SAMEDI 2 Avril 2022
de 14h00 à 19h00

dans le cadre du cycle
"Se doter d'une inspiration extralarge"

Animation : Régis MOULU

Thème : Investir ce que l'on a oublié

Pourquoi se délaisse-t-on d'autant de choses et d'idées ? Et pourquoi certains mots ne nichent-ils jamais dans notre bouche ? Etc. Aussi, nous allons justement aller à la rencontre de tout ce continent dans l'ombre. Un oubli qui sera pour une fois non définitif. Car, après tout, la vie est plurielle et sa variété est troublante : c'est donc à tout cet éventail que nous avons goûté, histoire d'insuffler en nous un vent nouveau !

Remarque : au-delà de la contrainte formelle (thème), le sujet suivant a été énoncé en début de séance, à savoir : Comme touchée par la « maladie des associations d'idées » (ou par un trouble de la vue ou des hallucinations…), une personne ne cesse d'avoir son présent enflé par son passé pourtant oublié, ce qui va modifier sa trajectoire ou son destin.
Pour stimuler et renforcer l'écriture et les idées de chacun, un support ciblant les mécanismes de l'oubli et de la remémorisation ainsi que ce qu'on possède en soi "en toute inconscience" a été distribué en ouverture de session.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ci-après quelques textes produits durant la séance, notamment (dans l'ordre):


- "Gamètes" de Blandine DELGADO

- "Les cinq saisons" de Prescilia BRUNONE

- "9 kg de relations" de Régis MOULU

 

 

"Gamètes" de Blandine DELGADO, texte écrit hors séance, dans les mêmes conditions


On est tellement vivant quand on a vingt-cinq ans. C’est l’âge des certitudes, de la toute-puissance du corps et de l’esprit. Celui des décisions et j’étais décidé. Décidé à ne jamais avoir d’enfant. La planète était asphyxiée, agonisante par endroit, des espèces entières disparaissaient, des femmes, des enfants et des hommes mouraient en masse, de soif, de faim, de pauvreté, de virus galopant autour de la terre. L’argent régnait en maître, dans tous les domaines et les milieux, l’humanité désertait.  l’ère de l’Homme, cette empreinte n’avait fait que modifier le monde, l’amputer de ce qu’il avait de plus primitif et unique. Les batailles étaient multiples, la guerre serait longue. J’étais prêt !
Alors pourquoi faire des enfants ? Si ce n’était par égoïsme et donner en pâture à cette société un petit d’Homme, un de plus, qui ouvrirait les yeux dans un monde pétrifié, hurlant vainement sa soif au milieu d’une oasis d’eau croupie.

Ma compagne de l’époque ressentait la même chose, mais son atavisme féminin la taraudait et sa nature empathique la poussait à se poser d’autres questions, plus philosophiques, plus humanistes et notamment celle du don. Le don de gamètes par exemple, qui aurait permis à d’autres femmes, qui souhaitaient avoir des enfants mais ne pouvaient pas, de tomber enceinte.

Ce sujet occupa nos conversations durant de nombreuses soirées. Je ne comprenais pas son point de vue. Si tous ceux qui pensaient comme nous donnaient leurs gamètes et permettaient à d’autres de mettre au monde des enfants, qui plus est avec notre patrimoine génétique, alors notre combat n’avait plus de sens. Autant le faire nous mêmes… Sauf qu’un combat, me rétorqua-t-elle, relève d’un choix. Nous n’avions pas décidé de ne pas avoir d’enfant parce que nous n’aimions pas les enfants, mais parce que nous partions en guerre, une guerre qui durerait certainement plus d’une génération, dans laquelle nous ne pouvions entraîner des petits qui seraient au mieux une gêne, au pire des entraves frustrées et malheureuses, inhibitrices des pulsions bellicistes nécessaires à nous animer pour mener notre campagne.

Pour autant, la nature nous avait donné la chance de pouvoir nous reproduire grâce à un matériel en parfait état et même si nous ne voulions pas en faire usage, la science nous permettait de le partager. Qu’est-ce-que cela nous coûtait réellement de faire ce don ? Deux ou trois heures de notre temps ? Mais le bonus de rendre heureux des congénères plus mal dotés. Et la loi nous garantissait l’anonymat… Viens avec moi m’intima-t-elle ! Fais-le pour moi !

Je l’ai fait, je suis passé par ce triste petit cabinet, je suis rentré et j’ai oublié…

Nous nous sommes bien battus les décennies suivantes. Nous avons marché, manifesté, voyagé aux quatre coins du monde, pris la parole, invectivé, menacé, proposé, travaillé, éteint des incendies, sauvé des forêts et des espèces ; suivis par des centaines, des milliers d’autres militants comme nous, tous frères et sœurs dans un même élan solidaire pour l’humanité, la planète, la nature, pour une vie meilleure, un avenir plus serein. Nos combats ne furent pas tous vains et j’en suis fier.
Mais l’esprit et le corps perdent de leur ressort, et on est moins vaillant à soixante ans qu’à vingt-cinq. J’ai dû arrêter de voyager, je me suis posé dans un petit village de Corrèze, à la lisière d’une forêt. Je profite de la nature, je cultive mes jardins, mais je suis solitaire ; ma femme est morte il y a plusieurs années, certains de mes amis aussi commencent à partir. Je n’ai pas de regret, ma vie a été bien remplie et on m’appelle même encore parfois pour une conférence ou un colloque ; mais je ressens souvent comme un vide, comme si j’étais arrêté au bord d’un précipice, chancelant...

Ce matin j’ai reçu un appel. Une femme m’a informé qu’au regard de la nouvelle loi Bioéthique votée il y a quelques semaines, les enfants issus de dons de gamètes pouvaient, à leur majorité, avoir accès au nom de leur donneur. Elle avait parlé avec un homme d’une trentaine d’années qui venait d’apprendre que j’étais son donneur. Elle me prévenait qu’il tenterait certainement d’entrer prochainement en contact avec moi. Et… qu’il y en aurait peut-être d’autres, selon leur volonté… jusqu’à dix.

Depuis, je suis bouleversé, bouleversé d’avoir œuvré sans le savoir pour la continuité de mon humanité, de mon tréfonds, par un geste qui m’avait à l’époque paru tellement anodin, inutile et sans conséquence. Car ces combats dont je suis fait, qui m’ont nourri, qui ont guidé mon existence, ces batailles parfois gagnées, parfois perdues, peu importe, seront prolongées en ces êtres issus de mon essence. Et même s’il n’en venait qu’un seul, et même s’il n’en venait aucun, imaginer que j’ai pu ensemencer une part de l’humanité avec cette philanthropie qui m’habite et qu’elle puisse se déverser encore aux quatre coins du monde en partie grâce à ces enfants, suffit à combler ce qui restait de vide à mon existence et à poser un pont au bord du précipice pour passer enfin - mais le plus tard possible - paisiblement de ce monde à l’autre.

Car finalement, quelques gouttes oubliées, déversées par hasard dans un océan il y a très longtemps, empêcheront qu’il ne s’assèche, pour l’éternité

 

"Les cinq saisons" de Prescilia BRUNONE, texte écrit hors séance, dans les mêmes conditions







 

 

"9 kg de relations" de Régis MOULU, animateur de l'atelier

La carafe sur la table.
Un monde en plus.
Enguerrand se trouvait maintenant
au cœur battant du flacon,
par son regard dédié.

C'est comme s'il s'y vidait.
Un passage au travers d'une porte de verre,
tout en douceur.

Sa peau devint armagnac, progressivement,
tandis que l'alcool répondait, à présent,
de lui.

Être volatile, vapeurs d'épanchement
doux et calibré,
il rêvassait.

Comme un ballon de baudruche
qui se gonflait, se dégonflait, se regonflait,
ou plutôt une frégate superbe
dont le cou se ballonnait, il prospérait.

Animal des salons,
adepte des conversations charmantes
et autres libertés amoureuses,
il était mu par un romantisme
qui dévorait tout, lui et les autres,
comme un monstre vorace.

« La vie est un magasin de reliaisons
dont on ne sort jamais.
Tels des vêtements, on les essaie toutes.
Notre "rapport à", nos mouvements, nos actions,
tout permet à chaque fois
de compresser le vide
qui nous sépare » se convainquait-il.

Le docteur Murat,
envoyé par sa vieille mère
qui y voyait là
la « maladie des associations d'idées »,
comme elle aimait s'en prévaloir
auprès de toute la cage d'escalier,
avait conclu à une fatigue passagère.

« À ce stade, on n'est encore
que dans l'antichambre de l'évanouissement »
avait-il établi,
avec des lunettes bien trop assises
sur son nez
qui leur servait de cheval,
ici éreinté.

« Et attention ! à défaut d'un repos réel et mental,
les troubles peuvent être mortels » avait-il posé
comme une sentence,
le but d'un toubib étant, il est vrai,
qu'un malade débutant
ne se dégrade jamais,
ce sans quoi il se reprocherait
de ne pas avoir été un croque-mort
qui a réussi !

Enguerrand était « fou de rencontres ».
Une sorte de maniaquerie
qui trouvait son apogée matérielle
dans la tenue de son répertoire amical.

En effet, il consignait chaque personne croisée
sur l'équivalent d'une fiche,
se risquait même à faire un croquis
de leur face.
Ainsi plein de têtes habitaient ses poches.

Aussi déambulait-il avec tous ses amis, constamment,
comme s'il eut été leur caravelle
lancée sur la mer du présent.

« Finalement, toutes nos paroles échangées
restent en nous comme une sève »
aimait-il se répéter.

Bien qu'avec les années, les répertoires s'accumulaient,
il ne se promenait qu'avec les trois dernières années.

Et puis ce fut le drame.
Un vulgaire dégât des eaux endommagea
irréversiblement deux volumes.
Il chercha bien à étendre chaque feuillet
à l'air libre et sous un soleil modéré,
le papier resta, quoi qu'il fît,
bouillie fine
que le plus petit des nourrissons
aurait pu assimiler sans danger.

Il y eut un trou dans sa vie.
Un fontis existentiel.

Il mit toute sa mémoire sur le coup.
Mais son incapacité à recouvrer
les éléments volatilisés
ajouta à la tragédie vécue
la tragédie de la conscience se don impuissance.

« Je suis partiellement décédé »
déclara-t-il à qui s'étonnait de son état
qui tendait de plus en plus vers le flétrissement,
se défendant bien d'y inclure
le docteur Murat
qui l'aurait inéluctablement exclu de sa patientèle.

« Flétrissement », le mot n'est pas trop fort
tant il était comme « aspiré de l'intérieur »,
une escalope de veau desséchée
avec deux grands yeux qui grossissaient
au fur et à mesure que son corps se résorbait :
là est aux commandes
une règle mathématique,
nul ne pourra rien y faire.

Lilith, une jeune femme à l' « allure montgolfière »
et dont le buste, donc, prenait trop d'appui
que les coutures,
s'en était émue, avait agi.

En objet de son désir,
en conquête répertoriée sur plusieurs années,
et surtout en femme qui s'est sentie « femme »
de par la combinatoire de ventouses corporelles
explorées conjointement avec Enguerrand,
cette passionaria s'était donné pour but
de le ranimer.

Mais le jouvenceau lui opposa, en toute logique,
qu'elle était devenue, pour partie,
inconnue à ses yeux
puisque figurant dans l'un des ouvrages dissous.

« Néanmoins je suis sûre, Enguerrand,
que ton corps, tes mains, ta langue
se souviennent de moi
… de même qu'on ne perd jamais
les acquis du vélo ! je ne te laisserai pas tomber ! »

Et, de sorte à lui rafraîchir tous les méninges,
la jeune amazone de se perdre
dans des mimes solitaires
qui, hors contexte, la rendraient bien comiques.

« Je te propose mon cher et tendre
qu'on réincarne au présent
notre passé échu
afin qu'il soit ton « passé vivant » ! »

Et déjà le velouté d'un chocolat crémeux
lui perçait le nez,
ce rituel ayant toujours été
leurs seuls préliminaires.
Entrer en communion
par le biais d'une même saveur
rassemble, détend
et, tout compte fait, pousse à l'acte.

Première « conséquence-confusion »,
l' « amnésique par accident » se mélangea
dans ses conjugaisons.
« Je t'aimais » lui déclara-t-il plein de fougue,
avec un torse brûlant d'immédiateté,
telle une proue de navire
qui part pour raboter les flots
que formait la peau de sa tentatrice.

Et puis surtout, Lilith était, par moment,
une étrangère,
une chair distante,
en fait un monstre.

Une effraction dans sa vie.
Une planète qui, bien que surgissante dans le système solaire,
s'auto-proclamait satellite de la Terre…
une deuxième Lune, vous imaginez ?
un truc qui n'a donc jamais figuré
dans nos programmes scolaires !

Enguerrand eut peur de cette nouveauté,
et n'y vit point l'occasion d'une renaissance.
Son histoire personnelle
avait changé :
le gruyère était devenu emmental,
une part de son être
qui palpitait encore il y a quelques temps
se voulait déjà « fantôme ».
Il avait perdu 9 kg,
9 kg de relations et de rencontres,
ainsi beaucoup de belles femmes séduites
avait désormais coulé dans la voie lactée,
sans retour possible.

Lilith pleura
comme une bouteille d'armagnac se vide,
d'un trait.

Elle était devenue belle
comme un jardin repeint par la pluie, première couche,
repeint par le soleil, seconde couche.

Ses poumons continuaient à faire des phrases…
que sa bouche interdisait.

L'homme comprit alors qu'il connaissait
et reconnaissait ce cœur battant,
cette âme fracturée.

Peut-être, d'ailleurs, qu'une âme ne peut être perçue
que quand elle est fêlée,
ce sans quoi, aucunes impressions ne s'en écoulent !

Le « captif du temps jadis »
décela chez sa belle
comme un message inaudible,
un doux et chaleureux susurrement,
en tout cas, comme quelque chose
qui vient taper à vos valves,
un sang mémoriel
que seule expliquerait
une transfusion soudaine.
Somme toute, c'était davantage une musique
que constituait le ruissellement de coquillages
érigé en boîte à musique,
il suffisait de la renverser
pour en obtenir une mélopée,
un charme qui encourt l'envoûtement.

Des bouillons de sensations
s'emparèrent alors de son corps
qu'il retrouva comme expansé.

Parmi nous, qui, de toute manière,
s'aventurerait à prétendre
qu'il a fini sa croissance ?
– personne, à part un fou !

Et sous les fièvres de la connivence,
Lilith saisit qu'elle aussi
recelait des traces
d'Enguerrand en elle.

Le couple, assommé par tant d'agitations psychiques
s'endormit.
Et, de même que pour chacun de nous,
le sommeil est une industrie
qui calamine en soi tout souvenir frais,
ainsi se trouvèrent-ils comme augmentés,
réécrits
ou réactualisés,
c'est au choix.

À leur réveil,
ils avaient disparu,
comme déjà aspirés
par « leur lendemain qui chante
juste ».

Les textes présentés ci-dessus sont sous la responsabilité de leur auteur. Ils sont quasiment le fruit brut qui a été cueilli en fin de séance... sans filet !
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