SAMEDI 12 Mars 2022
de 14h00 à 19h00

dans le cadre du cycle
"Se doter d'une inspiration extralarge"

Animation : Régis MOULU

Thème : Aller jusqu'au bout de ses pensées (filon et profondeur)

Mener une réflexion, du début jusqu'à sa fin est une gymnastique d'esprit jouissive. Certains disent, d'ailleurs, qu'après cinq pourquoi successifs, on arrive nécessairement à l'origine réelle des choses. Comme quoi, délier un sujet et le relier à d'autres thèmes connexes permet d'en faire le tour et de décrocher un propos inédit, singulier, personnel. C'est dans cette voie exploratoire et fine que nous allons nous engager lors de cette nouvelle séance.


Remarque : au-delà de la contrainte formelle (thème), le sujet suivant a été proposé en début de séance, à savoir : Au choix, prendre une des trois citations de Robert Müsil qui est ci-dessous, et se laisser emporter par ce qu'elle vous suggère : * (piste d'envol n°1) Nous portons notre peau de bête avec les poils à l'intérieur et nous ne pouvons pas l'arracher. * (ou piste d'envol n°2) Nous sommes une matière qui épouse toujours la forme du premier monde venu. * (ou piste d'envol n°3) C'est aussi comme si on avait deux destins : l'un actif et secondaire, qui s'accomplit, l'autre inactif mais essentiel, que l'on ne connaît jamais.
Pour stimuler et renforcer l'écriture et les idées de chacun, un support exposant notamment toutes les techniques de narration et la méthode QQOQPCC a été distribué en ouverture de session.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ci-après quelques textes produits durant la séance, notamment (dans l'ordre):


- "Contes sur toit" de Juliette LAETHEM

- "Ronde de vie" de Blandine DELGADO

- "L'oiseau et la branche" de Prescilia BRUNONE

 

"Contes sur toit" de Juliette LAETHEM


« – Tu vois, je te l’avais dit, c’était pas si galère de grimper ; c’est pas dangereux en plus t’as vu, c’est pas très haut. Et pourtant on domine le monde ! »
Camille venait de se hisser à travers le velux pour atterrir sur le toit. Son amie, June, avait prononcé ces mots en s’étalant sur la paroi, bras repliés sous sa tête et baskets appuyées contre la gouttière.
Camille prit le temps de contempler les fonds de jardin et pavillons qui s’étendaient devant elles. Son regard s’arrêta sur la baie vitrée éclairée de la maison d’en face.
« – Tu les connais, tes voisins ? demanda-t-elle
– Pas vraiment, répondit June, évasive, les yeux suspendus au ciel encore bleu. C’est une famille, je crois.
– On voit leur cuisine d’ici, informa Camille. Belle cuisine à l’américaine, avec le frigo qui distribue l’eau et les glaçons, la classe quoi. Regarde ! Y’a une femme qui passe ! »
June se redressa aussitôt, commandée par sa curiosité.
« – Elle est jeune, jugea-t-elle. Elle vient se servir dans la cuisine, tranquille. Je suis sûre que c’est sa maîtresse. Le père de famille là, il mène une double vie. Quand sa femme et ses enfants partent voir les grands-parents pour le week-end et que lui n’y va pas parce qu’il ne supporte pas sa belle-mère, il dit qu’il a beaucoup de travail. Alors il reste mais en fait il organise des grosses soirées avec les collègues de sa boîte, ils prennent de la coc’ et tout. Entre temps il profite avec sa maîtresse tu vois ? Peut-être qu’on va avoir droit à une scène porno sur le bar de la cuisine… »
June pouffa de rire, ce qui rompit comme un éclair le sérieux avec lequel elle avait débité cette histoire, sans aucune hésitation. Elle se balança en arrière pour s’allonger à nouveau sur le toit. Comme souvent son t-shirt court remontait pour découvrir son nombril.
De son côté, Camille esquissa un sourire en guise d’amusement. Le vent soufflait doucement dans leurs cheveux emmêlés et les couleurs du ciel commençaient à s’enflammer.
« – Ils font souvent des soirées ? », interrogea Camille pour rebondir.
June fit la moue.
« – Non, enfin je sais pas, ils sont discrets en tout cas. Puis comme on dit quand le chat dort les souris dansent ! On peut tout imaginer de ce qui se passe derrière une fenêtre. » June se redressa pour s’installer sur ses coudes. Ses yeux se plissaient comme pour mieux cerner l’horizon, et sa voix semblait emprunter les courants d’air discrets du vent du soir, ceux qui vous enrobent tendrement mais vous font frissonner. Elle poursuivit :
« Tout peut exister. Il y a ce qu’on voit, ce qu’on nous montre ; et puis, ce qu’on peut deviner. Tu vois, sur ce toit c’est nous les chats : on voit tout ; il ne se passe rien et pourtant tout arrive si on y pense, si on l’imagine à travers ces murets, ces jardins, ces carreaux… »
Camille l’écoutait, le dos droit et le sourire aux lèvres. Alors à son tour elle se mit à broder :
« – On pourrait être témoin d’un cambriolage. Genre, on verrait le gars escalader le mur avec la télé du voisin sous le bras…
– Pourquoi il escaladerait ? l’interrompit June. Perte de temps, perte d’énergie, avec une télé sous le bras en plus ?! Aucun intérêt.
– Bah, dans la rue c’est trop voyant non ? En plus dans les jardins y a les buissons et tout, ça étouffe le bruit.
– Et si y a une alarme ?
– Y en n’a pas, décréta Camille. Y a écrit « Attention, chien méchant » sur la grille mais le gars sait que les propriétaires sont partis en vacances avec le chien, comme tout le monde d’ailleurs, ce qui est bête vu que les cambrioleurs font justement leur coup pendant les vacances.
– Bon, OK, accepta June. Donc le gars-là il réussit à voler des trucs, il sort par l’arrière de la maison, tranquille ni vu ni connu. Il prévoit d’escalader le muret parce que dans le jardin d’à côté y a un petit grillage qui donne sur une ruelle déserte, où son camion est garé depuis longtemps genre tout le monde pense qu’il appartient aux gens qui habitent là. On fait quoi ?
– Moi rien, avoua Camille. J’ai trop peur. A la limite on filme la scène, on prend des photos.
– Ouais, tu sers à rien quoi, se moqua June. En vrai moi je crie pour lui dire : Eh cousin, on t’a cramé, maintenant tu partages ou on te balance à la police ! »
Leurs éclats de rire retentirent dans le silence des maisonnées fumantes. En leurs murs se perpétuait une activité autonome et indépendante de l’extérieur, à l’abri du bruit et des regards.
June et Camille sont là. Surplombant le voisinage, elles refont le monde de leurs idées neuves et peu façonnées encore par les limitations du monde adulte. Sur les hauteurs, leur esprit est plus proche du ciel et peut s’étendre au-delà.
Elles demeurent silencieuses, quelques instants. Elles savourent la douce brise du soir d’été. Face aux couleurs sublimes du coucher de soleil, Camille ferme les yeux pour s’en délecter intérieurement. June, à l’inverse, les garde grand-ouverts comme pour les absorber et qu’elles déteignent ainsi sur son monde interne. Assise sur le rebord du toit, elle balance ses pieds au-dessus du vide.
« – Et si je me laisse glisser, là, tout de suite ? »
Camille ouvrit doucement les yeux et les posa sans un bruit sur la silhouette de son amie.
« Tu crois que je pourrais mourir, ou pas ? Ca me paraît pas assez haut non plus, ça ferait sûrement juste super mal aux genoux si je me réceptionne sur les pieds. En même temps si je me laisse vraiment glisser, genre comme une masse, peut-être que je me fracasserais sur le dos et CRAC, je meurs.
– Pourquoi tu ferais ça ? »
June se rallongea en s’étirant.
« – Je sais pas, comme ça. J’essaye d’imaginer des vies parallèles. Tu vois, qu’est-ce qui a fait qu’on est là, à papoter toutes les deux sur le toit ? Genre, on est amies d’enfance parce que nos frères jouaient au basket ensemble. Si je veux sauter, là, en fait, je sais que tu es là pour m’en empêcher, pour me rattraper, ou pour appeler les pompiers si j’ai vraiment sauté. Par contre, si t’avais jamais été là, genre dans ma vie, mais même : si t’étais jamais venue au monde, si tes parents s’étaient jamais rencontrés ou aimés ou s’ils avaient divorcé avant ta naissance, ou si ton frère avait finalement fait du foot au lieu du basket… bah, j’aurais été toute seule là et personne ne se serait rendue compte que j’aurais sauté. »
Camille, immobile, l’enveloppait du regard. Elle proposa sa vision des choses :
« – Même si nos frères n’avaient jamais fait de basket la même année dans le même club de la même ville, je suis sûre qu’on se serait rencontrée d’une manière ou d’une autre. »
La nuit était tombée.
« – Ouais, conclut June. On rentre ? J’ai froid, puis de toute façon il n’y a plus rien à voir. »



"Ronde de vie" de Blandine DELGADO


Elle s’était réveillée ce matin de printemps sans trop savoir où elle se trouvait, ni pourquoi elle était là. Elle eut du mal à s'étirer, toute engourdie du sommeil et d'une position enroulée sur elle-même qu'elle avait dû garder trop longtemps. La lumière crue du soleil matinal l’avait sommée de sortir de sa léthargie, son cerveau à moitié comateux lui rappelant que la journée qui l'attendait n’était que le début d’une aventure qu’elle avait encore du mal à appréhender.

Les petits tressaillements qui la parcouraient lui faisaient goûter un plaisir non coupable et elle prolongea un moment sa position étirée, offerte, face au vent qui la caressait généreusement dans un bruissement mélodieux. Elle se sentit subitement innervée par une substance vitale qui la poussa à se redresser et à chercher plus frontalement l'assaut des rayons dorés et dansant du soleil. La robe magnifique d’un vert intense et lumineux dont elle se revêtit la fit belle comme une Eve en Éden au premier matin du monde. Naquit alors en elle le besoin de partager cette beauté, ce bien-être total, et de rendre à la création, dans un grand élan de générosité, une partie de cette flambée de vie qui la parcourait.

C’est ce qu’elle fit, tout l’été, s’affichant effrontément parmi ses semblables dans des tenues plus colorées et plus chatoyantes au fil des jours, profitant de la sève nourricière du temps, suçant comme un vampire le sang de la terre, captant l'énergie du monde pour rester solaire et continuer à alimenter comme une dette sans fin la respiration indispensable à la survie de son espèce.

Elle s’en donnait du mal à retenir pour mieux les rejeter tous les éléments toxiques gravitant autour de son paradis et elle se sacrifiait, comme tous les hypersensibles, à la cause de la pérennité des fruits de son créateur.

Par moment elle était envahie d’une tristesse infinie, alors elle dansait, portée par le vent et la pluie, parce qu’elle savait, au plus profond d'elle-même, que tout passe. Elle savait que la lumière finirait par baisser, que le froid s'installerait peu à peu, que la beauté des couleurs des robes d’été s'estomperait vers celle des couleurs de l’automne et que le corps impuissant, perdu et raidi subirait le rejet de l’écorce qui repousserait inexorablement ses derniers assauts.

Elle était toujours belle ce matin là quand elle s’éveilla, déjà parée de sa tenue jaune et rouge. Elle perçut d’abord un petit fourmillement, comme au jour de son premier réveil, un frisson parti des pieds pour remonter le long de son frêle squelette asséché et amaigri par le froid et les privations. Elle aurait aimé tenir encore un peu et profiter des derniers beaux rayons du soleil, mais la fatigue et le vieillissement l’avaient finalement obligée à lâcher prise, à se laisser guider et suivre les siens qui, comme elle, s'étaient consumés dans le cycle des saisons.

Bizarrement, dans sa chute qui fut lente, harmonieuse et silencieuse, elle resta non seulement sereine, mais plus que cela, heureuse, avec la conviction d’appartenir à un destin bien plus grand que le sien. Quand elle s'allongea doucement sur son dernier lit et qu’elle s’enfonça moelleusement dans le tapis moussu des restes en décomposition de ses frères et sœurs, elle sût qu’elle était immortelle, devenue la matière qui épouserait à jamais la forme du premier monde venu.



"L'oiseau et la branche" de Prescilia BRUNONE, texte écrit hors séance, dans les mêmes conditions





Les textes présentés ci-dessus sont sous la responsabilité de leur auteur. Ils sont quasiment le fruit brut qui a été cueilli en fin de séance... sans filet !
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