Séance du

SAMEDI 6 Novembre 2004,

de 10h à 18h

  Animation : Régis MOULU.

Auteurs invités : Henri Gruvman & Alberto Lombardo

Thème : Sur le site des ruines du Parc de l'Abbaye

 

(reste visible le pilier de l’Abbatiale), dans le vieux St-Maur et en partant d'une symbolique de la pierre (document fourni), faire dialoguer le bonheur et la mémoire.

 

Ci-après quelques textes produits durant la séance, notamment (dans l'ordre):

- "Règlement de compte" d'Alberto LOMBARDO

- "L'arbre et le pilier" d'Henri GRUVMAN

- "Le caillou et le pilier", fable de Janine NOWAK

- "Séance" de Bernadette BEHAVA

- "Le pilier" de Jacqueline DRAY

- "Jeux à deux" de Patricia NATHAN

- "Ruine, bruine" de Françoise MORILLON

- "Le pilier de la foi" d'Angeline LAUNAY

- "L'espoir par capillarité" de Régis MOULU

 

"Règlement de compte" d'Alberto LOMBARDO, auteur invité

Elle : Je suis apparue.

Lui : Tu n'aurais pas dû.

Elle : Je te suis apparue.

Lui : Je ne t'ai pas vue.

Elle : Je suis surgie de nulle part - ce sont tes mots - comme expulsée d'un faisceau de brume glacée, figée. Je t'ai plu sur-le-champ ?

Lui : J'étais abasourdi.

Elle : Fasciné.

Lui : Cette forme dressée, érectile, dure, vers laquelle tu avançais… J'avais honte pour toi.

Elle : C'était vers toi. Je ne voyais que toi.

Lui : Cette matière comme du plâtre, ça s'effrite. De la merde. Ça ne sent rien. C'est mortel, comme les rides d'amertume sur ta peau ravagée, les veines violacées, boursouflées de tes mains décharnées.

Elle : Ça c'est maintenant. Tu mélanges. À l'époque j'étais pleine, lisse et tendre.

Lui : Je mélange ?

Elle : D'avant tu ne te souviens pas ?

Lui : Je voudrais tellement me débarrasser de toi, ce poids de toi… Il me semble qu''il est là depuis toujours. Avant, maintenant, pas de différence. Comment ai-je pu me leurrer à ce point ? Comment ai-je pu imaginer qu''une union, qu''une entente serait possible ?… Non ! Cela ne me ressemble pas. Tu as dû user d'un stratagème, d'une ingéniosité démoniaque pour m'attirer dans tes rets.

Elle : Tu as baisé mes mains au moment même où j'ai touché la pierre.

Lui : Une ruine.

Elle : Tu les as baisées, comme un amant son seul amour.

Lui : Cela ne se peut.

Elle : Cela s'est fait. Tu mas dit : " Votre rencontre va ruiner ma vie. "

Lui : Je ne me suis pas trompé !

Elle : Mais tu l'as dit comme un espoir, comme une volonté d'être fouillé, captivé, ruiné, comme un unique désir.

Lui : J'étais à ce point si aveuglé !?… Ensorcelé !

Elle : En tout cas, tu n'étais pas muet.

Lui : J'étais ivre.

Elle : Tu étais amoureux.

Lui : Si vite, si tôt, d'un monstre ?

Elle : Je t'ai foudroyé dès la première seconde. Je te suis apparue comme un miracle. Tu étais en pleine guerre avec toi, je t'ai sauvé. Tu m'as appelée, je suis venue. Tu m'as appelé ton salut, ta rédemption.

Lui : Mensonges ! Avec toi jamais je n'ai été heureux.

Elle : Tu as oublié.

Lui : Tu m'as dépouillé de mes éclats, tu m'as détourné de ma voie, tu m'as vidé de ma fécondité, tu m'as anéanti.

Elle : Ça c'est après, tu ne pouvais pas savoir. Nous ne pouvions pas savoir.

Lui : Tu es si laide.

Elle : J'étais si belle.

Lui : Je ne m'en souviens pas.

Elle : Fais un effort.

Lui : Je ne devrais pas.

Elle : Ce sont les ans qui se sont abattus sur moi.

Lui : Et pas sur moi ?

Elle : Tu as eu plus de chance.

Lui : Tu es encore plus laide que cet amas pierreux.

Elle : Nous avons été si heureux.

Lui : Je ne puis l'imaginer.

Elle : Ce premier instant a rempli mon existence d'un bonheur infrangible.

Lui : Il n'y a pas de premier instant. C'est ton visage effrayant toujours qui s'acharne à me suivre.

Elle : Fais un effort.

Lui : Tu t'es jetée sur moi !

Elle : Plaît-il ?

Lui : C'est ça. Moi, contre la pierre, cette pierre, collé à elle, désespéré de vivre, tout prêt à m'engouffrer ; et toi, surgissant, rugissante.

Elle : Tu exagères, j'étais si douce.

Lui : Pourquoi es-tu devenue si rebutante ?

Elle : Je n'ai pas su me délivrer de cette pierre, de cet instant dans ton regard. Je me suis complu, composée, puis décomposée, dans cet instant. J'ai mariné sur place toute ma vie. Et l'on vieillit plus mal quand on vieillit sur place.

Lui : C'est rien de le dire. C'est terrible. J'aurais dû m'en aller.

Elle : Tu es parti.

Lui : Je devrais m'en aller.

Elle : Tu ne peux plus. Émile, tu ne peux pas, comprends-moi, tu n'es plus là. C'était si humiliant pour moi, tout ce dégoût dans ton regard, dans tes silences, ton vit flasque imposé depuis tant d'années… Je suis une femme. Tu sais ce que c'est. Pardonne-moi !… Mais tu n'as pas souffert, ça je peux l'attester. Dis- moi que je t'ai plu lorsque je suis apparue ? … Oui, je t'ai plu ! Je m'en souviens comme si c'était hier.

 

"Le pilier et l'arbre" d'Henri GRUVMAN, auteur invité

Dans le parc de l'abbatiale de St Maur des Fossés par une mélancolique journée d'automne

Le Pilier : Tu ne m'impressionnes pas ! Tu entends... tu ne m'impressionnes pas, pas du tout... mais alors vraiment pas ! (silence) T'as rien à dire? Tu as choisi le silence ! Tu crois que ton silence va m'impressionner ? Qu'est-ce que je dis ton silence ! Mais rien... rien en toi ne m'impressionne... t'as compris... rien !

L'Arbre : Toi non plus.

Le Pilier : Quoi ton non plus !

L'Arbre : Tu ne m'impressionnes pas!

Le Pilier : Mais moi mon vieux je ne cherche pas du tout ... à t'impressionner... c'est pas comme toi.

L'Arbre : Quoi moi ?

Le Pilier : Quoi moi ! Quoi moi ! Toi, tu cherches à m'impressionner, voilà ! C'est ça notre différence !

L'Arbre : Sûrement .

Le Pilier : Alors pourquoi tu te tiens devant moi depuis des années...qu'est-ce que je dis ? Des dizaines d'années... plus... je ne sais plus, je ne sais pas... à t'agiter, à frissonner, à me couvrir ... à te pencher sur moi... condescendant... du haut de ta grandeur... ta grandeur, tu parles ! Ta toute petite grandeur , oui ! Alors pourquoi ? Pourquoi ?

L'Arbre: Pourquoi quoi?

Le Pilier : Pourquoi tu te penches tout le temps comme ça sur moi ? hein ?

L'Arbre: Pourquoi je me penche sur toi ?

Le Pilier : Oui pourquoi ? Il n'y pas que moi ici !Tu pourrais te pencher sur les haies, sur d'autres arbres... sur... non c'est sur moi qu'il a décidé de se pencher... le grand benêt ! Et en plus, en automne, comme maintenant, tu me balances tes feuilles ! Garde tes feuilles, j'en veux pas ! Penche-toi sur quelqu'un d'autre... ne t'interpose pas entre le ciel et moi ... garde tes distances ...tu ne m'intéresses pas !

L'Arbre : Ah! bon.

Le Pilier : Ah ! bon. Ah ! bon... retenez-moi ! AH! Si je pouvais... mais je ne peux pas.

L'Arbre : Et non tu ne peux pas !

Le Pilier : Si je pouvais bouger et changer de paysage ! Mais non ! Il faut que je reste là, inerte, à voir ce grand benêt... s'agiter, fleurir, se gonfler, pépier, s'épanouir, bourgeonner... saloperie de printemps ! Heureusement que de temps en temps ... il s'amaigrit, il devient fluet, riquiqui... il perd ses feuilles le grand benêt ... ses feuilles qu'il m'envoie dans la gueule ... l'insolent... et puis ... il devient tout squelettique... le petit imbécile... tout freluquet, il grelotte... Ah! Ah! Ah! Quelle jouissance de le voir tout nu et ridicule ! Ah ! Quelle jouissance ! Ah ! Oui. Mais après... ça recommence ... il repart de plus belle... je la connais ta chanson... c'est toujours la même et elle me tape sur les nerfs... ta chanson! Ah! si je pouvais...

L'Arbre : Et non tu ne peux pas !

Le Pilier : C'est pas bête comme un âne qu'on devrait dire mais bête comme un arbre ! Regardez-le, regardez-le... il est tout ... tout content de lui, de ce qui dit ! Il en frissonne d'aise... il est là à frissonner ... à s'agiter. Toute son attitude vise à ça !

L'Arbre : A quoi ?

Le Pilier : A m'impressionner

L'Arbre : AH bon !

Le Pilier : AH bon ! Ah bon ! Cette façon laconique de...! Cette façon insupportable d'être planté devant moi comme ça ... qu'est-ce que je dis planté ..."enraciné" comme ça ! Toujours comme ça à me narguer...comme ça à se pencher !

L'Arbre : Oui comme ça .

Le Pilier : Cette façon de s'agiter... Cette façon révoltante, obscène de s'agiter, de frissonner... de...

L'Arbre : Tu te répètes !

Le Pilier : De gigoter ! Toutes ces façons de faire et d'être visent à ça ...

L'Arbre : A quoi ?

Le Pilier : A m'impressionner !

L'Arbre : Ah! Oui... à t'impressionner . Et alors ...ça t'impressionne?

Le Pilier : Pas du tout, mais alors pas du tout !

L'Arbre : Bon, ben tant mieux ! ça me rassure ... je ne voudrais pas t'impressionner . J'ai d'autres buts dans la vie , tu sais ...

Le Pilier : Ecoutez-le, non mais écoutez-le ! Quels buts ? Hein ? Sinon celui-là précisément de m'impressionner ! Qu'est-ce que je dis de m'impressionner, de m'écraser oui !

L'Arbre : T'écraser !

Le Pilier : Qu'est-ce que tu as à me dire ? Dis-le... si tu as quelque chose à me dire c'est le moment ... dis-le !

L'Arbre : Mais rien .. . rien à te dire.

Le Pilier : Tu veux me dire que tu es aussi solide que moi ...c'est ça! Et même plus ! Car toi tu peux te permettre de... t'agiter, de frissonner...

L'Arbre : ça recommence!

Le Pilier : Alors que moi ... empierré de la tête aux pieds, pilier qui ne soutient plus rien, sinon ses souvenirs, son ennui et sa nostalgie... moi qui suis parfaitement et désespérément et affreusement et totalement... inerte.

L'Arbre : Inerte oui.

Le Pilier : Allez vas-y... vas-y !.. Fous toi de moi ! Joue-moi ta danse de St Gui ! Incline-toi, balance -toi, tressaille de partout, chante . Chante ton éternel refrain, tralalère tralala, je suis là ... bisque, bisque... j'y serais toujours... c'est pas demain que j'y serais plus ... tralalère tralala , je me balance , je frissonne, c'est pas comme toi,hein ? C'est pas comme toi INERTE... c'est comme ça... moi je vis

L'Arbre : Oui comme ça !

Le Pilier : Comme ça ! Devant moi ... toujours . Toujours à me narguer avec tes murmures, tes étreintes avec le ciel, avec le vent, avec le soleil avec je ne sais quoi !

L'Arbre : Oui toujours.

Le Pilier : Ah ! si un bon coup de foudre pouvait te foutre par terre et me débarrasser de ta bêtise , de ta prétention ... et arrête de te pencher sur moi ... j'en peux plus !

L'Arbre : Pauvre vieux ... il débloque

Le Pilier : Ah ! Si je pouvais, si je pouvais me débloquer ! Te foutre un bon coup de tête dans le tronc, te casser en deux ... Dieu que ce serait bon.

L'Arbre : Pauvre vieux.... décidément l'automne ne te réussit pas ! Et le printemps c'est encore pire ! Tu radotes, tu radotes mon vieux... je devine ce qui va suivre.

Le Pilier : Ah! Oui quoi ?

L'Arbre : L'histoire... c'est le tour de l'histoire, n'est-ce pas ? Moi monsieur J'ai connu l'évêque machin , l'abbé truc, pas vrai ?

Le Pilier : Parfaitement, exactement... J'ai connu l'abbé Pierre de Chevry, Moi monsieur !

L'Arbre : Tu m'impressionnes !

Le Pilier : Pierre de Chevry le premier abbé mitré de St Maur des Fossés.

L'Arbre : Mitré ! Mitré ! Mité Oui. Mon pauvre vieux , t'es vieux ... et comme tous les vieux tu radotes, tu radotes ton histoire qui n'intéresse que toi ... t'es dans le passé... Alors que moi mon p'tit vieux... le moindre souffle d'air me fait frissonner... moi je vis comme tu l'as dit ! Moi, mon vieux, les oiseaux me parlent... les oiseaux se balancent et chantent sur mes branches et se font l'amour... tu sais ce que c'est que l'amour ?

Le Pilier : L'amour ? C'est l'alliance de la terre et du ciel, du passé et de l'avenir...

L'Arbre : Non c'est le présent !

Le Pilier : L'amour c'est l'alliance du profane et du sacré... moi mon p'tit jeune j'ai vu passer le poète Jean Du Bellay ! Il s'est appuyé sur moi. Il a posé sa belle main de poète sur moi. Il s'est adossé à ma solidité et m'a murmuré des poèmes. Et c'est pas tout mon p'tit jeune... le grand Rabelais m'a embrassé ! Il a posé ses lèvres gourmandes sur moi . Il a inoculé dans ma calcaire existence des rires... des mots, des cris et des histoires... j'ai même entendu les soupirs de Catherine de Médicis... les imprécations de Catherine de Médicis ! Tu te rends compte ! Catherine de Médicis ! C'est quand même mieux que tes oiseaux ! Tu les entends ces rires, ces soupirs et ces imprécations ? Tu les entends ?

L'Arbre : Excuse ! Mille excuses, j'entends rien ... rien de rien .

Le Pilier : J'ai même inspiré, tiens-toi bien...

L'Arbre : Oui... je me tiens !

Le Pilier : J'ai même inspiré...

L'Arbre : Oui...

Le Pilier : J'ai même inspiré...

L'Arbre : Ah! Bon vraiment ! Inspiré j'aurais pas cru !...

Le Pilier : J'ai même inspiré...

L'Arbre : Inspiré ! Est-ce que j'ai bien entendu ?

Le Pilier : Oui je l'ai inspiré !..

L'Arbre : Tu ne pouvais pas me le dire plus tôt ? J'ai du mal à te croire ! Tu aurais inspiré...

Le Pilier : Oui je l'ai inspiré....

L'Arbre : Incroyable ! Je suis impressionné... Alors tu as inspiré ?

Le Pilier : Quo Vadis

L'Arbre : Pardon

Le Pilier : J'ai inspiré Quo Vadis ; enfin l'auteur de Quo Vadis. Il s'approchait de moi, il tournait autour de moi, il me fixait , j'en étais gêné... il se détournait brusquement et il repartait ; puis il revenait brusquement et...

L'Arbre: Oui .

Le Pilier : Il écrivait.

L'Arbre : Il écrivait !

Le Pilier : Il écrivait :"Quo Vadis " ! Impressionnant, non ?

L'Arbre: Il faut absolument que j'aille me pencher ailleurs !

Le Pilier : Et c'est pas tout , si tu me regardes bien tu peux voir flotter autour de moi les phrases de Boileau, de La Rochefoucault, de Dumas... D'Hugo...

L'Arbre : Arrêtez-le, la cour est pleine ! Moi je ne vois qu'un pauvre pilier délabré, une ruine de pilier, sur lequel parfois, un oiseau se pose, reste un court instant et comme il s'emmerde sur cette ruine historique, sur ta prétentieuse immobilité, et comme il ne lit pas les panneaux qui te racontent et te célèbrent , il s'envole. Et où va-t-il cet oiseau ? Il vient sur moi. Il se pose sur ma branche accueillante, livrée au vent, au parfum et à la chaleur du soleil, au changement de saison, et sur moi , avec moi, il chante , il gazouille . Il chante l'oiseau sur ma branche-tremplin ! Il chante sur ma branche accordée à sa volubilité. Il chante tandis que sur toi, il chie. C'est toute notre différence.

Le Pilier : La différence c'est que moi, je défie le temps, je traverse les siècles, j'inspire les chants, je perpétue les mémoires... c'est l'homme qui m'a fait, toi c'est la nature.

L'Arbre : L'homme qui m'a fait ! Tu parles d'un privilège ! La nature c'est la vraie grandeur.

Le Pilier : L'homme est la mesure de toutes choses.

L'Arbre : La nature

Le Pilier : L'homme

L'Arbre : Ah ! Tu me fatigues, tu me déprimes ! Tu me donnes envie de pleurer, de pleurer sur ta pauvre existence de ruine abandonnée.

Le Pilier : De ruine glorieuse

L'Arbre : Pauvre ruine rêvant de son glorieux passé ! Rêvant de son église abbatiale ... tu vois j'ai bien retenu la leçon . C'est comme ça que ça s'appelle ?

Le Pilier : Oui une église abbatiale de 86 m de long rebâtie en 1280 et sous moi une crypte romane... et aussi mes célèbres reliques de St Maur qui guérissent la goutte et l'épilepsie...

L'Arbre : Il va nous resservir le discours du guide... un guide qui régulièrement, quand les rares visiteurs sont partis, m'arrose de son urine ... Je connais ta litanie... ton éternel radotage, tes reliques et tout le reste... (long silence) Au fond tu m'attendris !.. Parfois comme maintenant, je te regarde et je te plains. Je devine ta grandeur passée. Je comprends ta tristesse et même ton énervement à me voir à chaque moment me transformer, alors que toi ... bon passons... Je verse sur toi mes pleurs de feuilles. Je pleure. Je t'envoie mes feuilles. Tu sais cher voisin, je t' envoie mes feuilles, non pas pour te les jeter à la figure comme tu crois, mais comme de petits messages volants et apaisants, des messages de consolation. Voilà. C'est dit.

Le Pilier : C'est gentil ! Tu m'envoies des feuilles comme des messages ! Cher voisin, ça m'est arrivé de le penser. Parfois une de tes feuilles se pose délicatement sur moi et c'est comme si elle me disait : "T'en fais pas , je suis là, je ne t'oublie pas . Tu ne peux pas bouger, tu es comme un infirme, mais moi je viens vers toi... je (Le) t'effleure, je te caresse... je te dis que le monde existe, et que tu existes toujours pour le monde. Que tout n'est pas fini ; qu'on peut encore s'intéresser à toi. Alors tu vas rire mais j'ai l'impression que je m'arrache du sol. C'est comme si j'avais des jambes et je me promène dans le parc ; mieux je visite l'église, sa nef, ses clochers du 11ième et 12ième siècle, ses chapelles rayonnantes ...

L'Arbre : Confidence pour confidence, moi aussi , figure-toi les jours de grand vent, je me sens des jambes de gazelle, surtout quand le cheval d'à côté hennit... je frissonne comme tu dis , je frissonne de partout je me cabre moi aussi , je m'arc-boute et parfois le grand saut se produit. Je me déracine, je m'arrache du sol et je me paie une grande ballade jusqu'à la marne

Le Pilier : Jusqu'à la marne ! .. c'est marrant je ne t'y ai jamais rencontré !

L'Arbre : Tu y vas toi aussi ! Curieux en effet ! Moi ça se passe les jours de très grand vent et souvent à la pleine lune .

Le Pilier : AH! C'est pour ça ! Moi c'est en automne, quand tout est calme, mélancolique et apaisé. Alors je me désincruste, je me sors de la terre et je promène dans l'église des anciens temps. C'est culturel.

L'Arbre : Ben moi ça se fait avec les éléments, et c'est naturel .

Le Pilier : Culture quand tu nous tiens !.. ou plutôt quand tu ne nous tiens plus !..

L'Arbre : Nature quand tu nous tiens... ou plutôt quand tu ne nous tiens plus... non plus !

Fin.

 

"Le caillou et le pilier", fable de Janine NOWAK

Le pilier (avec amertume): Ah, que ne suis-je une colonne au chapiteau ionien, dorien ou corinthien ! Que ne suis-je dressé au sommet d'un site grec somptueux, célèbre et baigné de soleil ! Les poètes me célèbreraient. Je serais le héros d'un quatrain aussi beau que celui avec le hiatus !

Le caillou (intrigué) : C'est quoi un hiatus ?

Le pilier : Un hiatus ? C'est un problème de phonétique. C'est la rencontre de deux voyelles sonores. Tu veux un exemple ? Ecoute la poésie : " Le temple est en ruine au haut du promontoire (au haut : il est là le hiatus) Et la mort a mêlé dans ce fauve terrain Les déesses de marbre et les héros d'airain Dont l'herbe solitaire ensevelit la gloire. " Etc., etc. Ces sublimes alexandrins sont de José Maria de Heredia, poète quelque peu oublié de nos jours.

Le caillou : Tu me parais bien nostalgique, Pilier.

Le pilier : Nostalgique ? Non… Non, mais je suis un peu las d'attendre. Attendre je ne sais quoi au juste. Le temps passe et plus rien ne se passe. Alors je rêve, je pense et j'essaie de me souvenir. Je ne suis plus qu''un vieux pilier solitaire en pierre calcaire, vestige oublié, englué dans la routine de la vie. J'ai tout vu, tout entendu, sans jamais bouger. J'ai toujours veillé à ce que chaque détail reste ancré au plus profond de moi et ainsi, cette discipline que je me suis imposée a aiguisé mes pensées et mon esprit d'analyse. Mesurer les changements survenus me permet un retour vers le passé glorieux. L'époque actuelle, que l'on qualifie de moderne, ne m'apporte aucune satisfaction. Peux-tu me dire à quoi je sers et quelle est mon existence aujourd'hui ?

Le caillou : Heu … Ben … Faire joli. Oui, c'est cela : décorer un coin de parc.

Le pilier : Et voilà. Faire joli. Il a fallu qu''il le dise : faire joli. Insulte suprême. Je suis donc un inutile.

Le caillou : Allez, tu noircis tout. Tu te calomnies.

Le pilier : Pas du tout. J'insiste : je ne sers plus à rien. Voilà le drame. Oh, une fois par an, à l'occasion des " Journées du Patrimoine " comme ils disent, quelques désoeuvrés tournent autour de moi ; des enfants essaient de me monter dessus ; des chiens lèvent la patte sur moi. Amère destinée. Alors que moi, par le passé, je figurais sur la scène de l'Histoire ! En ai-je vu défiler des guerriers, des monarques, des religieux, des conspirateurs, des révolutionnaires, des musiciens, des érudits que j'écoutais avec passion. Ce sont eux qui m'ont fait découvrir la Grèce antique et les fascinantes beautés du monde. Leur éloquence bouleversait ma vie. Ah, quelles émotions j'ai connues… Pourquoi dit-on un cœur de pierre ? Mais la pierre a aussi une âme, un cœur ! Tout comme les humains, j'éprouve le besoin de commémorer le passé. Chaque être, chaque animal chaque objet a son histoire. Toi-même, humble caillou, d'où viens-tu ? J'aimerais connaître ton parcours.

Le caillou : Moi je suis petit, sans gloire, mais j'ai vu du pays.

Le pilier (avec ironie) : Oh, je pense bien ! Tu as dû au moins traverser tout le square !

Le caillou : Ne sois pas si dédaigneux Pilier. Tu rêvais tout à l'heure de grands espaces, de soleil éclatant, de contrées prestigieuses. Moi, j'ai connu tout cela. Je viens d'une lointaine montagne que l'on nomme Himalaya.

Le pilier : Hima…la…ya ?

Le caillou : Ah, tu n'en n'a jamais entendu parler ? Hé bien, c'est la plus haute montagne du monde. J'ai vécu tout en haut pendant des millions d'années. Et puis, à la faveur d'une avalanche, j'ai roulé jusqu''à sa base où enfin, sans neige pour me masquer le décor, j'ai pu découvrir la richesse du paysage qui m'entourait et apprécier la tiédeur d'un sol réchauffé par le soleil. Un cheval passait par là. Il m'a emporté, coincé sous un de ses sabots arrières. J'ai parcouru ainsi des milliers de Km. avant d'être projeté dans une rivière. J'ai encore fait beaucoup de chemin, chahuté par les flots. Ensuite ? Dans un bateau (à fond de cale, c'était tristounet), puis dans un sac de blé, un coffre et mille autres péripéties. Et pour finir, dans la poche d'un garnement qui essayait de tuer des oiseaux avec une fronde. C'est ainsi que j'ai échoué dans ce parc. Joli parcours, très chaotique. Et je souhaite ne pas m'arrêter en si bon chemin, car j'aime la vie, j'aime bouger. Le plaisir pour moi, c'est la route, le mouvement, ne pas savoir de quoi sera fait demain.

Le pilier : Arrête ! Ta joie me fait du mal. Je ne peux partager ton enthousiasme pour cette vie d'errance. Je suis un solitaire, moi, figé dans un sol boueux envahi d'herbes folles. Mon seul talent c'est ma mémoire. Je suis en quelque sorte le symbole du souvenir.

Le caillou : Tout à fait. Tu ressembles à un doigt dressé vers le ciel, qui indiquerait la route de l'éternité. La culture, la connaissance, quoi de plus beau ? C'est immortel. Tu sais que je t'envie un peu, Pilier.

Le pilier : Tu n'es pas sérieux Caillou !

Le caillou : Mon mode de vie me convient bien et je sais l'apprécier. Je suis un modeste sans grandes ambitions ; joyeux drille, je semble personnifier la joie de vivre. Mais qui n'est jamais totalement heureux de son sort ? On a tous le regret de n'être que ce qu''on est. Alors, sans toutefois tomber dans la satisfaction béate du Ravi de la crèche, autant accepter sa vie avec le sourire.

Le pilier : Tu es un sage, Caillou.

La petite fille : Maman, Maman ! Regarde le beau caillou ! Je vais le ramasser pour jouer à la marelle.

Le pilier : Me revoici seul. Son départ me chagrine. Je ne l'aurais jamais cru. Adieu petit caillou. Tu avais plus de bon sens que bien des grands de ce monde.

 

"Séance" de Bernadette BEHAVA

- Nous allons tenter une expérience. Laissez-vous aller, reposez-vous, fermez les yeux. Là.Là… Etes-vous bien ? Vous allez imaginer une maison…Votre maison. Ou plutôt, la maison de vos rêves. Dites - moi ce qui vous vient à l'esprit.

- Je vois une vieille maison. Très vieille.Quasiment à l'abandon. Au milieu d'herbes folles.

- Très bien. Vous allez aller jusqu''à elle. Vous êtes sur le seuil. Vous entrez. Y êtes - vous ?

- Oui.

- Que voyez-vous ?

- Il fait sombre, très sombre. La pièce. Ancienne, noire, éclairée par le feu. Un beau feu, sec, clair, pétillant. Il claque de toutes ses forces.

- Oui.

- Une impression de havre, de paix. Je suis arrivée quelque part. Je tends mes mains, j'ai envie de me lover, sans fin. - Et derrière vous ?

- Non, je ne veux pas regarder en arrière. Il ne fait pas bon de regarder en arrière. J'ai peur.

- Oui ? - Des ombres. Une pièce noire, délabrée. Des portes ouvertes, dans le fond, sur le terrible. - Continuez.

- La maison est hostile, délabrée. En ruine. Je ne veux pas la visiter. Je veux rester près du feu.

- Oui ? - - J'ai peur. Tout est écroulé.Je risque de tomber à chaque pas. Ca sent le moisi, la pourriture, l'angoisse et la sueur.

- Oui ?

- Il me semble entendre des voix.

- Des voix.

- Des voix ?

- Indistinctes. " Et comme si rien ne s'était passé, de grands lustres de cristal se balancent dans le vide. "

- Pardon ?

- Rien, ne faites pas attention. Je ne comprends pas les mots, les voix s'entrecroisent. On dirait…

- Oui ? - Des mélopées. Des sortes d'incantations, de psalmodies.Elles geignent… Elles pleurent. C'est insupportable. O comme c'est insupportable ! - Et dans les autres pièces ?

- Vous me terrifiez. Un danger m'attend. Derrière la porte. Ne m'obligez pas à y entrer.

- Je ne vous oblige à rien

- Je ne veux pas avoir du courage. J'ai peur. Ne m'obligez pas

- Je ne vous oblige à rien.

- Je veux revenir près du feu.

- Revenez près du feu Je voudrais me réchauffer.Arrêter de trembler. Me direz-vous pourquoi tout cela ?

- Oui.

- Dites -moi.

- La maison… votre Moi Intérieur.

- Mon Moi Intérieur ? Que voulez - vous dire ?

- Que pensez -vous de ce que je vous dis ?

- Je vous entends. Un amas de ruines. Ne surtout pas y aller. Il ne fait pas bon de regarder en arrière.

- Oui ?

- Laissez - moi. Cessez de me torturer. Ah, je voudrais la piqûre de l'oubli.

- Ne pleurez pas.Revenez au feu.

- Oui. Qu''est - ce que le feu ?

- Vous voulez le savoir ?

- Oui.

- Vous. Vous aussi. Votre résilience. Appelez-le comme vous voulez. Ce qui vous avez sauvée. Ce qui vous sauve. Ce qui vous nourrit. Ce qui vous illumine dans votre noir.

- La lecture ? L'écriture ? La poésie ?

- Le feu. Votre feu.

- Si vous saviez. Il brûlait tout, toujours. Mes poupées, mes cahiers, mes diplômes. Dans une lessiveuse. Le jour de mon anniversaire. Surtout mes jours anniversaires. Et pourtant, le feu. Lecture. Ecriture. Toujours. Tout le temps.J'ai passé ma vie dans les Gîtes devant le feu. Des heures et des heures. Je sentais le bois, la cendre, des heures après. Seule.Lire, écrire, sans fin, jusqu''à la fin des temps. Epuiser l'impossible oubli. Sans personne. O, surtout sans personne. Mais dites - moi : et le reste de la maison

- Des ruines, vous l'avez dit : votre passé. Inaccessible pour l'instant. Plus tard. A reconstruire. - Vous voulez rire. Tout est mort en moi et autour de moi, vous venez de le dire.

- Je n'ai rien dit. Je vous ai parlé des ruines mais aussi du feu.

- Oh oui. Le feu. Sa brûlure. O me brûler pour effacer la marque

- Oui ?

- La brûlure. Je suis hantée. La nuit je me réveille. Je me vois. Mon corps : carbonisé. Et l'odeur, l'odeur… - Oui. - Des croûtes noires. Purulentes. Des pustules. De la cendre. Ma bouche est ouverte. Le grand cri. AHHHHHHHHHH !

- Je l'entends.

- Non. J'ai froid. Je me couvre. De la paille, de la laine, donnez - moi n'importe quoi. Me recouvrir. Empêchez mes dents de claquer.

- Le feu.

- Oui, le feu. Il m'a tuée. M'a sauvée. Ma force. Lecture- écriture. Sais-je moi-même ce que je suis ? Je devrais être dans ma tombe.

- Pourquoi ce rebond, cette résurgence ?

- Je brûle de faim. J'ai toutes les faims. Insatiable. A jamais. Pour toujours. De regards. De sourires. De larmes aussi.de paroles, surtout de paroles. Rien ne me consolera jamais .Jamais. Votre bonheur : le feu.

- Taisez-vous. Pas de gros mots. Vous ne savez pas. Vous ne savez pas ce que vous dites. Mot tabou. Imprononçable. Interdit. Vous ne devriez pas dire, ah non, vous ne devriez pas !

- Votre bonheur par le feu

- Taisez-vous mais taisez - vous donc ! Pourquoi me torturez-vous ainsi ? Que vous ai-je fait ? Je ne veux pas entendre ce mot. Comme d'autres, d'ailleurs. Je vous en prie. Taisez -vous. Déportée. Ruines.

- Ce qui vous tue vous sauve.Ce qui vous a tué vous sauvera.

- Mais les ruines, dites-moi, les ruines ?

- Elles ne bougeront pas. Mais vous construirez sur elle. A partir d'elles.Grâce à elles.

- Construire ?

- Regardez : une fleur a jailli dans les ruines. Dans un interstice.

- Oui ? - Elle est rouge. Comme le feu.

- Taisez-vous. Pas de gros mots. Pas de clichés. Ah comme je déteste les clichés ! Je vous hais.

- Une fleur. Une simple fleur. Jaillie d'on ne sait d'où. De la pourriture, du moisi, de la flétrissure. Des ruines. D'un pilier. Juste ça : un pilier. Tout ce qui reste. Droit. Bien droit.

- Quel pilier ? Taisez-vous. Je ne veux plus vous entendre ! " Comme la tombe sur les morts mon cœur est lourd La tombe sur les morts close avec de la pierre. Mes yeux veulent toujours regarder en arrière. Qu''ai-je donc égaré le long du temps qui court ? "

- L'espoir.

 

"Le pilier" de Jacqueline DRAY

Des hommes l'ont èlevé….là. Ils ont taillé des pierres, ils ont porté des blocs, un à un. En un plan prévu à l'avance, ils les ont hissés dans un ordonnancement parfait. Leur ciseau en a modelé les cannelures. Sur quoi devisaient-ils ? Sur leurs doigts engourdis par l'hiver ? Sur les bienfaits que leur apporterait leur contribution à cette œuvre ? Ou simplement se taisaient-ils dans l'effort ? Pour eux le temps n'existait pas. Point d'échéance, les mois, les années voyaient imperceptiblement croître l'édifice. A quoi avaient-ils conscience de participer ? Imaginaient-ils que beaucoup plus tard, nous serions là à nous interroger, à scruter la pierre ? A rêver de la splendeur de ce qu'eux et leurs compagnons étaient entrain d'édifier :…..une Abbaye ? A nous étonner de la présence de ce pilier solitaire ? 1280, il flamboyait avec son jumeau, points d'orgue du chœur. Il donne aujourd'hui abri à des graminées, à des trèfles, des mousses verdissent ses surfaces effritées. Arachnéens, des fils accrochent la rosée dans l'air froid, le matin. Le platane seul l'accompagne désormais dans son ascension.

 

"Jeux à deux" de Patricia NATHAN

Tu te souviens ? C'étaient des moments de liberté, d'insouciance, des moments où il n'y avait que toi et moi, des moments où nous n'avions pas même conscience de la guerre, des problèmes des grands.

Notre raison de vivre ? L'attente de se retrouver pour jouer aux billes avec des noyaux d'abricots, s'inventer des histoires de famille avec nos chats, parader, travestis dans de vieux tissus devant la glace.

J'aimais bien m'échapper dans le jardin public ; je me souviens de toi… couché à plat ventre sur le sol, et qui devait compter jusqu'à 50, pendant que je m'éclipsais à pas furtifs : 1, 2, 3, 4 , 5 , 6…

Il y avait mille cachettes dans ce parc boisé, des buissons denses qui pouvaient m'abriter (tu n'aurais jamais pu me trouver…), des petits murets de pierre, des galeries d'arbres mais, ce jour-là, c'était un pilier géant qui m'attirait, me fascinait. Figé, pesant, immobile, il m'imposait une sorte de respect.

Je m'en suis approché pas à pas, prudemment je l'ai entouré de mes bras pour l'approvoiser.

- c'était une drôle de cachette : une cachette évidente, ce n'était pas une vraie cachette…

- Pourtant, tu n'as pu deviner que je me trouvais là, dans cet espace à la fois impudique et secret. Tu as pris beaucoup de temps à me chercher. Tu ne m'as pas trouvé.

- Une éternité ! J'étais comme fou, je hurlais ton nom en courant à travers le parc. Tu n'étais ni derrière les arbres, ni derrière les buissons, encore moins derrière les murets de pierre.

Je me suis même aventuré vers les ruines de l'Abbaye ; j'étais effrayé de t'avoir perdue.

- Moi, je m'étais finalement blottie au creux de ce bloc de pierre, j'ai senti la fragilité de son équilibre, ses saillies, ses creux, ses rondeurs, j'ai recueilli dans mes mains des miettes de poudre de pierre, j'ai écouté son silence énigmatique et je suis devenue invisible.

- Je n'aurais jamais pu imaginer ta présence, j'ai déclaré forfait, ma recherche devait dérisoire.

 

"Ruine, bruine" de Françoise MORILLON

Ruine ! bruine.

Non. Matinée de soleil.

Soleil couvrant ce lieu chargé d'histoire, tu me combles déjà : bonheur, bien-être. Pour l'heure, je ne peux répondre.

Plus je m'éloigne de l'endroit, plus je jubile : je suis brouillée mais je suis bien, je m' accommode de ce flou naturel : arbre géant tu t'élèves devant moi comme un orgueilleux dressé, arbre tu me fascines, beau, grand, droit, pur !

Mes pieds se fondent dans le sol humide inondé par tes feuilles rougies par l'automne : tout prête au recueillement ; c'est charmant, poétique, romantique.

Je m'étonne : gaie ce matin me voilà toute petite, rêveuse, touchée par ta domination ; je me sens comme écrasée par tant de grandeur.

Majestueux arbre ! Et, parallèle à toi ? Une simple pierre de calcaire, belle, grande, droite, haute, pure !

Mes yeux s'émerveillent en découvrant ce spectacle.

Deux perles de vie : Toi le beau platane, Toi, la colonne appartenant au passé se dressant bien vivante à ses côtés tel un phallus exacerbé.

Mais, serais-tu sa doublure ou serait-ce le contraire ? Pierre es-tu la doublure d'un platane abattu et fossilisé par l'histoire ?

Pierre attends-tu l'humain pour te reconstruire, te grandir et rejoindre ton compagnon de bois ?

Pour rivaliser ? Je ne le pense pas.

Et toi, Bel arbre ! …. tu restes muet.

Vous êtes trop purs, harmonieux, équilibrés, vous vivez l'un au côté de l'autre, l'un avec l'autre.

Peut-être es-tu plus fragile, Pierre calcaire ? …….

Ton platane est somptueux, rigoureux, exigeant, protecteur, il te consolide ; il est ta colonne vertébrale ; couple soudé, l'un en l'autre, l'un dans l'autre, jamais l'un sans l'autre….

Fascination, Adoration, Amour. Le temps le montre, l'histoire confirme.

 

"Le pilier de la foi" d'Angeline LAUNAY

Ce cœur… Il continue à me jouer des tours. Quel silence… Je ne me sens pas très bien… Se retrouver ici où j'ai passé toutes ces années… toutes ces années… C'est comme une paix, comme une joie qui ne fait pas surface, un sacrifice librement consenti. Il fait sombre dans ce vaisseau immense, cette architecture que j'ai scrutée jusqu'à en oublier mon ministère, où mon regard s'est souvent égaré malgré moi. Me voilà encore une fois devant le chapiteau à l'arbre de vie où j'imagine que le palmier prend racines sous l'eau des fleuves du paradis.

Ma vie s'est déroulée entre ces murs puissants baignés d'une lumière dorée ; elle a suffi à consoler mes instants les plus ternes, mes angoisses… mais l'angoisse de quoi… On ne mesure jamais assez l'inutilité d'une telle étreinte. Aux heures chancelantes, j'ai comparé ces tourments aux ravages causés par la rage de légions démoniaques. Mais je finissais par puiser à mes propres ressources… D'où me sont-elles venues ? - Je sais… il y a une réponse toute préparée… celle que je me suis faite depuis l'enfance, depuis toujours, si ce petit mot plein de promesses possède une explication… ce mot, " foi "… même si l'évidence du départ a dû se forger sur l'enclume des réalités.

Chaque jour, j'ai pu me poser la même question, répétition qui berce, qui parfois endort, qui perce, martèle et souvent apaise et renforce. Cette interrogation m'a parue cruciale… Voici la " croix ", symbole de la souffrance des hommes, de l'homme, hissé par d'autres hommes vers le ciel afin de s'y élever à jamais.

Que de fois me suis-je demandé pourquoi il me semblait que ma place était ici, dans cette stalle, face à ce pilier du chœur... Devant ce pilier, se sont déroulés mes soliloques. N'aura-t-il pas été le témoin de mon passage sur cette terre, de mes divagations mentales, de mes batailles rangées contre moi-même tandis que mes doigts tournaient sans cesse les pages du livre des Ecritures…

Bien sûr, mes frères m'importent aussi. Certains m'ont paru d'étranges silhouettes immobiles dans le jardin des simples où je les ai parfois rejoints. Un jour, j'ai surpris le frère Teulfe, notre poète. Il souriait, les yeux remplis de larmes. Je me suis dit… " je ne suis donc pas le seul… " - Cette tentation de se croire seul parmi les autres… une sorte de désespoir qui passe à portée de main ! - Je suis reparti, " comme un voleur " dit-on, je dirais… comme un animal perdu en quête de territoire.

Depuis, j'ai surveillé le cloître, préférant m'y promener seul. Il m'arrive d'y siffloter un air, esquisser quelques pas de danse, respirer le thym ou le romarin en riant tout fort. N'importe qui passant par là aurait pensé que j'avais perdu la raison ! Je parle au passé du passé… J'ai conscience de vivre mes derniers instants… Cette douleur intense à la poitrine, tout à l'heure… C'était l'ultime avertissement. Et moi qui croyais que nous ne connaîtrions ni le jour ni l'heure ! Ce doute me sera épargné.

Comment ne pas s'interroger encore une fois sur cet état qui ne se laisse pas cerner, qui relève du miracle et auquel l'homme aspire… le bonheur. Il est comme une feuille qui se décroche de son arbre et vient atterrir à nos pieds. Nous pouvons nous baisser pour la ramasser ou marcher dessus sans y prendre garde. Qu'ai-je fait de cette fragile feuille ?....

Ai-je suffisamment couru dans le vent pour tenter de la rattraper ? Petite feuille, m'as-tu nargué ? T'es-tu posée sur mon épaule à mon insu ? - Voilà que je parle à une feuille invisible ! Ou peut-être est-ce que je m'adresse au bonheur lui-même avant de perdre toute conscience de ce qu'il me fut… Que me fut le bonheur ? Suis-je capable de répondre à cette question ? - Non, et définitivement non ! Notre règle ne nous encourage pas à la prétention. Bonheur, tu resteras la jeune fille que je n'aurai pas aimée… Mais lorsque tu es passé à tes heures, je t'ai reconnu. Tu portais un vêtement chatoyant. J'ai chanté, j'ai pleuré et je me suis enfui pour te regarder en face. Et je t'ai parlé face à face, d'humain à inhumain. Tu m'étais en tous points supérieur. Oui, je crois que tu me narguais ! Cela aussi m'en imposait. Je ne t'avais pas rêvé car tu ne cessais de provoquer mon étonnement, de bousculer mes habitudes, de mettre à l'épreuve ma détermination.

Si mes sens m'abusaient, je dirais que je vais te retrouver… Ou peut-être mes sens ne m'abusent-ils pas… Il fait si sombre. Je n'aperçois plus les voûtes que l'envie m'a passé d'aller explorer une dernière fois. Même, je serais capable de ne rien reconnaître, ni mes frères, ni les saints qui peuplent les tableaux, ni le siècle qui me voit le quitter ce soir.

Il fait doucement soir dans mon esprit. Un peu de force me reste pour parcourir la distance qui me sépare de l'autel. La douleur s'est calmée. Ce vide tout à coup… Il me faut m'appuyer quelque part. Ah, le pilier… Je comprends maintenant… Je n'aurai eu la force que d'aller jusqu'à toi. Tu es mon précieux allié dans la lutte finale. Je ne lutte plus. Je m'appuie à toi, mon complice de toujours… " Toujours ", encore un petit mot toujours plein de promesses… Je glisse. Tu me retiens dans ma chute. Je m'assieds à même le sol. Je m'adosse contre toi. Nous voilà reliés à cette terre qui nous a portés. - Tu transmettras mon ouvrage là-haut, si c'est là-haut, ailleurs si c'est ailleurs, quelque part sans doute… Ah non, pas le doute… Je l'ai tellement combattu !

Me voilà juste assis sur ce noble pavement, sur cette noble terre. J'y ai vu pousser tant de plantes bienfaisantes, croître tant d'âmes qui se sont façonnées à la persévérance. Et cet habit que j'ai endossé tout au long de ma charge… ni usé, ni déchiré, solide comme au premier jour ! Je le porte encore en ce jour, à cette heure, cette seconde…

 

"L'espoir par capillarité" de Régis MOULU, auteur animateur

Scène 1 - Plainte de la mémoire qui se dissout.

La goutte du temps a creusé sa bassine. Recouverte à présent de lamelles d'herbes folles, nous voilà plongés sous les jupes d'un bolet. S'y dresse un pied, son pied. Quel pied ! Un pied de pierre ! Ce qui vient d'être dit se dit depuis des années. Ici nul ne compte plus le nombre de fois que l'horizon a tiré son rideau. Et pourtant, à bien s'y lover, toute personne y entendrait une plainte, un dégorgé d'émotions, rauque comme des cristaux… Pour dire les choses franchement, on est dans le jardin d'un vieux couple qui ne se parle jamais. Le pied, c'est Solange… et un peu plus loin rêve Albert, un platane qui est planté à ses côtés depuis des années.

SOLANGE, la femme-pilier. - Oh, oh, oh, …

car l'essentiel de ses paroles se réitère et se résumerait bien à cela si l'on ne considérait, par exemple, que ses dernières années de plainte. Donc…

SOLANGE, la femme-pilier. - Oh, oh, oh, je suis seule comme un "i" sans son point (insaisissable), je suis seule comme un "i" avec son point tombé, roulé-boulé d'éboulis, j'ai des grosses pellicules qui restent à la surface de l'herbe, je subis le défi des saisosns qui ont raison de mes lignes, "dentelée" je suis, édentée je reste. Que le promeneur qui croise mon destin largue mes amarres, j'ai un axe à jamais désaxé, j'accepte comme personne l'insolence de la mousse, comme si chaque nouveau drame pouvait m'empêcher d'oublier que des stégosaures se soient contre moi frottés le dos au temps où j'étais encore molle, informe, jeune et flottante, comme en apesanteur dans l'ère du temps, des saveurs d'autrefois il n'en reste plus que son clou je veux dire "moi"…

ALBERT l'homme-platane. - Oh, oh, oh, ça suffit ! Ça fait deux cents ans que je te supporte et je t'aurais encore bien supportée si tu ne t'étais mise à parler.

Nous étions entrés dans la…

Scène 2 - L'espoir par capillarité.

SOLANGE, la femme-pilier. - Eh oh, c'est mon droit. Quand tu auras une jupe de calcaire aussi bien plissée que moi, c'est que tu auras l'âge vénérable, celui qui suffirait pour figer quiconque te parle.

ALBERT l'homme-platane. - J'ai le pied vert, ne t'en déplaise. A nommer ce que tu es comme tu le fais, tu ne feras toujours que se crisper qui te voit. Nos invités n'ont de curiosité que pour toi.

SOLANGE, la femme-pilier. - Tu ne m'auras pas, je ne suis pas sensible à ce que tu dis, sans doute parce que j'ai pris l'habitude d'être assourdie par tes silences. Et puis, c'est faux. Ils tournent, ils tournent, on ne sait pour quoi. C'est désespérant, je n'y vois plus que corbeaux, je finirai en perchoir.

ALBERT l'homme-platane. - Solange, Solange, toi qui es plus haute qu''une respiration, toi qui as toujours été une rampe de lancement vers les étoiles, toi qui es la première marche vers le dos de l'azur, toi qui, à chaque fois que tu perds une pierre, permets une avancée du ciel sur la terre, tu m'inspires ! Des étoiles que tu me rends accessibles, j'en fais mes feuilles que je dépose au sol quand il fait froid pour que nos invités et leurs enfants les emploient comme nid, pochoirs, troisième main, patrons d'habit de fée ou intérieur de maracas pour pieds musiciens.

SOLANGE, la femme-pilier. - Albert, stop là maintenant, j'ai une crise de foi, je ne crois pas en ce que tu bruisses. Tes branchages sont tout droit sortis d'un moule à éclairs au moment le moins intense d'une soirée sur électrisée. Tu es dingue, tu te prends pour le thermomètre des humeurs mais la vérité, c'est que je suis mal attifée, ma dentelle est grossière de près avec des accrocs larges comme des pots à crayons, je suis prête à m'endormir au bal des morts-vivants, j'ai déjà froid comme si mon foie se fossilisait, j'ai la mine semblable à un amas d'hématies, je suis difforme comme un vieux chien sans poignée...

Scène 3 - Promesse de blancheur.

ALBERT l'homme-platane. - Prétentieuse, prétentieuse, des milliers de béliers pourraient encore se cogner contre toi que tu n'en tremblerais pas. Tu es un affront lancé aux Dieux sous des airs de modestie plus apparents que réels même si tu es trop réelle, dussé-je jaunir de pertinence ! L'irruption des buissons, c'est toi ! Celle qui s'invente et qui se réinvente comme personne ne s'inviterait, c'est toi ! Celle qui, celle qui, celle qui… bref, tu es de toute beauté. Ton assise est le meilleur passeport qu''il y ait pour se faire admirer ! L'ennui est qu''à force de vouloir t'en convaincre, il ne faudrait plus que tu tardes à y croire plus que moi.

SOLANGE, la femme-pilier. - Je ne suis pas un canon : le viseur à étoile est tronqué. Le temps m'a rendu bûche : je suis fine comme une grosse presse, l'herbe se méfie de moi. Je suis droite comme une imposture, celle d'être restée la seule à rester là… pourquoi oublies-tu que ma clique est partie avec le toit, les bras, le corps et la tête de notre chapelle qui fut allongée ici, autrefois, quand on permettait encore à l'herbe d'être folle.

Fin pour ce millénaire…

Les textes présentés ci-dessus sont sous la responsabilité de leur auteur. Ils sont quasiment le fruit brut qui a été cueilli en fin de séance... sans filet !
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