SAMEDI 7 FEVRIER 2015
de 14h00 à 19h00

dans le cadre du cycle
"Le conseil des Grandes Plumes"

Animation : Régis MOULU

Thème :

Formuler quelque chose de plus intelligent que soi (Kundera)

Dans L'art du roman, Milan Kundera déclare : « les grands romans sont toujours un peu plus intelligents que leurs auteurs ». Ceci nous sert de point de départ pour essayer de se dépasser soi-même lors de la rédaction de notre texte. Ainsi traiter de/s'autoriser à investir l'universel en passant par une voix singulière et multiple est notre gageure affichée!

Remarque : au-delà de la contrainte formelle (thème), le sujet suivant a été énoncé en début de séance, à savoir : Poursuivre l'incipit (début du livre intitulé La parure de Guy de Maupassant) « C'était une de ces jolies et charmantes filles nées, comme par erreur du destin, dans une famille d'employés. Elle n'avait pas de dot, pas d'espérances, aucun moyen d'être connue, comprise, aimée, épousée par un homme riche et distingué… »!
Pour stimuler et renforcer l'écriture et les idées de chacun, un support axé sur la technique du mindmapping a été distribué en ouverture de session.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ci-après quelques textes produits durant la séance, notamment (dans l'ordre):


- "La condition du bonheur" d'Ella KOZèS

- "Le génie du verre de menthe à l'eau" d'Angeline LAUNAY

- "Changement de cap" de Marie-Odile GUIGNON

- "Métro - Boulot - Dod " de Janine NOWAK

 


"La condition du bonheur" d'Ella KOZèS

« C’était une de ces jolies et charmantes filles nées, comme par erreur du destin, dans une famille d’employées. Elle n’avait pas de dot, pas d’espérances, aucun moyen d’être connue, comprise, aimée, épousée par un homme riche et distingué… ». Emma en avait bien conscience. Lorsque son infortune lui traversait l’esprit, elle respirait la haine. La haine de son milieu étriqué, sans le sou. Elle frotta le sol plus durement avec la paille de fer qui lui arrachait la peau tendre de ses mains. Ainsi, lorsque Monsieur allait rentrer de l’hippodrome, il pourrait fouler le salon de ses chaussures crottées, et demain, tout serait à recommencer. Il la remercierait d’un regard hautain.
Depuis qu’elle s’était refusée à lui, il l’ignorait le plus souvent. Elle ne tolérait pas d’être un objet et plus particulièrement sa chose à lui. Elle mit tant d’énergie à récurer que son ouvrage était terminé bien avant le retour de « Môssieu », qui devait s’amuser avec quelques grues en passe de se ranger.
De retour dans sa chambre étroite, sans la moindre commodité, le reflet que son méchant bout de miroir lui tendit la terrifia l’espace d’une seconde. « Je suis d’une laideur absolue » pensa-t-elle. « Mon visage se distord, mes yeux deviennent durs comme deux lames de couteaux ». Elle s’allongea sur son lit, voila son regard et sa pensée divagua.  Elle appareillait pour un autre monde, celui du questionnement.
Etait-ce véritablement une chance que de naître dans un milieu aisé ?  « Môssieu » lui avait souvent fait part de sa lassitude pour ses obligations : Dîner avec telle comtesse et lui dire qu’elle était la plus belle, mais qu’hélas elle n’était pas disponible, quand il pensait par devers lui que, eh bien oui, heureusement, disponible elle ne pouvait l’être, tenue par un richissime époux. Jouer au bridge avec ce demeuré et cocu de mari de la duchesse, petite personne imbue de ses rentes, pleine à craquer de bêtise. La dame se piquait de littérature jusqu’à s’en faire mal, mais ses incartades faisaient pâlir d’envie en ville. Ecouter les conversations de ces vieilles au charme trépassé bien avant elles, faire le joli cœur devant des seins fanés, des bouches avides flétries masquant des dents cariées, au verbe méchamment vorace. Assurer une présence au bureau de Monsieur Père pour que la pension tombe sur son compte bien plus dégarni que son crâne.
« Môssieu » Julien s’était vendu à la bourgeoisie qui l’avait vu naître. Tellement vendu le maître, qu’esclave il était devenu, pour maintenir son train de vie. La vie n’est pourtant pas un train.
« Il n’est pas écrit que je sois plus malheureuse que lui » songe-t-elle.
La vie, c’est du temps qui passe le long des cœurs qui battent au rythme de l’Orient Express. C’est un regard, une étreinte, un chant, un  oiseau qui s’envole, un coucher de soleil, une journée de pluie, le parfum d’une rose ou l’odeur entêtante de l’encaustique.
« Qu’importe si je m’échine à passer la paille de fer sur ce parquet tant que le résultat de mes efforts me plait ». « Julien, mon beau Julien, tu ne le sais, tu ne t’en doutes même pas, mais c’est pour m’avoir comme domestique qu’à tes obligations tu plies. Il te faut me loger, me nourrir pour qu’à mon tour je puisse te servir »
Pauvre Julien, qui en toute légèreté prostitue son être et m’entretient dans l’apparent esclavage, en dehors de liens sacrés du mariage.
« Aurais-je su ne pas courber l’échine devant plus riche que moi ? Aurais-je pu résister à l’autorité d’un père qui m’aurait donnée, et ma dot avec, à un vieillard cacochyme, bavant devant mes lèvres charnues, mes seins fermes et ma croupe rebondie de jeune pouliche ? »
Intolérable que d’être traitée en objet, là aussi. Les femmes considérées de la sorte attendent comme des vautours le décès de l’époux, en espérant qu’il les aura aussi couchées sur son testament. Certaines se réveillent chez un notaire qui leur apprend, la mine compassée, que, eh bien non, Monsieur n’a pas jugé utile de leur donner une partie de sa fortune, mais qu’il leur laisse, dans sa grande mansuétude, tous les cadeaux qu’il leur a fait de son vivant. Elles vivent alors uniquement sur leur dot, ou ce qu’il en reste… en attendant la mort de leur vieux parent qui s’accroche à la vie, entretenant une jeunette ou un gigolo. Elles auront passé leur jeunesse à attendre la fortune, vite croquée par l’héritier d’avant. Elles passeront leur vieillesse à ramasser les miettes ; à tenter d’initier quelque jeune déluré pourvu qu’il ait une bourse garnie.
« Une jeune femme normale qui s’est trompée de siècle pour exister. » pense-t-elle. Le bonheur passe par l’acceptation de sa condition.
« Je n’ai pas de dot, aucun moyen d’être connue, épousée par un homme riche et considéré comme distingué, et c’est tant mieux. Mais en réalité, j’ai une espérance ; celle de vivre ma vie du mieux possible »
Elle en était là de sa réflexion, quand trois petits coups discrets furent à sa porte frappés. Dans l’encadrement, Julien souriant et courtois, lui demandant s’il ne la dérangeait pas, et s’il pouvait entrer.

 


"Le génie du verre de menthe à l'eau" d'Angeline LAUNAY


       "C’était une de ces jolies et charmantes filles nées, comme par erreur du destin, dans une famille d’employés. Elle n’avait pas de dot, pas d’espérances, aucun moyen d’être connue, comprise, aimée, épousée par un homme riche et distingué"… mais elle avait un petit quelque chose, comme une évidence, bien que difficile à détecter. En avait-elle conscience, alors qu’elle sirotait un « glass » à la terrasse d’un café ? Qui aurait pu le dire ? On se le demande…
       Elle passa la main dans ses cheveux, ferma les yeux, pleura avec les anges. Nul ne s’en aperçut. Pourtant une lumière irréelle l’enveloppa soudain et la fit disparaître. Enfin, son corps occupait toujours la chaise en rotin tressé mais ses pensées avaient pris le large. « Me voilà en train de voguer sur un rafiot ballotté par les vagues ! Je ne sais ni où je vais ni où je voudrais aller. Qui suis-je ? – Pas grand-chose. Je ne suis qu’une minette, une toute petite chose. Je suis Chose-Minette qui erre sur les flots. Où tout cela va-t-il me mener ? – Nulle part sans doute mais nulle part, c’est justement ma destination. »
       Les larmes se frayaient un chemin entre ses paupières mi-closes. Depuis combien de temps rêvassait-elle sur ce radeau en rotin au milieu des consommateurs qui ne la voyaient pas ? Si elle n’avait pas été là, cela aurait-il fait une différence ? « Cela ne fait aucune différence se dit-elle du fond de son désespoir. Je suis insignifiante, inexistante. Je suis là par hasard et la mer peut bien m’engloutir. »
       Le soleil s’amusait à faire danser des taches claires sur sa robe à fleurs. Quelle idée de s’être habillée de la sorte ! On devait la prendre pour une gamine devant son verre de menthe à l’eau. Mais la couleur si fraîche évoquait les profondeurs. Elle y plongea son regard comme si elle voulait lire l’avenir dans la transparence du liquide. Elle respira fort et demanda : « Quel est mon chemin ? ». Le génie du verre de menthe à l’eau lui répondit : « D’accord, tu ne possèdes rien et personne ne t’aime. Mais si tu t’accroches, l’univers te prodiguera ses largesses car tu possèdes un art particulièrement rare : celui d’être inutile. »
       « Je le savais ! Je le savais ! s’écria-t-elle tout haut. Je savais que j’avais quelque chose de très précieux. Maintenant je peux avancer tranquille même si je ne vois pas dans quelle direction mais ça n’a pas d’importance. J’y vais tout de suite, je ne veux pas attendre davantage. » - Elle se leva précipitamment, posa un billet sur la table et quitta la terrasse du café sans se retourner. Elle dépassa la rue du Massacre et emprunta le petit pont de pierre qui enjambait un bras de l’Eure. Elle s’accouda au parapet et resta un moment à observer la surface de l’eau. Un colvert qui glissait doucement la fit sourire. Elle remonta une autre rue dont le nom lui importait peu, laissa sur la droite le restaurant L’Estocade puis grimpa les marches conduisant à la Grand Place. Elle arriva ainsi au jardin de l’Archevêché qui dominait la ville. Après le pont de pierre, le banc de pierre… Cela la fit réfléchir. Si un jour elle avait un enfant, elle l’appellerait Pierre ou Pierrette. Mais qui pourrait bien vouloir d’elle ? Qui voudrait se marier avec une Chose-Minette dont le seul talent était de pratiquer l’art d’être inutile ?
       Elle avait entendu dire que le prince charmant n’était qu’un archétype. Se mariait-on avec un archétype ? – Certainement pas ! Elle n’en était pas un non plus et mieux vaudrait se méfier de celui qui serait tenté de la mettre sur un piédestal, si jamais cela se produisait.  Comme c’était compliqué ! Ne valait-il pas mieux se fier au génie du verre de menthe à l’eau ? Lui au moins lui avait fait confiance et avait trouvé une qualité qu’elle nourrissait au fond d’elle-même. Elle réalisa que ce n’était pas si important d’avoir de l’importance. Et puis, qu’est-ce qui pouvait surpasser en intensité le fait de se trouver là, dans ce jardin, avec cette vue imprenable sur les toits des maisons ? – Pas grand-chose, n’est-ce pas, Chose-Minette ?
       Les heures s’écoulèrent durant lesquelles défilèrent un chat, des enfants, des silhouettes de femmes et d’hommes. Elle n’avait pas sommeil. Ce fut le meilleur de sa journée, ces instants dérobés au temps qui n’en finit pas. Elle était vraiment ailleurs, là où il fait bon se trouver. Elle avait quitté « veaux, vaches, cochons, couvée », s’était éloignée de la basse-cour, l’espace d’un hasard. Il lui sembla que tout était bien tant que ce n’était pas pour une raison précise. Elle était en paix avec elle-même, n’attendant rien, n’espérant rien de spécial. La terre pouvait bien tourner… et l’univers lui prodiguer toutes ses largesses.



"Changement de cap" de Marie-Odile GUIGNON


C'était une de ces jolies et charmantes filles nées, comme par erreur du destin, dans une famille d'employés. Elle n'avait pas de dot, pas d'espérances, aucun moyen d'être connue, comprise, aimée, épousée par un homme riche et distingué.

Elle marchait dans la rue, tirant un petit sac de voyage sur roulettes.
La matinée commençait à peine. Débouchant subitement d'une porte cochère, un chien surgit entre ses jambes, elle trébucha et se retrouva allongée par terre . «  Êtes-vous blessée mademoiselle ? » lui demanda un homme dépenaillé, d'une voix pâteuse. Elle se releva promptement frotta son pantalon, le toisa d'un regard ahuri en disant : « Non, je vais bien ». Puis elle repris son chemin vers la gare.

Le TGV glissait vers sa soif de sable, de soleil, d'eau bleue, d'écume.
Son pécule ne lui permettait pas encore de visiter le monde lointain.

Contrairement aux siens soumis à leur condition, et, infidèle au portrait que l'on avait fait d'elle-même, l'idée de défier son destin habitait son esprit, mais elle ne voulait rien devoir à personne. Ses amies menaient une petite vie rangée : le petit appartement HLM, le mari, les mômes, les fins de mois... Un spectacle désolant… Sa situation de célibataire observée avec recul, ressemblait au paradis ! Elle se vivifiait de ses choix secrets.

Le train ralentit puis, subitement, stoppa en pleine campagne. Que se passait-il ? Par la fenêtre elle observa les courbes vertes des champs qui, parsemés d'animaux et de fleurs interrompus par des bosquets, composaient une charmante carte postale.
Dans un silence feutré qui s'éternisait, l'inquiétude poussait ça et là parmi les voyageurs, se laisserait-elle contaminer ? Son visage s'éclaira d'un sourire, formulé par son imagination, car le plaisir de vivre quelque chose d'extraordinaire comme … un cambriolage mémorable, un enlèvement, une prise d'otages… la sortirait de la torpeur de l'ordinaire. Ses muscles se gonflèrent d'énergie, sa force de caractère se manifesta. L'occasion de faire table rase du passé qui  la conditionnait devait être saisie dès qu'une occasion se présenterait, cela  agitait ses pensées, elle avait le souci de développer sa  réceptivité à l’événementiel en la positivant.

Une voix monocorde s'excusa. Le wagon repris sa course.

En face d'elle, un couple s'embrassait goulûment sans pudeur. Son voisin, d'abord plongé dans la lecture, maintenant les yeux clos, dormait la bouche ouverte. Le sommeil délivrait son corps des contraintes et son  ronflement naissant allait crescendo. Son livre tomba sur le sol, elle le ramassa et distraitement déchiffra le titre « Comment... » Quand il émergea de son inconscience réveillé par les vibrations sonores de sa gorge, il bredouilla quelques mots en récupérant son ouvrage.

Elle ressentit  un pincement à l'estomac comme une petite faim qui réclame pitance. Elle mâcha donc un chewing-gum. Sa mignonne petite bouche se tortillait à un rythme régulier. La gomme à mâcher était une saveur immédiate, un parfum qui lui redonnait confiance en lui mettant l'eau à la bouche.
Une odeur de chocolat, derrière elle, chaud.
Ses pensées s'enfuirent dans l'observation plus vaste de son environnement.
Les voyageurs alignés de part et d'autre d'un couloir subissaient immobiles un déplacement vers l'avant mais comme la moité des sièges étaient installés à l'envers, cette moitié avançait en reculant simultanément, par conséquent en tournant le dos à l'avenir... Ses yeux se perdirent sur les sommets des solitudes rangées dans cet espace confiné, où des âmes sœurs se découvraient en s'ignorant… Elle avait peut-être des convictions à partager, au hasard d'un croisement de regard, d'un frôlement de couloir… Son désir de fuir loin des destins tous faits, de la médiocrité, de la routine s'alimenterait, qui sait, d'une de ces situations aléatoires.

Le terminus. Sa destination.

Elle avait une semaine pour peaufiner ses projets, affiner ses aspirations sous la caresse du soleil en brunissant sa carnation sauvage…

Dans le ciel, quelques nuages voguaient. Elle se dirigea vers la plage, le vent souffletait sur les dunes, des parfums de cumin et d'iode animaient l'atmosphère, l'océan bouillottait de remous. Des oiseaux de mer jetaient quelques cris stridents… Légèrement vêtue, elle retira ses espadrilles, plongea sa vue vers l'infini et se mis à longer le chemin de fines bulles blanches tracé par les vagues mourantes : les dentelles des marées.


"Métro - Boulot - Dodo" de Janine NOWAK


C’était une de ces jolies et charmantes filles nées, comme par erreur du destin, dans une famille d’employés. Elle n’avait pas de dot, pas d’espérances, aucun moyen d’être connue, comprise, aimée, épousée par un homme riche et distingué…
Métro-Boulot-Dodo.
Tel est son rythme de vie hebdomadaire. Un rythme bien linéaire, bien routinier, sans surprise, monotone.
Ses parents, font, et sont, déjà âgés.
Elle est venue au monde sur le tard. C’est une fille de vieux, comme on dit.
A l’école, dans les petites classes, elle se sentait presque honteuse quand sa mère venait la chercher le soir.
Un jour, une gamine lui crie du bout de la cour : « Aglaé, ta Grand-Mère est arrivée ! Elle t’attend à la grille ! ».
Elle n’avait pas osé détromper sa petite camarade. Aujourd’hui, à ce souvenir, elle éprouve un peu de remord…mais sans plus, car sa mère n’avait jamais eu de peine, ignorante qu’elle était de ce que pensait sa fille et ses petites camarades.
Oh, et puis ce prénom : Aglaé ! C’était ainsi que s’appelait sa Grand-Mère maternelle. Du coup, elle en déduisait que sa naissance n’avait pas été particulièrement souhaitée, et qu’on l’avait affublée du premier prénom qui venait à l’esprit.
Enfin, elle faisait avec. Il fallait bien. L’ironie aurait été qu’on l’appelât Désirée !
Alors, comment ne pas manquer d’assurance, avec toutes ces tracasseries venues de son enfance ? Pour s’en sortir, elle essayait la méthode Coué. Elle se répétait : « Ma fille, sois optimiste, secoue toi, prend sur toi, crois en l’avenir et tout ira bien ».
Balivernes ! Les années passaient, et rien ne se produisait.
« Tu ne seras jamais bien dans ta peau, si tu ne vois pas la réalité en face » lui disaient ses copines. « Tu es trop fleur bleue ! ».
Pas faux. Elle se gavait de romans à quatre sous, des histoires à l’eau de rose de la collection Arlequin. Dans son lit, elle lisait jusqu’à tomber de fatigue. Elle n’était heureuse que dans ces moments là. Car les héroïnes…c’était elle ! Elle devenait fille de roi, femme-corsaire, espionne internationale, exploratrice kidnappée puis enfermée dans un harem, etc…
Certes, pour varier un peu, le samedi soir, il y avait bien Jean-François. Pas méchant, Jean-François. Pas laid, mais pas beau non plus. Ordinaire, très quelconque, pas vulgaire mais commun, pourrait-on dire.
Elle méritait quand même mieux !
On la disait plutôt mignonne.
Elle, elle se trouvait « très » mignonne. Dans ce domaine, enfin, elle était sans complexes.
Cependant, un grand regret la rongeait : sans ses parents qui lui interdisaient tout, elle aurait eu toutes les chances d’être élue « Miss Myosotis » de sa ville de banlieue, à la place de ce boudin de Daphné, qui avait bien dix kilogrammes de trop.
En songeant à ce raté, son cafard revenait ; et elle se remettait illico à la méthode Coué.
Oh, et puis ce Jean-François qui voulait à tout prix l’épouser l’été prochain ! Il avait déjà tout planifié, tout organisé : demande auprès des services sociaux d’un deux pièces dans l’H.L.M. voisin ; la machine à laver achetée à tempérament. Comme voyage de noces ? Dix jours chez ses Grands-Parents à lui, en Moselle. Et un bébé dans un an et demi.
Quel programme ! Elle en frissonnait par avance !
Mais comment échapper à cet avenir morose ?
Une infime, une maigre, une minuscule lueur d’espoir, pourtant.
C’était son grand secret !
La semaine précédente – son audace l’étonne encore ! - elle s’était présentée à une audition. Et elle avait été retenue ! Sur trois cents candidates, douze avaient eu la chance de franchir cette première étape.
Dans 10 jours, nouvel essai. C’est pour un film à gros budget. Le réalisateur recherche une inconnue pour lui offrir un très joli second rôle.
C’est inespéré ! Comme quoi, dans la vie, finalement, tout peut arriver.
Quand elle repense aux larmes grosses comme le pouce, qu’elle avait versées en apprenant que Daphné avait eu le prix ! Ah, aujourd’hui, elle en rit. A l’époque, elle imaginait que le fait d’être « Miss Myosotis » pouvait être un tremplin vers une brillante carrière. Or, depuis ce temps, la pauvre Daphné continue à grossir derrière sa caisse enregistreuse !
Mais elle, elle, Barbara (oui, Aglaé, comme nom d’actrice n’est vraiment pas possible ; elle a déjà choisi son pseudonyme), donc, elle Barbara, dans peu de temps, crèvera l’écran.
Des cours de comédie ? Pfut ! Elle n’en n’a pas besoin. Le responsable du casting a bien spécifié que le réalisateur voulait quelqu’un de « nature ». Que son héroïne, devait impérativement être une jeune fille de banlieue, toute simple, plutôt agréable à regarder mais sans excès ; une femme comme on en croise par milliers tous les jours, qui mène une existence bien terne, du genre « métro-boulot-dodo », avec sortie sinistre du samedi soir et vie sans espoir.
Aglaé se fige. Métro-boulot-dodo… Vie terne… Médiocrité…Fiancé ringard.. Distractions nulles…Espoirs déçus…
Est-ce que sa vie à elle se lit tellement sur son visage ? Aurait-elle été sélectionnée parce qu’elle est l’exacte reflet de cette pauvre fille de fiction, à qui rien ne réussit ?
Mais dans ce cas, ce rôle tant espéré, aura-t-il une suite ? Y aura-t-il un après ?
Ne dit-on pas que ce métier c’est le miroir aux alouettes ?
Elle sait que cette profession est ingrate, injuste, et qu’elle laisse souvent sur le tapis, beaucoup de gens encensés un jour et totalement oubliés le lendemain. Des gens qui finissent mal, généralement.
Son court instant d’enthousiasme retombe comme un soufflet.
Et même, brusquement, une bouffée d’angoisse la saisit. Elle ne sait plus que faire, que penser.
Elle se remet en question. C’est peut-être la première fois de sa vie qu’elle se sent si lucide.
Elle se lève, s’approche de son miroir et se regarde, sans prendre de pose avantageuse, contrairement à son habitude.
D’accord, elle est loin d’être laide, et bien arrangée, elle peut faire illusion. Mais illusion auprès de qui ? Auprès d’un Jean-François ? Auprès de ses collègues, employées comme elle à des tâches ne demandant pas une bien grande qualification ?
Question culture, c’est le minimum. Elle fait des fautes et son niveau est trop faible pour soutenir une conversation portant sur des sujets un peu élevés. Elle serait bien incapable de répondre à des journalistes, elle, la « Future Star ! »
Elle se regarde de près, se scrute sans complaisance.
Son œil est vide. Voilà ce qu’elle découvre.
Elle se sent plus médiocre que jamais.
Anéantie, elle quitte sa chambre. Passe par le salon. « J’ai la migraine, je vais prendre l’air », déclare-t-elle à ses parents installés devant la télé.
Elle longe la voie ferrée, monte sur la passerelle, enjambe le parapet.
Un train arrive. Elle saute.

Les textes présentés ci-dessus sont sous la responsabilité de leur auteur. Ils sont quasiment le fruit brut qui a été cueilli en fin de séance... sans filet !
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