SAMEDI 9 JANVIER 2016
de 14h00 à 19h00

dans le cadre du cycle
"Le conseil des Grandes Plumes, année 2"

Animation : Régis MOULU

Thème :

Briser la glace de l'habitude et du raisonnement (Proust)

« Ce que nous faisons [ce que nous devons faire, en effet], c'est remonter à la vie, c'est briser de toutes nos forces la glace de l'habitude et du raisonnement qui se prend immédiatement sur la réalité et fait que nous ne la voyons jamais, c'est retrouver la mer libre » : telle est l'idée de Marcel Proust dont nous nous emparerons pour produire un texte ivre de liberté, une liberté d'autant plus accessible que l'on est capable de saisir la réalité telle qu'elle est !

Remarque : au-delà de la contrainte formelle (thème), ce sujet a été énoncé en début de séance : Élucider le(s) secret(s) qui nous pousse(nt) à aimer le cristal.
Pour stimuler et renforcer l'écriture et les idées de chacun, un support portant notamment sur "comment mettre de l'intériorité dans un texte" a été distribué en ouverture de session.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ci-après quelques textes produits durant la séance, notamment (dans l'ordre):


- "Coeur de cristal" de Christiane FAURIE

- "Ciné-club" de Chantal GUéRINOT

- "Et tout d'un coup le souvenir..." de Marie-Odile GUIGNON

- "Odeur de nèfle confite" de Murielle FLEURY

- "Le verre en cristal" de Pascale SIMONNEAU

- "Rêverie hypnotique" de Janine NOWAK



"Coeur de cristal" de Christiane FAURIE

L’aube s’éternise et refuse au ciel ses premiers éclats quand un rire cristallin déchire le ciel sombre d’une nuit peu encline à ouvrir ses volets. Ces petites notes aigues, vibrantes me transpercent jusqu’au creux de ma couche d’une nuit passée à t’espérer encore. Tout s’éclaire. Près de la fenêtre béante je retrouve le goût du sel sur ta peau après l’amour, gouttelettes étincelantes que je recueillais sur mes doigts comme autant de bagues de fiançailles. Je me souviens de ton cœur fermé, coupant comme l’aiguille d’un diamant lorsque tu évoquais tes échecs, tes frustrations mais aussi tes yeux brillants de mille éclats à la vue d’un enfant perdu dans ses rêves étoilés. Tu devenais alors si fragile, prêt à te briser au moindre souffle comme un verre de bohème dans lequel tu dégustais un pétrus détourné de la cave familiale. Il n’étais pas imaginable de goûter ce vin sans l’associer au cristal sublimant la robe pourpre, telle une andalouse esquissant un pas de flamenco. Tu aimais les plats épicés et brillants de cristaux de sel que ta bouche gourmande laissait fondre en salivant de bien-être. Tu t’amusais à contempler le monde au travers de ton kaléidoscope l’éclairant d’un arc en ciel géant. Ton univers était fait de verre et de transparence pour approcher de plus près Dieu disais-tu. J’étais en état d’éblouissement permanent me rendant aveugle à tout ce qui m’entourait qui ne fut pas toi. Quand les larmes m’envahissent, je pense à toi. Quand elles laissent place au sel cristallisé sur mes joues, je pense à toi. Quand le soleil éclabousse la fenêtre de la chambre, je pense à toi. Quand l’eau court et s’échappe du ruisseau en giclées impertinentes et mutines, je pense à toi. Quad je mâche mon bic à la recherche d’une phrase, d’une idée fulgurante, je pense à toi. Lorsque fusent les rires joyeux, je pense à toi. Chaque petite figurine chinée ça et là et reposant sur l’étagère de notre chambre sont des parcelles de toi. Elles brillent d’un éclat doré quand mon coeur est gai et d’une lueur bleutée quand il saigne. Elles m’accompagnent solidaires sur le chemin. Le cristal ne sent rien mais il ressent tout comme débarrassé de toute pudeur. Alors je suis partie à la recherche du diamant vert, au cœur de la forêt pour entrevoir le feu de la roche extraite de la mine. J’ai disséqué, analysé, pleuré, je me suis révoltée, j’ai creusé, écouté, laissé se dévider l’écheveau allongée au centre de la terre. J’ai transcendé, apaisé l’éclat, soigné la blessure de la roche, appris à capter l’éclat sans brûlure, à porter l’anneau sans sentir le poids, à apprivoiser la flamme de la lanterne, à partager le joyau sans jalousie dévastatrice. J’en suis revenue apaisée, réappropriée de moi-même, réinventée en gardant le souvenir non comme une prison de verre mais comme un éclat accroché au cœur capable d’irradier la vie. Tu resteras à jamais mon cristal, mon solitaire, mon éclat de vie.


"Ciné-Club" de Chantal GUéRINOT

Mes amis vont bientôt arriver. Tout est quasi prêt. J'ai été chercher le film de la soirée « La vérité » de Clouzot. Mes cakes salés ont été coupés, j'ai ajouté des petits légumes crus. J'ai choisi le vin de la soirée : un bourgogne assez ancien et je dois donner un coup de torchon aux verres à vin. J'adore ces verres de cristal. De ma mère reste ces verres magnifiques que j'ai plaisir à sortir de la vitrine pour de belles occasions. Mais dans le même temps, je ressens toujours un sentiment de perplexité. Je sais que ces verres ont appartenu à ma mère mais je n'ai plus aucun souvenir de moments où elle les aurait utilisées ou même de les avoir vu chez elle. Quand je tiens ce verre en main, je me sens bien. Bon n'est-ce pas plutôt le nectar contenu dans ce verre qui y concourt ? J'aime avec mes doigts parcourir le pied du verre avec ses courbes et angles abrupts tout en discutant, riant. La forme évasée du verre me laisse toujours penser que le contenu de verre pourrait s'y échapper si je ne gardai aucun équilibre. Donc, bien se tenir, parler, bouger tout en tenant ce verre droit. Tenir ce verre dans la main me fait toujours plonger dans un autre univers. L'élégance de ces verres me rappelle celle de ma mère, l'élégance surannée d'une femme toujours bien coiffée, maquillée, corsetée en robe et escarpin quelque soit le temps ou l'heure. Une époque déjà lointaine... Maintenant, ces verres apportent cette touche d'élégance aux soirées que j'organise, ces soirées simples de partages simples autour d'un film. Ces moments de forte convivialité me sont nécessaires et forment un moment de douceur, une parenthèse. Avec ces verres, je goûte à l'instant présent de redécouvrir un film ancien avec des amis actuels tout en m'ancrant dans l'histoire familiale. Nuls regrets de ne se fera ressentir mais ce verre tenu cristallisera tous mes souvenirs. Je pose le dernier verre sur la table. Voilà tout est prêt.

 

"Et tout d'un coup le souvenir…" de Marie-Odile GUIGNON

La photo éclaira l'écran de l'ordinateur : un vert tendre et pourtant profond inonda l'image sur laquelle des perles irisées d'une transparence cristalline dispersaient leurs rondeurs d'une finesse insaisissable… Mon regard s'enfuit dans l'une de ces fines bulles dans laquelle un reflet bleuté en forme de croissant de lune semblait s'être échappé d'un ciel de printemps qui se mire à la surface d'un étang… Je plonge alors dans ce reflet pour émerger près de cette source qui avait creusé son espace vital au pied d'un vieux saule sauvage… Son miroir s'étalait discrètement dans le creux d'un petit pré, un collier d'herbes hautes et de joncs ajoutait une parure de reine à la transparence de sa beauté. C'était le dimanche, jour béni du repos hebdomadaire dans cette région campagnarde. Mes parents partaient retrouver des amis et s'adonner à ces jeux de cartes ou de palets très prisés à l'époque. Adolescente, les labeurs de la semaine ne me donnaient pas le temps de m'abandonner à la lecture. Mais l'après-midi de ces jours de liberté je partais mon livre sous le bras à la recherche d'un coin isolé, perdu dans la vaste nature. Le vieux saule était mon compagnon. Entre ses branches noueuses duveteuses de mousse ou de lichen je m'installais près de la petite mare étale translucide comme le plus précieux diamant enchâssé. Dans son corps, mon image immatérielle se multipliait à l'infini, ou bien, se déformait et se mouvait au gré d'un souffle d'air me métamorphosant en génie éphémère. Un petit vent léger amoureux de l'éclat limpide de l'eau tentait par intermittence de la caresser. Quelques batraciens distraits traversaient ce regard liquide accentuant son miroitement, mille feux volaient en éclairs dérobant la luminosité du soleil. Au creux de mon arbre, les pages noircies s'effeuillaient allègrement. Parfois mes yeux s'échappaient vers les facettes du tain. Une forme de lecture imaginaire se poursuivait, exaltait les émotions recelées par les caractères de mots… Lorsqu'un nuage osait son ombre, la surface du miroir noircissait, l'angoisse s'emparait de mon cœur, une tristesse dramatique accentuait le déchiffrage de l’œuvre, le temps suspendu allait-il générer les larmes du ciel ?... Si une petite averse survenait, des myriades diamantaires rebondissaient sur l'eau dans un bouillonnement musical… Le vieux saule pleurait me contaminant de son chagrin… La nostalgie dans l'âme, je repartais par monts et par vaux, à la recherche d'un soleil pour sécher mes larmes. Mes pas me ramenaient imperturbablement vers ce havre de paix, cette résurgence étalée à fleur de terre possédait la pureté des pierres précieuses, elle abreuvait de fraîcheur mes aspirations… Palais de « Petite Sirène » dans l'attente des bouleversements d'émergence du choix existentiel. Ermitage sacralisé dont je m'appropriais l'usage. Modeste endroit enfoui entre des taillis et des espaces herbeux. Aux alentours, les oiseaux construisaient leurs nids, s'y reproduisaient, leurs chants cristallins faisaient écho au chuchotement de la fontaine. Des mammifères s'abreuvaient de sa fraîcheur, élixir d'assouvissement… Mes parents n'ont plus de corps de chair et le paysage de mon enfance s'en est allé, phagocyté par le remembrement des terres. Le temps a gommé l'écrin de verdure mais le cristal de la source s'est encré dans mes souvenirs comme le talisman le plus rare, le plus remarquable de ma jeune existence. Son pouvoir magique a eu la capacité et la puissance de hanter la modernité technologique et de surgir à l'impromptu.

 

"L’odeur de nèfle confitee " de Murielle FLEURY

Le liquide mordoré sentait le coing mûr et la nèfle confite. Il avait la même couleur d’ambre chaude que le pendentif que portait la cousine Albertine entre ses deux seins pâles. La première gorgée de liqueur glissa en Sidonie comme un élixir qui la ranima peu à peu et la réchauffa aussitôt. Elle se servit un deuxième verre, puis un troisième. Le verre en cristal de Bohême dans lequel elle trempait ses lèvres était l’un des trois derniers qu’elle avait pu sauver. Il lui venait de sa grand-mère Madeleine tellement aimée, emportée à 92 ans dans son fauteuil, après une vie rocambolesque et si peu conventionnelle pour son époque et sa situation. La grand-mère, épouse d’un diplomate anglais sorti des écoles les plus renommées du Royaume, avait arpenté avec lui le monde, une année dans les comptoirs des Indes, une autre au Kenya, l’autre encore dans les pays du Levant. Sous l’apparence d’une épouse parfaite, discrète et convenable, elle cachait un tempérament volcanique et des habitudes de pensées et de vie considérées alors comme l’apanage des hommes, leur chasse gardée. Charmante et attentive, elle savait faire comprendre sans ambages ses intentions et ses besoins. Sans jouer les suffragettes, en restant toujours l’irréprochable épouse de monsieur le Consul, en invitant pour le thé ses bonnes amies, comme elle épouses désoeuvrées de diplomates ou d’officiers qui, pour se détendre, chassaient la gazelle ou l’antilope, elle attirait magnétiquement à elle tout homme qu’elle s’était mise en tête de séduire. Longtemps après son départ, les membres des clubs selects qui existaient dans les villes où elle avait séjourné, composés exclusivement d’hommes blancs d’excellentes réputation et condition, conservaient le souvenir précis et ému de leurs échanges, de sa spontanéité et de son dévouement infatigable. Sidonie, rassérénée par les verres de liqueur, quitta par la pensée l’Afrique chère à sa grand-mère, alluma une pipe de tabac blond, tira dessus à petites bouffées voluptueuses. Par ce geste, elle marquait son appartenance à la lignée de cette femme exceptionnelle. Elle aimait les whiskys tourbés qui lui arrachaient des larmes sèches, servis dans des verres de cristal facettés, le tabac blond et les parfums masculins mêlant le cuir et le benjoin. Elle devinait tout à la fois la rage de sa grand-mère d’être socialement cantonnée aux liqueurs pour dames, aux mondanités vides, aux amabilités creuses sur la couleur d’une mousseline ou le tombé d’une étole, quand elle rêvait de discussions animées au fumoir avec des partenaires des deux sexes, son combat opiniâtre pour se construire et gagner de haute lutte un espace de liberté. Il semblait à Sidonie qu’elle honorait ainsi la mémoire de son aïeule, en sachant apprécier plus que tout de déguster dans un verre en cristal, sensuel et arrondi comme une poire, un Armagnac fort, qu’elle faisait lentement tourner pour lui faire exhaler tous ses parfums avant de le boire religieusement, voluptueusement. Il lui plaisait aussi de faire ainsi enrager sa mère, qui avait pris l’exact contre-pied de sa propre mère, l’aventureuse Madeleine, en menant une vie terne et effacée auprès d’un mari asthmatique, diabétique et quasi impuissant et qui ne ratait pas une occasion de dénigrer la façon de vivre de sa fille, pour ce qu’elle en connaissait. Sûrement en hommage à cette grand-mère tant aimée, Sidonie avait ouvert un magasin d’antiquités. Très vite, elle s’était spécialisée dans la vaisselle et l’argenterie. Dans cet antre où le passé semblait se fondre sans à-coups avec le présent, elle n’aimait rien tant que de voir miroiter des verres anciens en cristal, rendus scintillants comme des flocons de givre au petit matin d’une aube froide, par la grâce ménagère d’une solution de vinaigre blanc dilué. Leur éclat se projetait en gerbes d’étincelles sur les grands miroirs ouvragés qui ornaient les murs aux moulures surchargées. Minuscules verres à liqueur, verres facettés en cristal multicolores, verres pyrogravés et dépareillés, elle se plaisait à leur inventer une histoire : des anciens propriétaires désargentés qui avaient dû s’en séparer la mort dans l’âme pour trois fois rien dans une vente aux enchères, ou des enfants rapaces qui avaient fondu tels des vautours affamés sur l’héritage d’une vieille tante pas encore complètement refroidie, à qui ils ne s’étaient jamais donné la peine de rendre visite de son vivant, dans son salon aux tapis sentant la soupe froide et la pisse de chat. Désormais libre et divorcée, Sidonie se préparait à quitter sa boutique de la rue de Varenne pour découvrir l’Asie, sur les traces de sa grand-mère. Elle rêvait depuis tellement d’années de connaître la griserie des fumeries d’opium ! Elle sourit : qui sait si Madeleine ne les avait pas elle aussi testées, en cachette de tous.

 

"Le verre en cristal" de Pascale SIMONNEAU

Emma appréciait tout particulièrement cette heure du jour. Le soleil attrapait les fines ciselures du cristal et les faisait chatoyer de mille couleurs. Jamais elle n’aurait cru que deux simples verres lui auraient un jour sauvé la vie. Depuis, chaque soir, avant d’aller se coucher, elle mouillait son doigt et faisait chanter la paroi au son de sa salive enchanteresse. Les notes que le cristal lui renvoyait égayait son cœur un peu plus chaque jour et rendait possible tous les petits bonheurs. Elle se revoyait avec sa sœur, triant les affaires de leur mère, à la suite de son décès. Elles avaient pénétré, étrangères, dans un appartement auquel elles n’avaient jamais eu accès ni l’une ni l’autre. Leur mère les avait gommées de sa vie. Le temps n’avait pas fait son œuvre. Elles ne l’avaient jamais revue. Ce jour-là, elles avaient dû ouvrir tous les tiroirs, vider toutes les armoires. Analyser le contenu de l’appartement d’une morte est meilleur moyen de la connaître. Elle vous révèle tout sans aucune pudeur. Papiers soigneusement classés ou au contraire fourrés à l’arrache dans des secrétaires déjà bien remplies ? Sous-vêtements coquins ou culotte Petit-Bateau ? Draps élimés ou méticuleusement repassés ? Collection de clés en vrac ou méthodiquement étiquetées ? La mort est infidèle. Aux premiers signes, elle abandonne le défunt à la vindicte populaire. Les penderies de leur mère regorgeaient d’habits en triple voire quadruple exemplaire. Elle avait toujours été coquette. Dans un premier temps, elles avaient retrouvé leurs âmes d’enfants et s’étaient amusées à essayer quelques-unes de ses tenues. Mais, devant l’étendue de la garde-robe, elles s’étaient mises à ranger grossièrement dans des cartons, accompagnant le tout d’un « On verra plus tard ». Deux ans après sa mort, Emma conservait encore de nombreuses reliques de sa mère. Elle admirait sa sœur qui avait su se débarrasser beaucoup plus vite de ce passé encombrant. Figée dans ses souvenirs, engluée dans un deuil qui n’en finissait plus, malgré une vie bien remplie par ailleurs, Emma survivait au compte-gouttes. Les années se succédaient. Immuables. Terriblement jumelles. A fond d’elle, elle savait qu’elle devait réagir. Une pièce de sa maison révélait particulièrement ses états d’âme. Quand elle y descendait, elle était happée à chaque fois par l’ampleur des dégâts. Elle en aurait pleuré. Comment en était-elle arrivée là ? Tout le monde s’accordait à la qualifier comme une personne organisée, concise, plutôt équilibrée. Ils ne la connaissaient pas dans l’intimité. Les gens ne vous révèlent jamais que ce qu’ils veulent bien vous montrer. Chacun organise son petit jardin secret. Il ne fait pas toujours bon d’y aller se promener. Elle mesurait du regard l’encombrement de sa vie à la hauteur des meubles et autres vieilleries qui encombraient son garage. Ils s’entassaient, chaînes immuables du passé perdu. Des mois qu’elle les traversait chaque matin en partant travailler et chaque soir en revenant. Elle avait aménagé un petit chemin qui serpentait entre les différents monticules. Jeux d’enfants, meubles neufs de cuisine en attente d’installation, vélos défoncés, caisses d’habits trop petits. Tous avaient pris le pouvoir et rétrécissaient chaque jour un peu plus l’accès à la maison. Lorsqu’elle rentrait en pleine nuit, l’obscurité faisait équipe avec eux et déplaçait à loisir les tas. Plusieurs fois, elle avait chuté. A toute heure du jour et de la nuit, ils lui montraient sans relâche leur pouvoir. Des mois qu’elle se plantait face à eux et commençait à trier. Mais chaque fois qu’elle prenait un objet en main, les souvenirs affluaient et rendaient la sélection impossible. Elle tournait, virait dans cet espace réduit, envahie de doutes à chaque manipulation. Sa fille avait proposé de l’aider. Mais elle avait refusé. Elle sentait au creux de son estomac les reproches muets de Léa. Elle aurait tant voulu lui faire plaisir, qu’elle soit fière de sa mère. Au lieu de cela, elle avait amassé, amassé et amassé jusqu’à se perdre. Le passé la tenaillait, omniprésent, tenace, brutal. Son compteur électrique était devenu inaccessible. Les pots de peinture entamés et autres matériels de bricolage lui barraient la route. Un petit frigo de dépannage rebranché exceptionnellement pour un réveillon organisé quelques années auparavant continuait de fonctionner à vide. Les bouteilles de champagne entreposées, l’espace de quelques heures, l’avaient déserté depuis longtemps. Dernièrement, c’était l’ampoule qui éclairait le fond du garage qui avait cédé. Elle était restée hébétée devant cette nouvelle épreuve. Impossible d’y accéder sans déplacer moult fatras. Elle avait tout simplement jeté l’éponge et ne descendait plus au garage dès la nuit tombée. Et puis, un jour, il y avait eu l’affaire du verre en cristal cassé. Emma avait laissé sa fille organiser un réveillon avec ses copines dans sa maison. Sereine, elle avait quitté les lieux, après les dernières recommandations d’usage, certaine de la confiance qu’elle lui accordait. Le lendemain, en fin de journée, elle retrouva sa benjamine un sourire en berne à l’annonce qu’elle devait lui faire : - On a eu un petit problème…. On t’a cassé un verre … Tu sais, un de ceux en cristal de Mamy. Je sais que tu y tenais beaucoup ! On les avait remplis de décorations de Noël. En dansant, une copine en a heurté un. Elle a promis de le repayer. Mais je lui ai dit que ce n’était pas ça le problème… Oh… Maman, … je suis désolée…. On avait enlevé tout ce qui craignait mais on n’a pas pensé aux verres dans la bibliothèque. Et Emma regarda, contrite, sa fille s’effondrer en larmes. Elle l’imagina se faire un sang d’encre au lieu de profiter de sa soirée avec ses amies. Elle prit sa fille dans les bras pour la consoler et se demanda comment elle avait pu en arriver là, que sa fille croie qu’un morceau verre pouvait être plus important que son bonheur. Elle écarta doucement sa fille d’elle, lui sourit : - Allez, sèche tes larmes et viens m’aider … On va vider le garage et jeter, une bonne fois pour toutes, toutes ces vieilleries.


"Rêverie hypnotique" de Janine NOWAK


Le parc est admirable en ce début d’automne, quand les arbres se teintent doucement de brun. Le tableau de cette nature qui (à mes yeux), véhicule une image du bonheur, a quelque chose d’émouvant. Et puis, j’aperçois sa frêle silhouette. La voici, elle, Chrystelle, surgissant comme enveloppée dans une réalité vaporeuse. Tel un elfe, elle sautille, gambade sur la pelouse. Comment peut-on être à la fois, si féminine et si primesautière ! Elle joue avec Bobby, le gentil corniaud trouvé quelques mois plus tôt, errant, affamé, aussitôt adopté et sauvé d’une mort certaine. Ce chien est un comédien né. Il fait des bonds, des cabrioles, prend des mines attendrissantes, invente mille facéties. Le tempérament gai de ma compagne ne peut résister longtemps à une telle démonstration de fantaisie, et la voilà qui s’esclaffe. Comme d’habitude, je suis troublé. Son rire, si cristallin, me cause toujours un émoi profond. On dirait celui d’une enfant. Chrystelle a su conserver le charmant vibrato qu’elle avait déjà dans la gorge, alors qu’elle était toute gamine, à l’époque où nous étions voisins. Puis, nos chemins ont divergé et nous nous sommes retrouvés, par le plus grand des hasards, deux décennies plus tard. Je n’ignore rien de son passé. Chrystelle est une femme ouverte, sans mystère, transparente. Elle se croit forte, mais je la devine en réalité si fragile ; c’est une femme-enfant. Ou peut-être, est-ce moi qui éprouve le besoin de la protéger ? De la surprotéger, dirait même Pierre, mon meilleur ami. Et d’ajouter : « Si tu pouvais la mettre sous cloche, tu n’hésiterais pas ! ». Il exagère, bien évidemment. Cependant, je dois admettre qu’il y a du vrai, dans cette affirmation. J’ai la particularité (qualité ? défaut ?) d’avoir toujours eu un faible pour tout ce qui est fin et délicat, tels les métaux précieux, les objets à manipuler avec précaution, etc ... Aussi, suis-je fatalement tombé sous le charme de cette Chrystelle adulte, qui avait su conserver la fraîcheur et la délicatesse de son enfance. Mais je dis fermement NON à Pierre, lorsqu’il estime que Chrystelle n’est pour moi qu’un bibelot rare, au même titre que ma collection de verres de Baccarat ou mon lustre à pampilles de Bohême. Ah, les reflets des flammes de la cheminée sur les cristaux ! C’est chaque fois comme un miracle qui s’accomplit. C’est une explosion de couleurs, un arc-en-ciel ! Ensorcelant. Fascinant. Je décèle dans ces miroitements, toute une vie, tout un monde étrange qui s’agite et danse. Est-ce une farandole angélique ou une sarabande endiablée qui cherche à m’attirer, à m’entraîner à sa suite dans un gouffre sans fin ? Je serais prêt à me damner pour savoir qui sont ces fantômes enjoleurs et mystérieux. Car Pierre se trompe, ou du moins, n’a rien compris : certes, j’apprécie un bel objet pour lui-même, pour sa joliesse, sa forme, son coloris ; mais ce qui me trouble, c’est ce que je devine à l’intérieur. Je ressens toujours l’impérieux besoin de chercher les choses derrière les choses. C’est une nécessité chez moi, cette envie d’approfondir, d’aller au-delà. Et je suis convaincu que même le monde minéral est doté d’une vie. Une vie invisible, qui ne sera révélée, accessible, qu’aux privilégiés qui sauront faire l’effort de la découvrir. C’est comme un jeu de piste : il faut savoir répondre aux rébus pour connaître la vérité. J’ai ce don. Les voyants n’ont-ils pas leur boule de cristal ? Moi, j’ai ma collection de coupes de Champagne dans laquelle je me perds régulièrement. Dans ces moments là, je me retrouve vite en état second. Je m’auto-hypnotise, le regard braqué sur ces cristaux magiques qui me conduisent sur des terres inconnues et magnétiques. Doucement, je m’engourdis, immobile, pétrifié, vivant un rêve éveillé. Mes yeux sont ouverts, fixes. Et cependant, ce regard vide, voit apparaitre des images, et ces images défilent, comme un film. Je revois mon passé. Je devine l’avenir. Je modifie le cours des choses, mon destin, celui des autres. Je reste moi, tout en étant mon propre spectateur. Mais ce MOI est meilleur et plus intelligent qu’il ne l’est – hélas – dans la réalité ! Les aboiements de Bobby me sortent de ma léthargie. Je retombe sur terre. Je me sens si bien, comme neuf, ou comme lavé et débarrassé de la poussière qui obscurcissait ma vision. Mon âme est paisible. Mon cœur bat calmement. Je suis heureux. Et comble de bonheur, Chrystelle qui vient d’arriver sans bruit, me tend, mutine, une coupe remplie de Champagne. Nous trinquons. Elle n’est pas belle, la vie ?

Les textes présentés ci-dessus sont sous la responsabilité de leur auteur. Ils sont quasiment le fruit brut qui a été cueilli en fin de séance... sans filet !
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