SAMEDI 6 Mars 2021
de 14h00 à 19h00

dans le cadre du cycle
"Vives incitations - année 3"

Animation : Régis MOULU

Thème : Réagencer nos gestes quotidiens en pourchassant l'inédit

Tout peut, aussi, être une question de point de vue ! Ainsi, avec un regard autre, avec le déploiement explicite de valeurs précieuses et même inexploitées par le monde contemporain, les choses les plus simples peuvent retentir différemment. Rien que le fait de les ordonner avec une malice inédite peut déjà être jouissif ! Telle a été notre exploration du jour !

Remarque : au-delà de la contrainte formelle (thème), le sujet suivant a été énoncé en début de séance : écrire à partir de l'une de ces trois images (tableau d'Edgar Degas au choix):


Pour stimuler et renforcer l'écriture et les idées de chacun, un support listant une vingtaine de pistes de nature à mettre du merveilleux dans un texte a été distribué en ouverture de session.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ci-après quelques textes produits durant la séance, notamment (dans l'ordre):


- "Instant volé" de Nadine CHEVALLIER

- "Sous le marteau du blond forgeron" de Régis MOULU

 

 

"Instant volé" de Nadine CHEVALLIER


Lorsque j’ai ouvert ce matin la porte du petit salon rouge, Adèle et Ophélie ne m’ont pas entendu entrer.
Sans un mot, je restais là à les contempler, ma femme et ma fille, avec l’impression de voir pour la première fois cette intimité pourtant si souvent partagée.
Ce matin là, dans ce petit salon si sombre où tout était resté tel qu’il y a cinquante ans, j’entrais soudain dans un tableau de Degas.
Ocre des murs, grenat des tentures, carmin de la robe d’Ophélie, violet du chemisier d’Adèle, éclat doré du peigne, rayon de lumière pâle éclairant le blanc de sa jupe, le bord d’un cadre, l’angle de la table, toute la palette du peintre s’étalait sous mes yeux émerveillés.
A demi allongée plutôt qu’assise sur une chaise, ma fille se tenait, le cou raide, les yeux fermé, les lèvres serrées, sa main droite s’appuyait sur le haut de son front comme pour retenir sa longue chevelure rousse rassemblée en arrière et retenue à pleine poignée par la main gauche de ma femme. Attentive, Adèle peignait de sa main droite cette queue touffue de renard déployée entre elle et sa fille.
Jamais Ophélie n’aurait accepté de couper cette crinière indomptable, pourtant tout dans son attitude à cet instant montrait quelle souffrance s’était pour elle de la discipliner ainsi chaque jour.
Sa main gauche se leva pour rejoindre sa tête et je vis dans ce geste toute la grâce de la danseuse qu’elle souhaitait devenir. Je sus à cet instant qu’elle aurait le courage et la ténacité de réaliser son rêve. Je sus que ma femme l’y aiderait avec douceur et fermeté comme elle brossait maintenant les cheveux de sa fille, se vouant à cette tâche délicate de les démêler sans trop faire mal.
Toutes deux se taisaient, concentrées. Ophélie supportait les minuscules centaines de tiraillement que chacun de ses cheveux subissait, que chacune de ses terminaisons nerveuses de son crâne signalait à son cerveau. Elle s’efforçait de respirer calmement, imaginait le port de reine que lui donnerait tout à l’heure ce chignon haut placé sur sa tête, dégageant son cou gracile et ses épaule souples.
Adèle s’appliquait, faisant lentement glisser le peigne de la tête jusqu’au bout de la longue chevelure, répétait ce geste. Sur les cheveux maintenant lissés, c’était comme des caresses offertes à sa fille, une manière de la câliner encore, elle si grande aujourd’hui, qui refuse les gestes d’affection d’une Maman.
Et j’eus soudain le sensation d’être de trop. Comme honteux d’avoir volé ce moment de tendresse, un peu jaloux peut-être, je reculai d’un pas, refermait silencieusement la porte.
Mais l’harmonie de cette scène m’avait rendu heureux et ce bonheur m’accompagna toute la journée.



"Sous le marteau du blond forgeron" de Régis MOULU, animateur de l'atelier


Un café simple.

Assise à sa terrasse,
grouillante entre ses îlots de tables
et chaises habités,
une femme parlait à son amie.
Presque du même âge.
Celui où l'on peut parler de tout.
Celui où les mots employés
réussissent à essorer un sujet.
Ces confidences sur guéridon
donnent de l'embonpoint.

Suaves impressions d'été
où les récoltes sont abondantes.
Le plaisir s'empare de tout être
comme la sève recolorerait
un corps endormi.

Ce qui a de bon dans leur conversation,
c'est cette certitude de saisir le présent,
le présent utile
comme si une idée
venait de se faire finement tailler
par deux langues
qui croisent le fer.

C'est toujours dans sa fin
qu'un propos existe vraiment,
riche des contorsions
qu'on lui a fait auparavant.
D'une anecdote banale,
on en ressort une thèse,
une leçon de vie,
un adage décisif
pour le reste de son existence.

Ainsi Mathilde et Béatrice
s'adonnaient à cette joute jubilatoire
et formatrice.
Deux amies,
n'est-ce pas deux façons de penser
et de peser
dans la vie de l'autre ?
D'excursions en effractions,
elles s'enrichissaient
comme on s'habillerait
de froufrous extravagants.
La beauté finit toujours
par friser
et s'offrir dans un volume extraordinaire
comme l'est le ressenti qu'elle génère.

Les deux commères rayonnaient,
on eût dit deux astres
fixés à la voie lactée de la pergola
du café Chez Edgar
… alors même, qu'à bien les écouter,
ces deux donzelles banales
se débarbouillaient
à coup de mots et expressions ordinaires.
Leurs moulinets de gestes quotidiens
ajoutaient leur sirop.
Mathilde avait une peau très claire
comme s'il lui importait de faire sécher
son teint de linge blanc
au soleil.
Un village grec était-elle,
à elle toute seule,
comme perchée sur les falaises
de bitume
qu'offrait le Boulevard Joffre
où tant de Parisiennes chaloupaient
avant de s'échouer
sur les berges d'une terrasse.

Béatrice avait un peu raté sa coiffure,
comme pour essayer d'être plus varie,
plus accessible,
plus offerte.
Il faut dire que la chaleur s'attaquait
à tout ce qui était trop rebondi.
Chaque degré Celsius en plus
agissait comme un marteau supplémentaire
que maniait le blond forgeron.
a composition florale de son bibi
qu'elle gardait sur sa tête
comme une religieuse adopte pour la vie une cornette
prenait, désormais, des allures
de corbeille de fruits bien défraîchis
comme celles des selfs à vitrine
qui ont perdu leur transparence.
Éclaboussures de toute sorte
imposent là leur carte céleste,
lieu de mauvaises rêveries
… et surtout d'attraction et d'obsession
pour les inspecteurs de l'hygiène
en mal de contraventions.

Même son maquillage virait,
laissant ainsi l'architecture de son visage
plus saillante, plus animale.
Le volcan de sa bouche
d'où « éruptait » sa langue serpentine
était loin de s'éteindre.

Les deux amies tiraient un réel plaisir
de leurs bavardages touffus.
Une sorte de chimie intérieure
les métamorphosait.
Chacun de leur corps
pourtant passe-partout
déployait par ce fait tout un théâtre
de personnages inattendus,
cocasses, savoureux
ou horripilants.
Seul point commun à toute cette galerie :
l'ivresse
et les joues de plus en plus vineuses
qu'assurait l'alimentation en continu
d'un alcool grossier.
Leurs rires les alourdissaient
de tout son lard.

Étaient-elles vraiment assises
tant elles s'agitaient,
ici pour illustrer une histoire un peu trop incarnée,
là pour exorciser une envie de se vidanger
que leur passion pour le sujet à désosser
empêcha.
Comme des mouches sur une viande rouge.
Des grosses mouches tels des vautours…

Le pichet, en s'asséchant,
se maria avec un rayon de soleil
qui le fit diamant étincelant.

Par moment, les dossiers des « chaises bistrot »
semblaient jaillir
à l'instar de crocodiles bondissants.

À tant s'oublier,
la sauvagerie reprend vite le dessus.
Un homme sans conscience
a rapidement
sa peau d'humain qui se fend,
laissant apparaître un démon
résumé, souvent, à quelques sentiments.
C'est ce qu'on pouvait voir émerger
dans cet estaminet,
à chaque table.
Et Mathilde de se perdre
dans ses songes épais.
Ne se présumait-elle pas, étendue,
en robe légère comme du buvard
qui aurait l'aspect d'un gros pétunia,
la tête à la renverse,
en train de se faire coiffer ?

Et le torrent de ses cheveux impétueux
d'onduler sous la brosse
d'une coiffeuse à domicile,
mi-ange mi-fantôme.
Et, au fur et à mesure des caressants démêlés,
ce cours d'eau grossissait et s'allongeait.
D'une bête queue de cheval
assez piteuse
ne la voila-t-elle pas dotée
d'une divine et abondante aigrette,
comme apte à parader et à pérorer
en tout lieu
et toute circonstance ?
Il y a une magie qui loge
dans nos hallucinations,
une force qui ne nous quitte jamais,
comme si on détenait
un os supplémentaire.

Le soin que lui administrait l'ange
était sans pareil.
À la faveur de son poignet souple,
la mélasse des cheveux en masse
devenait blanc d'œuf
monté en neige,
seule leur couleur « croupe de daim » inchangée
empêchait cette vision.
La femme s'en trouvait plus légère,
plus aérienne,
plus souveraine,
plus subtile.
Comment ne pas partir, ensuite,
à la conquête du Monde
et des cœurs battants qui le font vivre ?

Elle se sentit d'un coup
déterminée et magnétique,
irradiante telle une chanteuse populaire.
Autour d'elle des météorites de spectateurs
et de lampions
se stabilisèrent subrepticement.
Place publique comble.
Tout n'était plus que chaleurs,
certaines personnes se prenaient d'ailleurs
pour des fours à pains.
Et pour limiter cette fièvre,
rien de tel qu'esquisser
un petit pas de danse,
chaque mouvement générant
son vent artificiel.
Cavaliers et cavalières s'offraient ainsi
leurs ventilateurs,
le plus énergique étant le plus convoité
… et le mieux conservé :
énorme trafic de jalousies
comme quoi, guincher, sera toujours « regoûter
à la barbarie »,
juste le temps de s'en rassasier.

Au répertoire, c'est à présent
à la Chanson du chien
de produire son effet.
Sur une mélodie bien trop melliflue,
et comme dopés de rafales de paroles simplettes,
les convives se laissent aller
à meugler
et à valser dangereusement.
La folie ne les cantonne
à n'être plus qu'approximations.
Une luminosité sournoise et rousse
leur coud comme un ourlet d'ombre.
La foire aux monstres bat son plein.
Aurait-on pu imaginer, un jour,
que la joie s'empare à ce point
de la cour des Miracles ?
On eût dit que chacun
s'était réinventé une identité.
Tout ce permissif carnaval
à présent aboyait le refrain.

Initiatrice de cette chasse à courre
sans gibier,
Mathilde pâmait,
cette extase ne l'enjouant que plus.
Et elle était debout sur sa chaise,
à faire la belle,
toute robe flottante…
– je vous demanderai, Mesdemoiselles,
de bien vouloir quitter l'établissement
pour ne pas incommoder davantage
notre clientèle.
Voilà votre note.
Je vous remercie de votre compréhension.

Les textes présentés ci-dessus sont sous la responsabilité de leur auteur. Ils sont quasiment le fruit brut qui a été cueilli en fin de séance... sans filet !
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