour de lui. Ne sachant comment se rendre utile, Katagiri restait
immobile à contempler cette scène d'une cruelle beauté et qui renforçait
étrangement l'intensité de son désarroi.
Durant toutes ces années, il avait vaguement conscience de mener un
double jeu mais il s'était contenté de laisser les choses se faire.
Dans sa famille, il était apprécié pour ne pas prendre de décisions
intempestives mais il se reprochait parfois son sens de l'opportunisme…
Ainsi s'était-il attaché à cette femme de mœurs légères, musicienne
et poétesse à ses heures. Elle était devenue plus qu'une relation passagère…
une sorte de fantôme délicat dont le visage le hantait aux heures de
solitude. Elle lui avait toujours inspiré ses opinions les plus pertinentes
et, lorsqu'il doutait de lui, il se rappelait sa profonde détermination
dans la conduite de ses affaires.
Depuis qu'il venait la visiter dans son village perdu, entouré de montagnes,
son existence lui semblait plus conforme à l'idée qu'il avait de lui-même.
Il ne lui parlait que peu de ce qui concernait son quotidien mais il
aimait observer ses gestes précis, son attitude décidée. Dans les propos
qu'elle tenait, il cherchait une réponse aux questions qu'il se posait.
Plus que son pays natal, elle aimait la France, ce qui était étonnant
pour quelqu'un qui n'avait pu quitter la région où elle avait été élevée.
Il lui arrivait d'affirmer :
" Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France. "
Katagiri l'écoutait évoquer ce pays lointain où il lui semblait qu'on
pouvait vivre plus librement qu'ailleurs… La liberté était le bien dont
elle avait toujours été privée. Lorsqu'elle en parlait, il subissait
une sorte de fascination bien que cette question ne le préoccupât guère.
Par moments, il lui enviait cette doucereuse douleur… Souvent, il se
sentait comme percé à jour et se demandait alors si elle n'avait pas
compris qu'il négligeait la plupart du temps de chercher les vraies
raisons de ses actes. Si elle ne lui en tenait pas vraiment rigueur,
cette amante perspicace savait, même en souriant, mettre le doigt sur
les défauts de sa cuirasse, et cela le faisait souffrir. Il se rappelait
ces mots qu'elle lui avait dits un soir :
" Vous me dévisagez. Vous avez peur. J'ai quelque chose de fiévreux
dans le teint qui vous inquiète. "
Oui, il avait peur soudain parce qu'il avait réalisé que :
" Rien ne console parce que rien ne remplace. Même les départs forcés
sont vécus comme des abandons. "
Etait-il devenu cet animal traqué, enclin à laisser commettre l'irrémédiable…
Que fallait-il faire pour écarter les doutes, les sourdes angoisses…
Peut-être dormir… Oui, dormir…
" Dès que tu fermes les yeux, l'aventure du sommeil commence. "
L'aventure, il en rêvait parfois. Quelle résonance ce mot pouvait-il
bien avoir au fond de son cœur ?... Cette femme dont il était juste
un client, incarnait plus que quiconque l'esprit d'aventure intérieure.
" Accusé, levez-vous. Je me suis levé. "
De son procès, il n'avait retenu que ces quelques mots. Ce dont on l'accusait
n'avait qu'une importance relative car ses regrets envahissaient tout
ce qu'il lui restait de raison. Il réalisait que cette raison, il était
en train de la perdre comme il avait perdu la poétesse, la musicienne
de ses pensées. Il avait beau se répéter :
" Je hais les voyages et les explorateurs ",
c'est encore elle qui s'imposait à lui avec son penchant pour les destinations
inconnues.
Elle lui avait donné le goût de la musique des phrases… L'incendie avait
ravagé son village natal. Et, dans les flammes, dansaient ces quelques
mots qu'elle avait prononcés avant de le quitter :
" Les livres. Ils sont sur ma table. Je les ai ouverts, au hasard. Je
les ai feuilletés. "
Décidément, le hasard les avait rattrapés.
"La
dernière, mais pas la moindre" de Céline CORNAYRE
Choupa et Choups croisent leurs états d'âme au fond d'un parc, sous
une branche de gui.
Choups : J'amorce la dernière trappe de préparation à
la grande école des rencontres. J'en perds mes sourcils d'avance.
Choupa : Tu t'en relèveras. Tout le monde s'en relève. Je me suis faite
recaler douze fois, mais pas la treizième !
Choups : Tu te souviens d'Anatole et France ? Rien ne les prédisposait
à et pourtant ils l'ont fait. Je ne sais comment mais ils se sont rencontrés,
et sans notice.
Choupa : Comment s'étaient-ils rencontrés ? par hasard, comme tout le
monde !
Choups : Moi, sans mode d'emploi, je n'y arrive pas. Quand le prof va
s'en apercevoir…
Choupa : Sans doute. Et c'est dommage, parce que la vie sans filet ni
posologie, ça peut avoir du bon aussi.
Choups : C'est grotesque.
Choupa : Grotesque, non ! rocambolesque, oui !
Choups : Accidentogène surtout ! Remémore toi Katagiri, tu y es ?
Choupa : Pas du tout.
Choups : Il était charmant et sa princesse également. Aujourd'hui, il
est passé crapaud et sa princesse a levé le camp.
Choupa : Mais pourquoi ?
Choups : Mais parce qu'en rentrant du bureau ce soir là, Katagiri trouva
chez lui une énorme grenouille..
Choupa : Alors il a coassé ?
Choups : Et tout a cassé !! pat pat patatras !!!
Choupa : Tout le monde s'en relève. Te souviens tu de l'été 2003 ?
Choups : La grillade ?
Choupa : Mattei s'en est sortit, regarde ! Il est sous Biafine à la
Croix Rouge maintenant, et il en est content !!
Choups : Pour moi, le hasard, c'est comme une fenêtre ouverte, de l'air,
du vent
Choupa : Pourtant, il y avait une petite fois, pendant la canicule,
un type qui était assis devant une fenêtre ouverte, et c'est alors que...
Choups : L'orage a grondé ?
Choupa : L'écho de son âme a sonné à sa porte, triple sucette !
Choups : Sucette toi-même ! Et alors ?
Choupa : Il l'a ouverte (la porte)
Choups : Et Big / et Bang / patatras !!!
Choupa : Comment le sais tu ?
Choups : C'était inévitable ! l'odeur des amandes amères lui rappelait
toujours le destin des amours contrariés, le pauvre !
Choupa : Mais tu connaissais l'histoire alors ?
Choups : Oui, c'est par Anatole que je l'aie sue
Choupa : hum.. tu voies, tout compte fait, sa rencontre avec France
n'est peut être pas tant le fruit du hasard
Choups : Ah ?
Choupa : Son père est gaulliste, son grand-père était gaulliste et depuis
la récré, il ne cessait jamais de caser sa parole fétiche
Choups : Laquelle ?
Choupa : Toute ma vie, je me suis fais une certaine idée de la France
!! Long silence.
Choups : Donc puisque hasard il n'y a pas, comment vais-je m'en sortir
dans l'épreuve pratique de demain ?
Choupa : Tu passes avec qui ?
Choups : Chouquette. Celle qui est criblée de boules de sucre !
Choupa : Laisse doser juste ce qu'il faut d'inattendu et fais lui croire
qu'elle a la grippe aviaire.
Choups : Pourquoi ? J'aime bien les boules de sucre, moi ! (glisse t-il
plus bas)
Choupa : Pour qu'elle te sorte la phrase à 100 points : " vous me dévisagez,
vous avez peur, j'ai quelque chose de fiévreux dans le teint qui vous
inquiète ? "
Choups : Oui mais, malgré moi peut être, j'en serai tout inconsolable.
Choupa : Mais de toute façon rien ne console parce que rien ne remplace.
Même les départs forcés sont vécus comme des abandons.
Choups : J'espère que la nuit va me porter conseil, sinon…
Choupa : Dis toi que dès que tu fermes les yeux, l'aventure du sommeil
commence
Choups : Et je vais me lever, m'y rendre menotte aux poignets et boulet
aux pieds
Choupa : Accusé, levez vous ! Je me suis levée. Et je me suis relevée
!! Ce n'est pas un tribunal, mais plutôt un voyage, un voyage initiatique
et exploratoire
Choups : Je hais les voyages et les explorateurs
Choupa : Soit ! Il ne te reste plus qu'une seule solution, les livres.
Choups : Les livres. Ils sont sur ma table. Je les ai ouverts au hasard
et je les ai feuilletés.
Choupa : C'est un bon début pour
Chouquette et toi, j'en suis sûre ! Et puis tu verras, ça aussi ça passera…
"Aléa"
de Marie-Odile GUIGNON
Comment s'étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout
le monde! La loi du hasard : l'art de l'imprévisible ! Boum ! Comme
quand une météorite pénètre dans l'atmosphère ! Voilà qu'une étoile
filante traverse le ciel et c'est l'éblouissement ! Puis... Pfut...
plus rien, la nuit reprend l'univers dans ses mains...
En rentrant du bureau, ce soir là, Katageri trouva chez lui une énorme
grenouille qui l'attendait, comme un présage. La pluie incessante de
cette fin d'après-midi transformait en mare intermittente tout le sol.
La grenouille avait perdu ses repères , lui aussi, et il souhaitait
regagner son repaire, elle aussi... Ils se dévisagèrent complices, puis
se tournèrent le dos.
Le lendemain matin, Quand Katageri sortit, la lumière irradiait parce
qu'il y avait une petite fois la canicule. Un type qui était assis devant
une fenêtre ouverte contemplait les amandiers chauffés doucement par
le soleil. Katageri tourna la tête, c'était inévitable, l'odeur des
amandes amères lui rappelait toujours le destin des amours contrariés...
A cause de cela, il avait décidé de tourner les pages de sa vie et de
s'en aller vers d'autres cieux... Globe-trotter, Don Quichotte, migrant,
pèlerin, aventurier... Pour aller au hasard...
Aujourd'hui , il ira au cinéma !
Il entre dans la première salle qu'il trouve sur son chemin. C'est à
la fois un film historique, biographique, psychologique, thématique
qui est à l'affiche. Son titre s'étire en longueur : Toute ma vie, je
me suis fait une certaine idée de la France. Les images se succèdent
en noir et blanc... Et en couleurs... De quoi s'embrouiller les idées
à travers des flashes qui commentent en aller et retour des époques
de guerre et de paix. Il aime ces allers et retours sans suites apparentes
mais, cependant, avec des liens subtils qu'il devine.
Quand il sort de la salle il va s'asseoir à un bar et se met à scruter
les clients. Subitement quelqu'un lui dit : "Vous me dévisagez. Vous
avez peur. J'ai quelque chose de fiévreux dans le teint qui vous inquiète
? " ... Impossible de se dérober... Est-ce la même rencontre qu'avant,
avant... ? Un flash rapide circule dans ses images souvenirs.... Il
rêve ? Le monde est-il si petit ? Encore une fois la destinée lui tend
un piège, parce que rien ne console, parce que rien ne remplace. Même
les départs forcés sont vécus comme des abandons... Il a tout laissé...
Circuler, se déplacer, des voyages pour remplir sa vie comme une quête
incessante sans but... Mais s'il n'y a rien à trouver, tout est à découvrir
!...
C'est comme le soir quand tu t'allonges n'importe où, même dans un lit.
Dès que tu fermes les yeux, l'aventure du sommeil commence : C'est un
périple interminable au pays des songes qui se déroule hors du temps.
Quand tu dors, tu abandonnes ta vie, tu n'as plus la conscience de ton
existence et... Sauf que subitement une voix te glisse à l'oreille :
" Accusé, levez-vous ! - Je me suis levé ". A cet instant de la réponse
à l'éveil le "tu" devient "Je" : comme... Je prends conscience de ma
vitalité, de ma consistance en matières, matières qui se heurtent, se
modèlent, se transforment, évoluent. Tout n'est que rencontres et combinaisons
moléculaires.
Katageri rêve éveillé. Il se dit dans son for intérieur : Je hais les
voyages et les explorateurs... Pourtant, je me veux globe-trotter, Don
Quichotte, migrant, pèlerin, ballotté au gré des marées et des courants
d'air... et je ne suis qu'un assemblage de molécules en mutation...
Est-ce que je suis une histoire comme dans les livres ? S'interroge-t-il
... Puis, il se répond : Mes livres, ils sont sur ma table. Je les ai
ouverts, au hasard. Je les ai feuilletés... Par hasard.
sans
titre de
Christiane MANSAUD
Voici la véritable histoire de Katagiri et la grenouille, telle qu'elle
me fut racontée par Katagiri lui-même, entre 3h et 5h30 ce matin.
Comment s'étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde.
Il n'y avait d'abord pas cru,au hasard, lorsqu'en rentrant du bureau
Katagiri trouva une énorme grenouille qui l'attendait. Car, pour être
ainsi vautrée, chez lui, face à la porte, la bouche fendue d'un sourire
narquois, c'était manifestement lui et as un autre qu'elle attendait,
la grenouille.
Ce fut pourtant la laideur repoussante et provocante de ce tas de graisse
informe sous une peau flasque et distendue qui le scotcha littéralement
au paillasson. Comment pouvait-on être aussi laid et l'afficher avec
aussi peu de pudeur ?! Ce fut ensuite la place qu'elle avait choisie
pour l'attendre qui le fit passer de 37,2° à 38,9°: comment cette pouffiasse
de grenouille pouvait-elle bien avoir eu le culot de s'installer dans
l'unique fauteuil de l'appartement - son fauteuil ?! Depuis combien
de temps l'attendait-elle, l'espionnait-elle pour être ainsi parvenue
à s'introduire chez lui, à violer le sanctuaire d'une intimité qu'aucune
grenouille n'avait jamais pénétré ?? Qu'avait-elle appris de ses manies,
de ses phobies et des petites faiblesses pour lesquelles lui seul pouvait
avoir de l'indulgence ? Pourquoi lui et pas le crapaud du 2è ? il était
aussi gluant qu'elle, sinon plus ! Autant de questions inutiles, car
sait-on jamais ce que le hasard nous réserve ? Katagiri n'avait jamais
voulu faire du hasard le maître de son existence, et pourtant, celui-ci
avait présidé à cette rencontre avec le plus malin des plaisirs. Katagiri
comprit de quelle manière quelques minutes plus tard.
Sans doute toutes ces questions se lurent-elles sur son visage car ce
fut l'intruse qui lança mielleusement la première salve :
- Il y avait une petite fois, pendant la canicule, un type qui était
assis devant une fenêtre...
Quelle petite fois ? Quel type ? Quelle fenêtre ? Où voulait en venir
cette pouffiasse avec son ton énigmatique ?
- Il avait l'air triste, si triste..., poursuivait-elle, c'était inévitable,
l'odeur des amandes amères lui rappelait toujours le destin des amours
contrariées...
Dans ce cas, pourquoi s'en fichait-il sous le nez, faillit lui rétorquer
Katagiri. Et puis que savait-elle de l'amour, cette femelle de batracien
repoussante ? Il préféra néanmoins la laisser poursuivre.
- Ce type, pendant la canicule, aimait à regarder les grenouilles crever
sous les rayons du soleil...
La canicule, çà ressemblait à quoi d'abord ? Katigiri en avait bien
entendu parler, un jour à la télé. Plein de crapauds et de grenouilles
y avaient laissé leur peau. C'était en France. Toute ma vie, je me suis
fait une certaine idée de la France, mais pas celle-là, à coup sûr,
n'avait-il pu s'empêcher de réagir en voyant ses milliers de congénères
se déshydrater au soleil d' un pays où il n'irait jamais (il avait horreur
des voyages). Que des grenouilles y restent, soit ! Mais des crapauds,
c'était ahurissant !... Le souvenir de ces images modifia certainement
l'expression de son visage, car le sourire narquois et le ton mielleux
de la grenouille s'accentuèrent.
- Vous me dévisagez. Vous avez peur. J'ai quelque chose de fiévreux
dans le teint qui vous inquiète.
Non, il ne la dévisageait pas ! Elle était bien trop laide pour çà !!
Peur ? Non, il n'avait pas peur ! Il n'allait pas se laisser intimider
par la première grenouille venue, aussi dangereuse puisse-t-elle être
après avoir franchi le seuil de sa porte ! Par contre, pour ce qui était
du teint fiévreux, çà oui ! Elle n'avait rien à envier aux grenouilles
qu'il avait vues crever à la télé !! D'ailleurs, peut-être celle-ci
était-elle en train de couver un mal inconnu qui commençait à la faire
délirer ?... Ce n'était pas le moment de l'approcher ! Quoiqu'il en
soit, il ne lèverait pas le petit doigt pour la secourir, et les belles
phrases du style " Rien ne console parce que rien ne remplace. Même
les départs forcés sont vécus comme des abandons " ne s'appliqueraient
assurément jamais à cette relation naissante. Son départ serait même
le bienvenu car il commençait à craindre qu'elle ne vienne gâcher le
délicieux moment où, dès que tu fermes les yeux, l'aventure du sommeil
commence. Aujourd'hui, les problèmes au bureau avaient été tels qu'une
bonne nuit ne serait pas de trop pour récupérer. Ils ne dataient pas
d'aujourd'hui, d'ailleurs. Ils avaient fini par entamer la quiétude
de ses nuits et généraient des ébauches de cauchemar. Le dernier en
date le plongeait dans une salle d'audience. Une grenouille (tiens,
tiens, oui, une grenouille...) lui disait :
- Accusé, levez-vous.
- Je me suis levé à chaque fois que vous me l'avez demandé, répondait-il,
mais cette fois, n'y comptez pas, je ne me lèverai pas !!
Evidemment, çà n'avait pas arrangé la fin de son rêve.
Et voilà que cette grosse pouffiasse prenait la relève!!
- Accusé, levez-vous, l'entendit-il soudain lui cracher au visage.
Cette fois, le ton avait changé.
L'homme qui se lamentait sur ses amandes amères en témoignera. L'autre
jour, quand vous étiez à vélo, sur le plateau, c'était ma fille que
vous avez écrasée. Ma fille, mon unique enfant, comprenez-vous ? La
perle de ma vie. Le diamant de mon coeur. Ma revanche sur la laideur.
Et vous me l'avez tuée !!! Alors si vous ne voulez pas que votre petite
gueule de crapaud constipé ne soit réduite en bouillie par l'infâme
grenouille laide et visqueuse que vous avez devant vous, vous allez
me suivre sans rechigner et vous allez venir vous recueillir sur le
tas de boyaux que vous avez laissés sans remords derrière vous !!...
Je veux que vous appreniez ce que les mots de compassion et amour signifient.
La compassion, çà vous dit quelque chose ? Non, bien sûr !... et
aimer ? Aimer autrui, je veux dire... pas son petit nombril égocentrique
de crapaud pâmé ! Ma fille adorait s'aventurer sur les routes, autour
de chez nous. Moi, je hais les voyages et les explorateurs. C'est chercher
ailleurs ce que l'on doit apprendre à trouver au fond de soi. Mais elle
ne m'écoutait pas... Depuis mardi, ma vie est un enfer. Il a d'abord
fallu la retrouver... puis, aller reconnaître le corps. Je ne souhaite
pareil supplice à personne, même pas à un minable comme vous ! Il fallait
que je retrouve celui qui avait fait çà! Oh, je n'ai pas eu beaucoup
de mal. Vous deviez vous promener avec des livres ce jour-là. On les
a retrouvés dans le fossé. Les livres, ils sont sur ma table. Je les
ai ouverts, au hasard. Je les ai feuilletés. J'y ai trouvé votre nom.
Çà m'a apaisé... Ils parlaient tous de crapauds de votre espèce. Un
jour, vous éclaterez par le nombril... comme une bulle, et vous ne laisserez
rien derrière vous, car vous n'êtes rien, rien que du vide et des prétentions
qui vous feront éclater, comme la grenouille dans la fable française
que me racontait ma grand-mère... Voilà c'est tout ce que j'avais à
vous dire, Monsieur Kawagiri. Inutile d'enlever votre veste, nous repartons
tout de suite...
La grenouille se tut. Elle était laide, épuisée mais digne. Elle s'était
dressée sur ses pattes. La peine qui se lisait dans ses gros yeux et
la sagesse de ses paroles lui donnaient des allures de sphinx. Katagiri
en fut impressionné. Plus aucune question, aucune colère ne lui brouillait
l'esprit. Un sentiment nouveau l'irradiait.
L'humilité lui laissa pourtant la force de rectifier :
- Katagiri, Madame... mon nom, c'est Katagiri...
Puis il ajouta :
- Je comprends votre colère... votre souffrance, je la partage... si
vous voulez, j'irai avec vous sur le plateau ... je ne vous demanderai
qu'une chose en échange : me croirez-vous si je vous dis que je n'ai
jamais mis les pieds sur ce plateau et que je suis jamais monté sur
une bicyclette ?... moi aussi je hais les voyages et des explorateurs.
"Morosité"
de Janine NOWAK
" Comment s'étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde
". Voilà ce qu'ils pensent tous. Hé bien non ; dans mon cas, justement,
ce n'est pas comme tout le monde. Je n'ai jamais osé le dire à personne.
Mais s'ils savaient, tous ces imbéciles, le mal que je me suis donné
pour faire sa connaissance, pour oser l'approcher, pour l'apprivoiser,
pour lui inspirer confiance, pour gagner peu à peu son amitié, et enfin
pour la séduire ! Car ce n'était pas gagné d'avance !
J'étais dans un salon, m'ennuyant ferme, mon verre de scotch à la main,
lorsqu'elle est entrée. J'ai immédiatement pensé : " C'est elle, la
femme de ma vie ! ". Seulement voilà, un mètre derrière, arrivait son
mari.
Je me suis fait tout petit dans mon coin, veillant bien à ce qu'elle
ne me remarque pas, car, d'emblée, j'ai compris que j'agirai et que
cette bataille je la gagnerai. Il le fallait.
Comme j'ai dû œuvrer, ruser, manigancer, magouiller, patienter pour
arriver à mes fins ! Je ne me savais pas aussi machiavélique.
Et me voici à présent, dans mon intérieur bourgeois, avec l'épouse que
j'ai choisie et un fils que j'adore.
A propos, c'est l'heure de la lecture du conte avant le gros dodo. Aujourd'hui,
ce sera une charmante petite histoire asiatique qui s'intitule : " Crapaudin
sauve Tokyo ". " En rentrant du bureau ce soir là, Katagiri trouva chez
lui une énorme grenouille qui l'attendait ". Bon début. Ce petit livret
semble très sympathique.
Mon petit Pierre a toujours du mal à s'endormir. Ma légende japonaise
a été insuffisante. J'ai dû, une fois de plus, enchaîner avec son histoire
préférée, celle qui commence par : " Il était une petite fois, pendant
la canicule, un type qui était assis devant une fenêtre ouverte ". Cet
enfant a une passion pour ce récit. A force, je pourrais presque le
raconter par cœur. Enfin, reconnaissons-lui au moins ce mérite : il
a le pouvoir de l'endormir.
Journal, me revoici.
Je continue, bon gré, mal gré, à noircir les pages de ce cahier. Au
début, j'imaginais que le fait de coucher sur du papier les tumultes
de mon crâne, m'aiderait. Mon idée était de tout aplanir, de tout rendre
clair. J'étais confiant, et quasi certain de parvenir vite à un bon
résultat. Et voilà qu'au bout de quelques semaines seulement, mon esprit
est encore plus confus qu'avant. Je suis agacé ; j'écris de mauvaise
humeur, souvent avec découragement ; ce qui est navrant. Mais je m'obstine,
je persiste.
Pourquoi en suis-je là ? Quel déclic s'est produit dans ma tête le jour
où j'ai pris la décision de démarrer ce journal intime ? Je crois en
deviner l'origine. Nous étions en vacances, en Provence. Nous flânions,
Hélène (ma femme) et moi, près d'un verger. Un parfum douceâtre flottait
dans l'air. Et ce qui devait arriver, arriva. C'était inévitable : l'odeur
des amandes amères lui rappelait toujours le destin des amours contrariées.
Car Hélène, je le sais, je le sens, commence à regretter son premier
époux. Et cette odeur d'amandes amères, c'est un souvenir qu'elle a
en commun avec lui.
Dieu qu'il était pourtant ennuyeux cet homme ! Oh, je le connaissais
bien, car, évidemment, j'étais devenu un intime du couple. Incapable
de trouver des bons mots par lui-même, il nous bombardait du matin au
soir de citations. Il était incollable, inépuisable à ce petit jeu.
Et c'étaient des " A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire " ;
ou bien : " quand on n'a pas ce que l'on aime, il faut aimer ce que
l'on a " ; ou encore " Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée
de la France ".
Bref : un raseur. Et voici qu'à présent, ma sublime Hélène, se met à
penser avec nostalgie à ce passé si morne. J'en suis perturbé, malade.
Je n'en peux plus. Pire : je me suis mis à boire plus que de raison.
Les gens s'en aperçoivent : je commence à avoir des poches sous les
yeux. Cet après-midi, j'ai injustement rabroué ma secrétaire. Je trouvais
qu'elle me regardait bizarrement. Je lui ai dit, méchamment : " Vous
me dévisagez. Vous avez peur. J'ai quelque chose de fiévreux dans le
teint qui vous inquiète ". Elle a quitté le bureau, fâchée et presque
effrayée. Je me suis senti ridicule. Cette agressivité n'avait pas lieu
d'être.
Depuis quelques temps, je regarde les choses et les gens différemment.
Je regarde du même œil que les animaux en cage regardent passer les
humains. J'ai l'impression d'être en dehors de tout. Oui, c'est cela
: je reste en dehors. Plus rien ne me concerne. Je me sens vide, replié
sur moi-même, désabusé, pathétique, avec un cœur qui pèse lourd. Que
faire pour me soulager ? Rien ne console, parce que rien ne remplace.
Même les départs forcés sont vécus comme des abandons. Départ. Abandon.
Les mots que je redoute d'entendre sont lâchés. Hélène envisage-t-elle
de me quitter ? Oh, elle me fait bonne figure. Chez elle, apparemment
rien de changé. Toujours charmante, irréprochable. Elle semble être
une épouse aimante dont je n'ai qu'à me féliciter. C'est moi qui parait
- aux yeux des autres - différent. D'ailleurs, ne le suis-je pas, en
effet ? Je n'ai pas sombré dans l'alcoolisme, on ne peut pas dire cela,
mais j'avoue que l'alcool devient régulièrement mon refuge.
Je voudrais tant dormir ! Dormir pour oublier. Pouvoir me dire : " Lorsque
tu fermes les yeux, l'aventure du sommeil commence ". L'aventure du
sommeil ! C'est bon pour les jeunes enfants qui font des rêves roses.
Pour moi, c'est cauchemar, réveil, puis insomnie.
Je n'ai jamais eu de remords après avoir brisé le couple que formait
Hélène avec son mari. Je me disais, à l'époque : " Chacun pour soi.
A toi d'être le meilleur. Tu as tous les atouts dans ton jeu. Gagne
! ". Et j'ai gagné. Je n'ai pas fanfaronné, mais presque.
A présent, la nuit, un songe revient. Constamment. Je suis assis, anonyme,
dans une salle inconnue, au milieu d'un tas de gens. Brusquement on
entend : Accusé levez-vous. Je me suis levé. J'étais là, à côté des
autres. Rien ne me désignait plus que quiconque ; pourtant, spontanément,
je me suis senti coupable et je me suis levé !
Je viens de vivre dix années d'un bonheur sans nuage et soudain tout
s'écroule. Que faire ? Partir à deux, en amoureux, avec Hélène ? Lui
faire découvrir des contrées nouvelles ? Il me faudrait faire de gros
efforts : je suis un indécrottable citadin et je hais les voyages et
les explorateurs. Venise ? Rome ? Pas mal, Venise. Je n'y suis jamais
allé avec elle. Mais je me berce d'illusions : je sais très bien que
ce n'est pas un tour en gondole qui va me rendre son amour. Alors, que
puis-je espérer ?
Dans le but de retrouver mon calme, je prends ce soir, une grave décision,
celle de renoncer définitivement à la bouteille. Et pour m'aider, je
retourne à ma chère bonne vieille habitude : la lecture. Ah les livres
! Les livres. Ils sont sur ma table. Je les ai ouverts au hasard. Je
les ai feuilletés. Quel pouvoir, presque magique, ils ont sur moi. Je
ressens un tel bien-être, soudain. C'est mon bain de jouvence. Je n'aurais
jamais dû m'en éloigner : ils sont ma force. Grâce à eux, je retrouve
un peu de ma sérénité. Ils m'apaisent et je redeviens moi, tout bêtement,
un homme comme les autres, ni bon ni mauvais, avec ses qualités et ses
défauts, qui doit s'accepter tel qu'il est. Là est peut-être la solution
: à moi de faire l'effort de m'améliorer, de redevenir aimable, aimant,
sociable, compréhensif, généreux. Digne. Voilà : digne. Et mon destin
s'accomplira. Ma vie se déroulera telle qu'elle doit se dérouler.