SAMEDI 25 Avril 2020
de 14h00 à 19h00

dans le cadre du cycle
"Vives incitations - année 2"

Animation : Régis MOULU

Thème : Risquer, risquer, risquer

On a tous nos limites. Mais comme il se trouve que l'audace est au-delà de notre zone de confort, sous le prétexte pratique de l'expérimentation, nous allons devoir explorer, avec force, ce qui nous est étrange, étranger, inconnu, inquiétant... Créer, n'est-il pas plus manifeste face à l'impossible ? Fond et forme vont donc être ouverts à notre imagination « précurseuse ». Lançons-nous alors sur ce terrain vierge, et soyons résolument des inventeurs.

Remarque : au-delà de la contrainte formelle (thème), le sujet suivant a été énoncé en début de séance, à savoir : un homme et deux femmes, dont l'une est évanouie évoquent leur passé sur un canot qui dérive en plein milieu de l'océan. Avant d'embarquer, ils ne se connaissaient pas. Chacun est en fuite.

Pour stimuler et renforcer l'écriture et les idées de chacun, un support présentant notamment le "degré zéro de l'écriture" et "l'écriture disloquée" a été distribué en ouverture de session.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ci-après quelques textes produits durant la séance, notamment (dans l'ordre):


- "Au fil de l'eau" de Christiane FAURIE

- "Déferlante" de Marie-Odile GUIGNON

- "Pacifiques limbes" de Solange NOYE

- "Risques et périls" d'Angeline LAUNAY

- "Croit-on au destin ?" de Nadine CHEVALLIER

- "Exodus" de Janine BURGAT

- "Le bal des sirènes" de Caroline DALMASSO

- "Les trois crânes transis" de Régis MOULU

 

 

"Au fil de l'eau" de Christiane FAURIE


Pas choisi de m’embarquer sur cette galère.
J’y suis, ballottée par les paquets de mer, et l’autre évanouie au fonds du canot. Au moins elle regagnera l’autre rive sans effort, sans tracas, flottante, immatérielle.
Tandis que moi, le froid me pénètre. L’Homme à l’avant du bateau, sa grande blouse blanche donne à son corps efflanqué un air de spectre ?
Gelé il parait, pas concerné, ailleurs. Ne me voit pas. Seulement tourné vers l’horizon.
Je me débats, je risque la noyade à chaque vague.
Je veux l’appeler à l’aide, il n’entend pas. Je suis si petite, insignifiante, dérangeante, pas rassurante, peu valorisante, on ne m’attend pas.
L’embarcation est fragile, une boîte en carton dans laquelle je séjourne.
Et lui, à quoi sert-il ? Et elle, l’endormie, a-t-elle materné un jour ?
Facile pour elle de détourner son attention. Elle ne m’attendait pas bien sûr.
Mais on peut collaborer quand même, s’épauler ?
Lui, il a l’air fort mais à quoi ça lui sert ?
Rester calme, ne rien laisser paraitre. Laisser voguer le canot au gré du vent.
Mais trop long le voyage. Quelle destination m’est offerte ?
Vivre avec ces deux fantômes sans langage, les yeux éteints.
Cette musique emplit ma tête : « Une jolie fleur dans une peau de vache, une jolie vache déguisée en fleur »
J’ai choqué jadis en laissant fleurir ces paroles dans ma bouche d’enfant. Pourquoi retenir ce refrain ?
Je grandis sans trop de raison de vivre. Le sol est mouvant, l’air saturé, le soleil dessèche mes lèvres.
Hier encore je posais ma joue sur le sein synthétique de la drag-queen au cabaret. C’était si bon. Je veux rester à jamais imprégnée de ce moelleux gourmand.
Elle, ses seins ne paraissent pas gorgés de bon lait chaud.
Lui, il marche résolument dans ses prés assaillis d’herbe grasse où ses vaches paissent paisiblement.
Il est loin. Il siffle son chien, sort son casse-croûte et le dévore.
J’ai faim, j’ai soif, j’ai peur, je ne sais pas crier. J’ai accepté.
Le voyage est sans fin. Il faut que j’atteigne la barre. Diriger, mettre le cap, prendre la main. Ne pas accepter la destinée, l’immuable, se battre.
Trop petite, trop peu douée mais une impérieuse envie de vivre héritée dont ne sait où.
Mais pas douée pour le bonheur, ou alors arraché à la roche à grands coups d’ongles.
Apprendre vite, observer, se passer de l’essentiel pour survivre. Il ne m’aidera qu’à ce prix, je le sais.
Je ré apprends à marcher seule, à me tenir droite malgré le tangage.
Je déchiffre les mots non-dits. Je m’efface un certain temps. Le temps qu’il leur faut pour me compter comme un membre à part entière de la cellule.
Elle s’éveille enfin. Me regarde « tu es rentrée. Tu marches droit. Je suis fière de toi »
Lui m’accepte à l’avant du canot. Nous contemplons ensemble l’horizon, côte à côte mais pas main dans la main.
Je m’en contente. Que faire d’autre. Ne compter que sur soi-même pour s’intégrer, rechercher l’objet du litige, la pièce manquante du puzzle pour avoir droit au bonheur.
Le secret des origines bien gardé et infusé de génération en génération.
Parvenus sur la terre ferme, lui disparait. On n’entendra plus jamais parler de lui ; il a trouvé sa voie.
Il est loin dorénavant et on ne s’est pas parlé. Il n’a pas eu le temps sans doute.
Et elle, il a fallu l’aider à regagner la rive, se hisser hors du bateau sur un sol incertain, des chemins arides.
Sur cette voie parsemée d’embûches, on aperçoit un semblant de vie au loin.
Nos pas sont peu assurés mais il s’agit de se côtoyer en bonne intelligence.
Elle ne veut rien savoir de notre traversée. Le passé commun ne l’intéresse pas. Seul le sien elle l’étreint en refusant de le jeter par-dessus bord.
Ce sera un gouffre entre nous à jamais comblé.
Trop de fichiers ouverts. Soixante mille pensées dans une journée disent les neuroscientifiques.
Le PC a buggé. Il faut ré écrire le texte non enregistré, nommer les fichiers « la vie »
Toutes les secondes une nouvelle opportunité.
Il s’agit de s’entraîner à reprogrammer.

J’ai bien appris à remarcher. Tout est possible.



"Déferlante" de Marie-Odile GUIGNON


Un lieu insolite mouvant
Des couleurs froides bleu, vert, noir
L'espace tout autour vaste sans fin
Dedans lui elle elle
Sont en dedans d'eux
Partir en oubliant sauf ses bagages
Qui êtes vous me demande t-il
Je suis celle qui regarde un autre mur
L'horizon. Hier est dans la terre
mon sac s'alourdissant de contraintes passées déchire mon bien-être
Enfin les sourires de complaisance s'effacent car je m'éloigne...
Lui dit
matériellement la réussite me sied longuement
Le succès l'amour l'argent le tout va bien
puis la réalité advient
l'enfermement professionnel chez soi
Fausse solitude l'évasion en avant...
Je regarde l'autre évanouie je caresse son visage...
lui aussi
Des joues veloutées ha, elle ouvre les yeux
elle gémit se redresse son regard s'anime elle fouille l'environnement
elle parle, dit, je suis épuisée vous voulez savoir pourquoi ?
La perte de soi, des siens, des proches, enfin le burn-out...
Roulis et tangage en les bousculant de crainte les impressionnent.
Ce ne fut pas mieux avant cet échappement
Partir pour oublier en reconstruisant une autre aventure.
Je pense à voix haute mon passé me colle à la peau...
Non je l'aime au fond de moi, il me pèse, il est beau
je cherche un ailleurs et vous ?
Lui pleure d'émotion en montrant ses doigts de pianiste informatique
Un bruit de fort clapotis submergeant nos perceptions assaille l'ambiance
provoquant un repli dans nos sois intérieurs.
Le vent se lève, l'instabilité des communications enfle.
Elle subitement rit aux éclats puis s'écrie « nouveau départ part part part... »
Le voyage, le changement, le déconditionnement,
commençant par la connaissance du vécu.
La formulation devant témoins facilite la réconciliation.
S'embarquer n'est pas une mince affaire, expression de connaisseurs ;
dois-je les ignorer puisque...
Seule l'expérience de l'emprisonnement oblige le face à face miroir.
Quelle plaisir d'être avec deux inconnues, évoque-t-il,
vais-je choisir dans cette galère avant que le lointain s'approche...
Navigation vers l'avenir...
Elle, l'art la danse la comédie le drame les jeux la scène le plateau la rue le désert la forêt.
Expérience belle ahurissante étourdissante le vertige chute catharsis.
Je vide mon sac en étalant mes... Non pas tous mes secrets, même dans un même lieu,
même dans l'intimité qui s'insinue dans les proximités des vivants.
Chaque présence réchauffe mais ne calme pas les tempêtes les plus minimes, doute.
En racontant je touche lui elle moi.
La triangulation a du bon.
Virer par dessus bord. Les éliminer. Les noyer.
La loi du harcèlement, Haïr et détruire. Éliminer les concurrents.
Les rivalités se trucidant avec fracas.
Partager un destin dit elle, vivre pour exister ailleurs que dans l'hostilité.
Lui se déshabille le soleil jette le jaune et le rouge de ses feux.
Il se tait maintenant.
Le silence couvre les forces de la nature submergeant les énergies
Les confidences s'en vont à vau l'eau.
En divaguant...
La nudité de rigueur... Jamais totale, jamais complètement...
Le corps,
vêtement que nul ne peut retirer, même dans le crépuscule naissant...




"Pacifiques limbes" de Solange NOYE


Pour accéder au texte, dans l'esprit "texte du Net", cliquer sur cette icône :

 

 

"Risques et périls" d'Angeline LAUNAY


Est-ce qu’elle est morte ?
Bien sûr que non.
Comment le savez-vous ?
Je le sais, c’est tout. Vous allez bien voir quand elle se réveillera…
Vous êtes médecin ?
En quelque sorte.
Et que soignez-vous ?
Des blessures existentielles.
Vous voulez dire… celles que l’existence nous inflige ?
Vous avez deviné.
Ca tombe, je suis, tel Sébastien, lardé de flèches.
Vous avez pris des coups, nous en avons tous pris.
Les miens sont très anciens. Tenez, quand j’étais petit, j’avais un ami – enfin ami si on veut ! – Un peu avant Noël, je lui ai montré les cadeaux que mes parents avaient cachés dans la cave. Il a été le rapporter à mes parents. Ce Noël-là, je n’ai reçu aucun jouet ! Vous ne pouvez pas imaginer ce que cela m’a fait. Je n’ai tout d’abord pas compris. Et puis j’ai fini par en vouloir à la terre entière, aux amis, aux parents. J’avais perdu confiance en moi et en les autres.
Ah, confiance… avec le fiancé. Y a-t-il eu dans votre famille quelqu’un qui a rompu ses fiançailles ?
Alors là, oui, ma grand-mère… Ses parents l’ont empêchée d’épouser celui qu’elle aimait et avec qui elle était fiancée.
Vous avez à votre tour perdu l’amour, comme votre grand-mère. L’histoire se répète pour nous faire ouvrir les yeux.
Si j’ouvre les yeux, en ce moment, je n’en mène pas large. Vous êtes là à me parler de ma grand-mère… Je ne vous connais pas et nous sommes en danger au milieu de nulle part. Vous avouerez qu’il y a de quoi perdre confiance !
Tout est histoire de confiance. Tenez, moi par exemple, je n’ai jamais été fiancée et, lorsque j’étais enfant, je n’avais pas grande confiance en moi. Je préférais être privée de récré plutôt que de me confronter à mes petites camarades. Il m’en a fallu des lustres pour débusquer le pot aux roses.
Et c’était quoi le pot aux roses ?
L’absence de fiancé.
Tenez, elle se réveille…
Je vous l’avais dit.
Qui peut-elle bien être ?
Et vous, qui êtes-vous ?
Difficile à dire mais ce qui est sûr, c’est que je ne sais pas où je suis ni où je vais.
Vous n’êtes pas le seul.
Nous sommes au moins trois.
La 3ème – Où suis-je ? 
Lui – Justement, on n’en sait rien. Puis-je savoir votre prénom ?
La 3ème – J…dy.
Lui – Jodie comme Foster ou Judy comme Garland ?
La 3ème – Comme Foster.
Lui – OK Jodie, comment vous sentez-vous ?
Jodie – Mal, ça se voit, non ?
Lui – Moi, c’est Lancelot.
La 1ère – Du lac ?
Lui – Vous voulez dire… de l’océan.
La 1ère – Évidemment ! Moi, c’est Leila, ça veut dire « fille de la nuit ».
Jodie – Aidez-moi à m’asseoir.
Lui – Voilà, c’est mieux ?
Jodie – Si on veut, merci ? De quoi parliez-vous ?
Leila – De notre enfance.
Jodie – Je n’en ai pas tellement eu.
Lui – Tout le monde a eu une enfance.
Jodie – Pas moi, d’ailleurs je ne m’en souviens pas.
Leila – De quoi ne vous souvenez-vous pas ?
Jodie – C’est la question la plus dingue qu’on m’ait jamais posée !
Leila – Eh bien je vous la pose…
Jodie – Je ne sais pas quoi répondre à ça.
Leila – Le passé, c’est comme un fer à repasser, si on le jette dans les eaux de la Mer Morte, il vous rebondit en pleine figure !
Lui – Et ça fait très mal !
Leila – Qu’est-ce qui vous a fait mal, Jodie, dans votre enfance ?
Jodie – Si je le savais, je vous le dirais.
Leila – Et aujourd’hui, que fuyez-vous ?
Jodie – Moi-même.
Lui – Ca alors, moi aussi !
Leila – Tous des fuyards ! Moi je fuis les hommes et même les femmes.
Lui – Sauf que vous ne pouvez ni me fuir ni fuir Jodie. Et pour un médecin des blessures existentielles, c’est un comble de fuir ses semblables !
Leila – Ca vaut la peine de ramer à contre-courant.
Lui – Si c’est vous qui le dites…
Jodie – Je meurs de peur.
       (Un silence…)
Leila – Laissez-moi vous raconter une histoire… C’est une femme et un homme qui s’aiment depuis plus de vingt ans. L’homme perd sa mère et décide de revenir vivre dans le village de sa jeunesse. Elle tombe malade et, pendant un an au moins, ils restent ensemble par nécessité. Au bout du compte, leurs liens se sont desserrés. Elle ne veut pas vivre dans le village de son mari. Elle veut partir, abandonner l’homme qu’elle aime encore, leur appartement qui donne sur la mer et son travail. Elle ira vivre chez sa tante, à 2000 kms de là. Elle redevient comme une petite fille, sans rien dans les mains ni dans les poches. Mais elle a entendu une voix intérieure presque inaudible au départ et qui est devenue de plus en plus distincte avec le temps. Elle a cru mourir mais par quel miracle ses forces vives ont-elles repris le dessus ? Parce qu’elle sait maintenant quoi faire et où aller.
Jodie – Je pense – je ne sais pas pourquoi – à une chanson que je chantais quand j’étais petite… « Endormez-moi cette enfant – Jusqu’à l’âge de quinze ans – Quinze ans se passent – Faudra la marier – Dans une chambre – Pleine d’amandes – Un casse-noix pour les casser – Des p’tites dents pour les croquer. »
Lui – Salut la petite fille !
Jodie – Qu’est-ce que je ne donnerais pas pour une paire de chaussettes !
Lui – Et moi pour un steak frites !
Jodie – Et toi, quel est ton vœu, Leila ?
Leila – Je ne sais pas trop. C’est à la fois confus et précis, comme un rêve.
Lui – Nous vivons plutôt un cauchemar. On va peut-être tous mourir.
Leila – Parfois je m’accroche à un rêve.
Jodie – Quelle drôle d’idée !
Leila – Ce qui est drôle c’est que je me répète souvent : c’est-à-dire… à savoir… plus exactement… Je crois que c’est ça qui me tire d’affaire.
Lui – Je me souviens de mon premier jour d’école. Je traînais des pieds sur le chemin et, en même temps, j’étais fou de curiosité et d’inquiétude. J’avais peur et je me sentais joyeux. J’ai ressenti la même chose plus tard dans « le tonneau de la mort »… Le risque zéro n’existe pas.
Jodie – Ca tangue, le vent se lève.
Leila – Je connais une chanson de marins… « Des fois l’un d’nous tombe dans la mer – Comme dans une grande gueule affamée. » Et tout le monde répète : « C’est-y pas vrai ? C’est-y pas vrai ? »
Lui- Ca, c’est fait pour nous rassurer !
Jodie – J’aperçois la côte à travers la brume…
Lui – Mon premier amour, je ne l’ai pas oublié.
Leila – J’attends une lettre qui n’est pas arrivée.
Jodie – C’est comme moi, un de mes collègues n’a pas répondu à mon appel.
Lui – Je vais risquer de devenir celui que je voudrais être.
Leila – Je vais faire comme si…

Jodie – Je crois que je vais jeter un œil et piquer un cent mètres !

 


"Croit-on au destin ?" de Nadine CHEVALLIER


De l’eau des vagues un horizon flou ciel et mer confondus
je rêve je flotte dans un néant mouvant et gris
combien de temps
je suis ici le canot tangue doucement

Je nage. Je réussis à grimper dans ce canot, providence apparue entre les épaves flottantes.

l’homme s’est agrippé au rebord faisant pencher l’embarcation
que tout bascule comme j’ai eu peur
j’ai fermé les yeux
mal de mer tout vacille s’agite se calme
il a crié
Regardez il y a quelqu’un

tirer cette femme de l’eau lourde et molle
aidez-moi vous seriez contente qu’on le fasse pour vous
je l’aide je tire les bras flasques et mouillés la femme tombe lourdement au fond du canot est-elle vivante elle gît sur le dos elle semble respirer
je ne veux plus la toucher l’homme semble l’ausculter l’installe confortablement semble plein d’égard pour elle

vous la connaissez
non et vous
non

du temps passe qui saurait dire combien le soleil est monté dans le ciel seule certitude j’ai soif

j’ai soif
moi aussi
qu’est-ce qu’on va faire
On attend les secours. Il faut tenir le coup. C’est tout ce qu’il y a à faire brusque-t-il
moi dans un hoquet combien de temps
certitude de sa part un jour une semaine on tiendra c’est tout ça fait plus de quarante ans que je tiens pas question que je finisse ici
finir, mourir serait-ce si grave
si vous avez l’intention de mourir, pourquoi êtes-vous sur ce radeau
jetez-vous à l’eau allez tout de suite
l’homme immense soudain me montre la mer d’un index menaçant
alors, on recule
il ricane
électrochoc je me rends compte que je ne veux pas mourir pas encore pas ici

je souris
je m’appelle Bérénice
enchanté je suis Bastien nous voila ensemble dans cette galère.

il n’est pas beau le nez en patate les oreilles en chou-fleur la bedaine en citrouille les cheveux plaqués en glaçage sur son crâne le costume taché de croûtes de sel séchées
il faut vraiment que j’ai faim pour le décrire ainsi
je ne vaux guère mieux sans doute pourquoi m’en soucier

je suis perdue j’ai murmuré mais il a entendu

lui pratique nous ne sommes pas perdus nous sommes dans l’océan atlantique aux larges des Açores les coordonnées GPS du paquebot ont été envoyées par satellite avant le naufrage nous allons être secourus.
vous avez l’air bien sur de vous
oui

questionnement de ma part croyez-vous qu’il y ait d’autres survivants
calcul de la sienne sans doute, il y avait beaucoup de canots de sauvetage
doute pour moi pourquoi on ne les voit pas
hésitation pour lui sur mer les distances … je ne suis pas marin alors …
curiosité de ma part vous faites quoi dans la vraie vie
silence chez lui oh moi
ouverture chez moi moi je suis professeur de mathématiques enfin j’étais car j’ai décidé de changer de vie c’est réussi là tout de suite

intérêt chez lui pourquoi disiez-vous être perdue
moi tête baissée je ne sais plus où je suis ni où j’en suis dans ma vie c’est ça être perdue quelle importance à présent nous sommes dans cette galère comme vous dites et complètement à la merci du monde extérieur dont nous ne connaissons plus la marche se soucie-t-on vraiment de nous
levant les yeux vers lui rapidement oh je suis de nouveau geignarde désolée c’est mon grand problème voir tout en noir

« Il va falloir changer, là ! Je ne vous supporterai pas comme ça, je vous le dis. La copine là au fond est bien plus sympa.»

moi énervée j’ai dit que j’étais désolée c’est bon non vous êtes bien brutal
lui réaliste c’est vrai la brutalité ça me connaît

je resserre mes bras autour de mes genoux accroupie que je suis au fond de ce canot comme pour me protéger de cette violence admise

lui rassure n’ayez pas peur je ne fais de mal qu‘à mes ennemis et vous n’en faites pas partie
pour le moment

Il me fait peur malgré tout et soudain j’ai envie que la femme là se réveille
A deux nous ferions face si besoin
Face à quoi ? Voilà que je pense encore négatif. Il est hargneux c’est sur mais il a installé la femme avec beaucoup d’attention, ce n‘est pas un monstre.
Je me calme.
- Je ne veux pas être votre ennemie. Nous devons faire face ensemble, pas besoin de dispute. Vous me faites voir l’important de la vie, c’est une vraie leçon.

Je suis surpris, je la trouve touchante cette femme menue, pour ne pas dire maigre, avec ses longs cheveux plaqués en queues de rat autour de son visage pâle. Je ne vais rien lui raconter de ma vie, rien de tel pour lui faire vraiment peur.
Après tous ces meurtres, après l’accident de montgolfière, après la découverte du cadavre, profitant de cette croisière j’ai finalement pris le parti de fuir Saint Kléber des Étangs.
Et flop, glouglou…

L’autre femme là est est plus costaude, un vrai physique de sportive.
Croit-on au destin ?
Moi, l’assassin, tout m’a amené ici.
Peut-être juste pour sauver cette femme ?

 


"Exodus" de Janine BURGAT


Et vous, Monsieur notre sauveur, vous faisiez quoi avant ?
Il avance le torse et tire sur ses rames d'un coup sec. Ses bras bleuissent.
- J'étais canotier.
- Dans le tourisme alors ?
- Dans le tourisme, c'est ça.
Ils sont marrants tous. Faut absolument qu'ils soient dans un secteur, dans une case, dans une colonne. Bref, classés, rangés, répertoriés.
Mon maître c'est un mesuré, pas très bavard, mais affable, pas volubile. Mais depuis qu'elles sont montées dans son canot, l'une portant quasiment l'autre, je le sens troublé.
Moi, elles ne me troublent pas du tout. J'ai l'habitude de voir du monde sur le canot ces dernières années. Ça parlait toutes les langues. J'arrivais pas à suivre et lui non plus.
Le soir quand on se racontait notre journée, on était bien d'accord. Ça tournait plus rond.
Lui il tient la barre, moi, d'aplomb sur mon postérieur, bien posé, à la proue, assis sur la banquette de bois, mes yeux verts bien fixes, je regarde passer le monde en humant la marée qui remonte le fleuve avec le clapotis des vagues comme orchestre.
Et où on va aujourd'hui? Ça seuls les dieux le savent. Leur Dieu et le mien celui des chats.
L'essentiel c'est d'aller. D'ordinaire le temps lui est compté à mon maître. Faire des traversées d'une rive à l'autre. Mais depuis hier c'est le grand bain. Le grand bleu à perte de vue. Mon maître à pris le large avec deux passagère à bord, au petit matin, des "encore libres". Quelle aventure ! Je m'en lèche les babines d'avance.
- Et vous ?
- J'étais dans la finance.
À ses fringues, pourtant fripées on se doute bien qu'elle ne nettoyait pas les chiottes à la Bourse. Tailleur en lin beige, veste pantalon, sale, froissé, preuves qu'elle a traversé les derniers jours de ce monde dans le chaos et le bouleversement ambiant. Un de ses talons est fendu, l'autre cassé. Si elle se relève de son banc elle va boiter. Elle finira pieds nus comme tout le monde.
Quant à l'autre, elle est affalée au fond du canot. Elle dort. Elle porte encore sa blouse en vichy bleu, pleine de boue et des gants de ménage troués. On voit des ongles vernis écailles qui dépassent. Elle a encore un masque déchiré qui lui pendouille sous le menton. Une loque. Toutes les deux dans leur habit de travail. C'est fou comme l'habit trahit le moine dans leur monde. Nous on est à poils, poils de différentes couleurs mais le poil c'est le poil. Un poil c'est tout. Le poil fait le chat. Persan, siamois, de gouttière, européen ou abyssin, aucun de nous n'est né noble. On est tous de poils à poils.
La ménagère, elle, se repose. Les mains gantées, croisées sur sa poitrine. Un peu comme le soldat mort dans les poèmes de mon maître. Une poitrine laitière. Je crois que mon maître aime bien les poitrines un peu laitières. C'est son coté bon enfant.
Une passagère nourrit aux pâtes, au bas de l'échelle, l'autre sur le dernier barreau tout en haut, nourrit aux légumes bios. Faut de tout pour faire un monde. Enfin dans le monde d'avant car depuis quelques jours, hors de notre canot à rames et à moteur, le monde a coulé à pic.
Je bénis mon maître et son canot.
Beaucoup ont été enfermés mais pas nous. Mon maître n'aurait pas supporté. Trop libre, pas assez mouton. L'autre soir quand il a entendu les nouvelles dans son petit transistor il s'est tourné vers moi.
- Exodus, qu'il m'a dit gravement, on va se barrer. Pas question qu'ils nous attrapent. L'océan est large, le firmament est grand. Ils ont laissé quelques poissons dans l'océan on fera avec. Eau douce la nuit récupérée. Fais une dernière maraude à terre et sois là au lever du jour. On risque le tout pour le tout quand ça se gâte. Question de survie.
- Et cette dame, demande mon maître, vous l'avez trouvée où ?
- C'est une longue histoire. Quand j'ai compris qu'ils allaient tous nous enfermer, j'ai ressenti, comment dire, comme un vide. Un immense vide. Un sentiment inconnu, intense, imprévisible.
Partir, n'importe où mais partir. Avant qu'ils lâchent les drones' les hélicos, les chiens. Et j'ai suivi les berges du fleuve. Sans rien, comme j'étais. Seule, mais libre, enfin libre.
Elle a un temps d'arrêt.
Moi je pense à son portable, tout son attirail de battante, oui fallait qu'elle ait la trouille pour sûr !
- Ma compagne, elle, fuyait sa roulotte, son camping. Elle en pouvait plus. Elle n'avait pas l'air atteinte comme les autres. Alors on a parlé un peu en marchant. Elle était lassé, plus lasse d'avant que de marcher avec moi. Elle a tout laissé derrière elle. Pour la première fois je crois. Elle n'a pensé qu'à elle, c'est bête mais simple au fond. On a réussi à traverser les marais salants. Personne. Bizarrement. Et puis on a vu le grand bleu, les plages au loin et votre canot dans les roseaux. Depuis hier tous les "encore libres" sont traqués, enfermés, confinés. Un nouveau genre de torture.
Je peux vous poser une question ?
Mon maître rame mais je perçois un malaise. Le bruit de l'eau est moins harmonieux, les rames moins régulières.
- Allez y.
- Pourquoi nous ?
- J'ai un petit transistor dans la cabine. Passerait sûrement quelqu'un de chassé. J'attendais le lever du soleil et si un passager se présentait alors... Seul ou en petit comité l'espace est pas grand chez moi.
IL se tourne vers moi.
- hein Exodus ?
Je plisse un peu plus mes yeux fendus.
- Vous étiez les seules et les premières. Le hasard, le mektoub, le karma. Quand tous les électrons sont lâchés dans le désordre qui n'est plus le leur habituel, on prend ce qui vient, comme à la pêche
On ne choisit pas. Faire pour un ce qu'on ne peut faire pour tous. Je suppose que dans la finance tout est dans des colonnes, sous chiffres. Moi je vis dans mon canot. Je pêche, je traverse, je transporte, je fais visiter parfois, il y a de moins en moins à visiter d'ailleurs, le monde à déjà tout vu ou presque. Le soir je tire mon matelas, j'écoute les poules d'eau, les éperviers, il n'y a pas plus de grenouille à écouter.
Maintenant on a appareille pour l'invisible, l'irréversible, l'inconnu, en petit comité entre inconnus. Mais dans l'adversité doit-on se connaitre ? c'est la loterie, le sel de la vie. Enfin c'était...parce que maintenant au point où en est arrivé le monde, faut risquer, risquer. Respirez-moi donc cet air frais ...
Le silence est assourdissant. Chacun se tait. Derrière nous je vois la ligne d'horizon qui vibre dans le soleil en s'éloignant.
Alors je ferme les yeux. Je fais mon yoga de chat. Ça me détend moi qui ne suis pas tendu du tout. Faut bien faire quelque chose.
- Et votre chat?
- lui c'est ma météo, mon confident, mon conseiller, un confesseur muet. Il est parfait. C'est un chat d'eau. C'est rare un chat qui se plaît sur l'eau. Enfin l'eau douce parce que l'eau salée ça va être une surprise. Hein Exodus ?
De mon yoga, j'acquiesce.
- On va où ? Demande la finance.
- Là où ils ne sont pas, ceux qui y croient encore et ceux qui n'y croient plus. Là où nous allons...
J'ai l'impression qu'il n'a plus de mot pour finir ses phrases.
Peut être il n'a pas de mot pour dire où nous allons, tout simplement.
Ça existe un monde qui n'a pas de mot pour dire son propre nom ?

Dans ce monde là, où nous emmène mon maître, un monde sans borne, sans rien, j'aimerais tout de même qu'il y ait quelques chats, n'importe lesquels, sans chat le monde serait d'un morne...

 


"Le bal des sirènes" de Caroline DALMASSO


Je m’appelle Flipper, je suis dauphin, gardien de la planète si vous préférez. Les petits sont arrivés et, dès à présent, le banc peut regagner les glaces. La route est longue mais notre sentiment de liberté et la joie d’être qui nous sommes sont toujours aussi intenses.
Sentiments décuplés par le plaisir de voir nos derniers nés découvrir le monde et, de la surface aux abysses, à grands coups de queue, nous les accompagnons dans leurs jeux.
Avec eux nous plongeons, ondulons, glissons, sautons, tournons, virons, filons et… rencontrons un bateau.
Attention! Danger! Je pars en éclaireur. Pas de bruit sourd, pas de puanteur, pas de filet, pas de prison… Où est le piège?
Ca m’a l’air bien calme là dedans. Serait-ce le calme avant la tempête? Non, on ne me la fait pas, pas à moi, vieux briscard des shows aquatiques qui a su gagner sa liberté aux nombres d’étoiles comptées dans les yeux des enfants des monstres. Ces monstres là, je
les connais bien. Ils sont plus redoutables que tous les krakens ou Moby Dick du monde.
Non, ça c’est autre chose… Ce n’est pas un pilleur des mers, c’est une coquille de noix.
Serais-je un crapaud que j’y trouverais Poucette endormie.
Ca, c’est une anomalie…

- AAAH!
- Mais, ne criez donc pas comme ça Monsieur!
- Pardon, c’est une habitude. Mais, n’avez vous donc rien entendu? Un bruissement?
Ressenti un léger tangage?
- Et bien non, je n’ai rien vu.
- Il ne s’agit pas d’avoir vu quelque chose Mademoiselle, mais d’avoir entendu ou ressenti.
- Vous ne comprenez pas, c’est à cause de mon arc-en-ciel, il est dans ma tête. Je suis violoniste… Entre autre…
- En effet, je ne comprends pas un traitre mot de ce que vous me dites, c’est complètement incohérent, je dois être en train de rêver. Vous êtes dans mon rêve, avec cette dame, là, qui dort au fond de la barque et que je ne connais pas plus que vous d’ailleurs. Barque qui se trouve être sur un plan d’eau au milieu de nulle part. Ce que vous me racontez, ainsi que ce que je perçois de mes 5 sens, constituent vraisemblablement le contenu manifeste de mon rêve auquel correspond un contenu latent transformé par mon inconscient et que je vais probablement devoir aller décoder, à mon réveil, chez mon psychanalyste, qui me prend fort cher d’ailleurs. Mais que voulez vous, il faut bien donner de soi pour trouver du sens à sa fichue vie et se rapprocher de sa vérité. Un pas de côté, un de plus vers son sinthome, adieu symptôme. Mais croyez moi Mademoiselle, ce rêve, tout étrange qu’il puisse paraître, est tout bonnement reposant en comparaison de ma réalité.
- Cher Monsieur, je pense sincèrement que c’est vous qui êtes dans mon rêve et après avoir écouter votre « blablabla », j’ai la sombre impression qu’il vire au cauchemar.
Vivement que cette dame se réveille, je me sentirais moins seule.
- Que savez-vous de cette personne? Si nous sommes dans un cauchemar, cette femme est peut être une dangereuse psychopathe!
- Impossible! Avez-vous remarqué ses baskets? Elles sont roses, à paillettes, les lacets visiblement en crins de licorne magique et, fiez vous à moi, elles n’ont jamais servi à une quelconque randonnée, elles fuient tout évènement sportif autre que le shopping
intensif. Ce sont des chaussures « poudre aux yeux ». Cette femme est ce qu’on appelle une « vraie fille », croyez moi! Je sais de quoi je parle, je collectionne les sacs!
A part une éventuelle crise d’hystérie à son réveil, nous n’avons pas grand chose à craindre de cette personne. En revanche, cela monte à deux le nombre de protagonistes hurlants potentiels au moindre mouvement suspect de cette embarcation.
- Je suis désolé mais crier est dans ma nature. Je vis dans un monde excessivement oppressant où le silence est si assourdissant qu’il se transforme en mélopée lancinante et se déchaîne en un rythme tribal et barbare jusqu’à atteindre une transe mortifère. Les repères spatio-temporels se disloquent, la perception visuelle s’altère au point que le monde épouse les mouvements ondulatoires d’une valse trépidante transformant le réel en des lignes sinueuses et tromboscopiques, à moins que cela ne soit l’inverse.
L’univers se colore de rouge écarlate rappelant les pulsations intimes chargées d’hémoglobine battant aux tempes jusqu’à la folie. Le seul moyen trouvé pour survivre à la terreur indicible est le vomissement du cri originel.
- Et bien, c’est sympa chez vous! Ca donne presqu’envie d’y passer des vacances. LOL!
Rassurez moi, c’est loin d’ici?
- Fin XIXème, Expressionnisme norvégien. Je suis un rejeton d’Edvard Munch. Le mal aimé, je pense.
- Comment en êtes vous arrivés là?
- Oh, liens karmiques, transgénérationnels, je présume. Mon père nous a transmis à moi et mes frères ses propres angoisses existentielles. Nous nous débrouillons avec depuis.
C’est peut-être la raison de ma présence ici: pour échapper à ces liens d’attachement
toxiques qui m’empêchent d’être, je me suis enfui du tableau.
- Tout ceci est terrible, car en ma compagnie, Monsieur, vous n’êtes pas du tout à l’abri du danger! Sachez que je suis moi-même en fuite. Je suis poursuivie par un archet à la
crinière soigneusement tressée qui souhaite ardemment que je colore à nouveau les mélodies du monde. Oui, toujours cette histoire d’arc-en-ciel… Toujours est il que fermement décidé à ce que je reprenne ma carrière de violoniste malgré mon petit doigt enroué; en fait mon archet s’ennuyait ferme dans sa boîte; il a dérobé un tromblon ainsi
que mon propre moulin à poivre et m’a menacée de me transformer en grenouille. C’est intolérable, car sachez, Monsieur, que je suis également une princesse et, en tant que telle, mon arc-en-ciel illumine non seulement les sons de jolies couleurs mais saupoudre également ma vie et celle des autres de merveilleuses paillettes. J’ai d’ailleurs dû rencontrer notre non sportive endormie quelque part, un magasin de chaussures probablement. Pour survivre à la pustuleuse transformation, J’ai dû quitté précipitamment mes épices adorées et mon laboratoire d’expériences fabuleuses. Oui, car sachez qu’en plus d’être violoniste et princesse je suis aussi gourmande, mon plus bel accomplissement, et heureuse en sus. Prenez garde d’ailleurs c’est contagieux.
- Et bien, avec la belle aux baskets à paillettes dormantes nous formons un singulier équipage à bord de ce canot. Ou cela va t’il donc nous mener?
- Ayez confiance mon ami, ne voyez vous pas? Le soleil nous offre son rayon vert, c’est une invitation au bal.



"Les trois crânes transis" de Régis MOULU, animateur de l'atelier



situation de départ


Comme un film en noir et blanc,
comme un moment de suspense.
Au milieu d'un drame qui flotte en haute mer.
Trois vies tragiques à la dérive.
Le moteur de leur fuite, c'est leur passé horrible.
Et ce clapotis qui fouette toujours leur mental.
La proue du petit bateau fend inexorablement l'acier fondu.
Jeu de miroir infini qui se brise, se reforme, éclate parfois en de nombreux graviers adamantins.
Nul poisson dans l'air corrosif, asséchant.
Encore pétri par la précipitation vécue lors de l'embarquement, l'homme a oublié d'ôter son Borsalino.
Son costume est très beau, terriblement cintré… et de plus en plus abattu par l'humidité qui macèrera tout sur son passage.
Amanda est apeurée, comme recluse sur son banc de galérienne.
Le gracile esquif est nettement chahuté, et encore, le vent prépare son poing.
Et toujours cette autre femme évanouie, comme on partirait dans un rêve promettant une vie meilleure.
Déjà la terre derrière eux n'est plus qu'une tâche bistre que les vapeurs souveraines font danser.
Yves jette son pistolet comme on donnerait à manger à une bouche de squale qui engloutit tout,
et ça l'a d'un seul coup mis dans un corps de polochon.
Une sargasse du fond des âges impose à présent son odeur, avec l'impudence de tout reprendre, de tout repeindre.

Fuir était l'objectif, avoir réussi à fuir est maintenant une réalité concrète, mortelle.
Mais s'échapper vers où ?

« Oh, il y aura bien une rive quelque part, derrière l'usure du temps » se dit Amanda, la médaille de baptême serrée dans sa main que l'inquiétude a rendue translucide, comme givrée.
L'espoir ouvre son office, permet d'envisager tout formulaire, exaucerait bien toute supplique.

L'immensité de l'eau, bien que dissimulant sa masse gloutonne, s'ingénie à tout remettre à plat.
Ici, nul autre horizon qu'une ligne,
nord-sud-est-ouest, partout la radicalité d'une droite, le désert du sommaire.
Si Sheila s'est évanouie, c'est bien parce qu'un effroi indicible lui est tombé dessus, comme un rocher nous emporte sur son passage après s'être décroché subitement de son piton fendu,
terrassée, elle fut, au point où l'image qu'elle donne maintenant à voir semble vieillie, impossible à recréer dans un studio de photographe.

Et le clapotis qui continue son ouvrage avec la régularité d'une machine à laver, d'une machine à tuer.

Se réveille-t-on un jour, même lorsqu'on se réveille ?

L'eau pique désormais son fard bleu outremer, la fin de journée lâche ses loups de mer.
Le moteur proclame quelques dératés, une inquiétude parce que supplémentaire, bien relative.
Un nuage en tête de mort équarrie est pile au dessus du canot.
La visibilité est mauvaise, équivoque, comme si une sorcière s'amusait à balancer de généreuses poignées de sel, constamment.
Sheila vibre de manière imperceptible, presque réelle, et retrouve ses formes tel un boyau qu'on boursouffle laborieusement.
Yves a alors jeté un regard, puis une phrase, puis un sourire, puis sa main à Amanda qui reste néanmoins rivée à sa planchette, dérisoire façon d'exorciser les vagues indomptables et sourdes.
Elle était, il y a encore quatre heures, une belle femme dont la fraîcheur des désirs dépliait harmonieusement la silhouette.
« Allons-y ! » râla-t-elle, dans l'idiotie du désespoir qui lui fit reprendre appui sur ses talons aiguilles,
ses escarpins vernis rendraient folles plus d'une lolita.
Peut-être « lave » serait devenue la mer qui assemble un noir impénétrable et une brillance avide de lumière.
Cette frêle espérance de « chose au loin » prit en quelques minutes les traits d'une caisse de polystyrène à la dérive.
Ici, tout remet son heur aux courants marins, ces majestueuses énergies enfantées par le mystère.
Yves révèle qu'il a tiré sur son associé d'affaires et qu'il regrette surtout d'être parti trop vite, il ne sait s'il est occis, de toute façon ce fut une journée entière sous l'égide de l'impulsion.
Sheila, désormais gonflée à bloc, ravissait au royaume de la discrétion son apparence piquée de haillons tout en brandissant une miche de pain,
laquelle avait, fortuitement et jusqu'à maintenant, servi de coussin pour son dos affalé,
« je ne peux la partager, désolée, encore désolée, oui j'ai le ventre qui m'aspire ! »,

au loin, des sternes jaillissant comme s'ils avaient toujours été à l'affût d'un mirage de miettes, finirent par disparaître dans la blessure  du jour agonisant, ce fut étrange.

Confidences après confidences en ressortit qu'Amanda fuyait un bellâtre dingue d'elle,
les sentiments, quand ils distillent leur tourbillon, deviennent des géants qui nous tourmentent, la pauvre femme n'en avait été que trop mâchée.

Quand le bruit de l'eau, seul, règne, il se révèle en vacarme que la nuit malicieusement amplifiera, encore et encore.

La peur tisse ses filets, resserre son périmètre.
Sheila tremble : « le froid » pense-t-elle.

C'est vrai que le vent passe sa rivière de glaçons sur les trois corps délaissés.

Un pique-nique au milieu de l'herbe tendre, au moment où l'on sort camembert et tartelettes aux fraises rallume le cerveau d'Yves et réquisitionne son sourire de battant, l'espace d'une hallucination,
refaire sa vie sur une île féconde où tout le strict nécessaire crècherait dans un village entouré de voluptés et d'abondances point dans les trois crânes transis,
les autochtones seraient gentils, accueillants, disponibles, comme imprimés sur du coton,
en sus, d'improbables cheptels seraient à tour de rôle affectueux et mangeables,
bref, la saveur de l'hospitalité ne manquerait pas de formes ni de formules,
et, au final, les sourires réécriraient tout visage échoué, tout esprit empesé.
Un gang d'éclaboussures en délégation d'une magnifique vague remet l'étau de la réalité en marche
alors même que la pauvre mendiante achevait la dévoration de son pain volé à la hâte, après quelques rondes d'hésitation, comme si la salive est un acide qu'il faut très régulièrement éponger par quelques victuailles à défaut d'être diluée dans du vin facile d'accès.

Certes l'esquif avait dû parcourir bien des kilomètres lorsqu'il fallut constater, la gorge sèche, que son moteur avait rejoint l'armée austère des sourds et muets.

Où étaient-ils, hormis perdus sur le papier mité d'une carte abstraite ?

Et c'est dans des moments comme ceux-là que les yeux sortent leurs dernières longues-vues.
Les espoirs s'habillent alors en illusions au sein de spectacles de plus en plus étendus.

En la matière, Amanda s'enraye.
Et, à l'intérieur du rose velours de sa chair, les émotions sont des gymnastes, trapézistes, fâcheux équilibristes et femmes-canon…

Sa trachée s'en retrouve comme raccourcie.

Il y a deux essoreuses à salade à la place de ses poumons.

Un monde l'habite.
La congédie.

Ainsi sort-on aussi de l'histoire.

Les textes présentés ci-dessus sont sous la responsabilité de leur auteur. Ils sont quasiment le fruit brut qui a été cueilli en fin de séance... sans filet !
Retour page Atelier d'écriture