SAMEDI 21 MAI 2016
de 14h00 à 19h00

dans le cadre du cycle
"Le conseil des Grandes Plumes - année 2"

Animation : Régis MOULU

Thème :

Pour atteindre l'authenticité, il faut quelque chose qui craque (Sartre)

Pour Jean-Paul Sartre, être authentique consiste à choisir le monde (capacité à nommer et à distinguer) et à se choisir sans se réfugier dans le confort de l’être ni succomber à une facile mauvaise foi ! C'est cette exigence qui stimulera la production de notre écrit qui promet d'être riche en pertinence

Remarque : au-delà de la contrainte formelle (thème), un sujet a été énoncé en début de séance, à savoir : Décrire un paysage vu par une femme très âgée qui vient tout juste de divorcer de son vieux, détestable et fort dégoûtant mari (on ne doit mentionner ni le mari ni le divorce).
Pour stimuler et renforcer l'écriture et les idées de chacun, un support portant sur "écrire l'infini" et "savoir être authentique" a été distribué en ouverture de session.

 

 

 

 

 

 

 

 

Ci-après quelques textes produits durant la séance, notamment (dans l'ordre):


- "Jeanne, ma soeur Jeanne" d'Ella KOZèS

- "L'assaut des cimes" de Marie-Odile GUIGNON

- "Renaître" de Janine NOWAK

- "L'oeil entouré de papier froissé" de Régis MOULU

 


"Jeanne, ma soeur Jeanne" d'Ella KOZèS


Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ?

Cette phrase célèbre, tout droit issue d’un conte non moins fameux, tourne dans la tête de Jeanne. Seule sur la terrasse de la maison, l’aïeule laisse errer son regard librement dans ce lieu où elle a grandi, aimé, souffert, haï.
Si les collines pouvaient raconter son enfance de garçon manqué, elles lui diraient les couleurs du chaume qui écorchait la tendre peau de ses chevilles blanches au travers des fines socquettes. Les collines à l’horizon étaient couvertes de champs de blé. C’était la période de l’innocence, celle où l’avenir, flouté par le brouillard de poussières dorées des moissonneuses batteuses, formait le halo du tout possible. Celle des graminées qu’elle mâchait en guise du chewing-gum, interdit suprême. Rouge et Or : coquelicots parsemés dans les blés. Gracile fleur fragile qui se flétrit aussitôt cueillie. Rouge était la couleur de Jeanne. Elle avait été ce coquelicot des champs maladroitement fauché. Elle avait été ce coquelicot rebelle qui se regarde décroître quand on la collait d’office dans une potiche d’eau. On était fier de ses yeux fiévreux. Le monde y voyait la passion vivre dans ses prunelles. Jeanne se savait mourante d’emprisonnement.

Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ?

La petite phrase maligne retient l ’attention de la vieille dame assise. Elle la chasse d’un revers de pensée et retourne se planter dans le paysage. Cette fois-ci, c’est en pleine terre qu’elle fiche ses racines. Dans le potager aujourd’hui transformé en jardin d’agrément. Il y avait la travée de carottes, des radis, du persil. Là, juste après, celle des salades qui donnaient en toute saison. C’est vrai, même en hiver, sous leur serre, elle arrivait à faire pousser des variétés rustiques. La vie est tenace, opiniâtre, quand on la serre. Et puis, bien sûr, à deux pas se trouvaient les tomates, les aubergines, et les courgettes pour préparer de savoureuses ratatouilles fondantes et goûteuses. Sa ratatouille était devenue une célèbre voyageuse. Elle en faisait des bocaux y laissant chaque fois un morceau de son âme. Elle stérilisait toute sa production pour la distribuer à son entourage. Allez, vous ne repartirez pas les mains vides. Vous penserez un peu à nous à la capitale quand vous l’ouvrirez, et vous m’enverrez une photo de vous quand vous la mangerez. Elle leur fourrait dans les mains, ou dans le panier de ses visiteurs. Sur le pêle-mêle mural, les photos s’agglutinaient, les nouvelles masquant au fur et à mesure les plus anciennes, les rendant plus précieuses encore.

Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ?

Agacée, Jeanne se fâche un peu : Vas-tu me laisser tranquille ? Attentive, elle écoute ce que lui répond sa petite voix intérieure. Elle sourit. La petite voix boude. Non mais, quand même, il va falloir qu’elle comprenne que maintenant, plus personne, tu entends ? PLUS PERSONNE ne peut m’ennuyer. Voilà, c’est dit !

Les souvenirs reviennent la voir, comme des visiteurs attendus. Pourtant, aucun d’eux ne lui survivra. C’est étrange cette faculté du souvenir qui meurt avec nous. Un peu comme les soldats enterrés avec leur empereur. Pourtant, ils pouvaient encore servir l’empire. Elle leur ouvre son cœur comme on propose sa table aux bons amis. Ils la bercent d’éclats de voix disparus, d’images ensoleillées, de pleurs et de rires d’enfants. Son plus beau cadeau ? Elle le doit à cet inconnu de passage qui lui demandait sa route. Surgi de nulle part, alors qu’elle préparait des confits pour les moissons à venir, il est reparti après avoir bu un grand verre d’eau, en lui offrant « tous les coquelicots du monde que son regard pourrait embrasser ». Puis, il a disparu, la laissant interdite ; interdite de tout. Elle ne connaissait rien de lui, si ce n’est la direction dans laquelle il allait. Elle aurait voulu tout laisser en plan pour le suivre, mais la prudence l’avait intérieurement statufiée. Chaque année, elle guettait les coquelicots dans une attente fébrile d’un retour. Même s’il connaissait maintenant son chemin, il pourrait avoir envie de s’arrêter boire un verre. L’inconnu ne s’était jamais plus montré et avait laissé sa marque au fer rouge dans l’incandescence de son être. A moins que cette trace n’ait été seulement indécente. Qu’importe. C’est en pensant à ce moment qu’elle a trouvé la force de se libérer. Cinquante années plus tôt, cet homme, qu’elle n’a jamais revu, avait semé la graine d’une idée follement libertaire. Vivre seule. Vivre au gré de ses passions. Vivre tout court. Elle a secoué son joug comme seuls les chevaux sauvages savent le faire.

Son regard neuf se porte une nouvelle fois sur les collines. Les pâturages ont remplacé les champs de blé. Au pied de la terrasse, les fleurs et les buissons vont enfin vivre leur vie. Plus question de rester cantonnés dans les massifs autour d’une pelouse qui refuse les pâquerettes et les pissenlits.

Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ?

Pour la première fois, elle répond à mi-voix, sans se préoccuper d’oreilles indiscrètes inexistantes dorénavant : « Jeanne, ma sœur Jeanne, je ne vois plus rien venir, rien d’autre que l’harmonie avec la nature, rien d’autre que la paix sur cette terre qui tourne autour du soleil, rien d’autre que ce soleil qui tourne autour d’une géante noire et sans laquelle rien de ce que je vois présentement n’existerait. Et si tu veux, Jeanne, nous pouvons encore aller plus loin : car par-delà notre trou noir, d’autres étoiles sombres font danser d’autres soleils. Ils s’éloignent de nous à la vitesse de plusieurs milliers de kilomètres par seconde. Magique, non ?».

 

"L'assaut des cimes" de Marie-Odile GUIGNON


L'assaut des cimes Elle vient de clore une porte faite d'abnégation et de relents nauséabonds. L'évasion lui sied car la découverte de « Nulle part ailleurs » la séduit. Fenêtre ouverte sur sa neuve liberté, l'instant lui offre sa béance, de même que l'horizon l''infini des possibles à advenir. Des myriades d'étincelles semées par une lumière argentée dansent sur la fraîcheur de la neige, épousant les courbes accidentées d'un relief atténué. La montagne oublie le temps, seule sa conscience d'être assume le poids de sa consistance. Sa beauté recouverte éclate d'une splendide pureté, parure née de la grisaille nuageuse d'une nuit glaciale d'hiver. Les lignes dentelées des sommets embrassent un ciel matinal. L'écho des baisers se répercute aux alentours. Elle est une petite chose humaine en mouvement cueillant dans l'immensité inconnue le juste nécessaire pour exalter les vigueurs subsistantes du flux de son existence. L'aventure ne révèle pas les écueils de la destinée, seulement la conscience de leurs véracité permet de les appréhender. Elle n'évitera pas les failles dissimulées dans les replis des blancheurs apparentes… Là-haut, le soleil jette son sourire d'avenir, il l'invite à le suivre. Un nuage le coiffe d'un bonnet de fakir puis l'affuble d'une barbe mousseuse de chantilly. Elle aime les nuages, à cause de leur capacité déformante. Ils exercent librement les plaisirs des métamorphoses. C'est dans leur densité qu'iront se perdre les rêves du ciel de sa vie nouvelle. L'atmosphère tiédie se moque des solitudes, se pave d'une multitude mouvante, pourchasse l'ennui, conçoit et excite l'idée du voyage, assoiffe d'oxygène . Sur quelques flancs escarpés, elle entrevoit les tunnels cachés qui avalent les routes fréquentées. Elles ne lui conviennent plus. Elle se doute bien que loin des sentiers battus survivent des précipices. Nourrie de pureté, elle accompagnera la vivacité des cascades qui lavent le teint blanc des roches pour le recouvrir du vert de l'espérance. Un nouveau printemps distillera les parfums colorés qui embaumeront enfin la préciosité de sa vie. Elle dispose encore de bribes de temporalité puis ce sera l'éternité. Ainsi sera la suite de son voyage, une envolée dans un courant d'air vivifiant. Le souffle du vent passe, caresse ou brutalité, nul ne sait le contrôler. Le vent n'a pas d'âge…

 

"Renaître" de Janine NOWAK


Quelle vue ! J’en suis muette de saisissement. Je ne sais comment m’exprimer. Les verbes, les mots, les adjectifs sont limités devant une telle splendeur. Les couleurs !!! Je comprends ce qui m’émeut : aujourd’hui, ce paysage teinte joliment mon ordinaire. J’ai la curieuse impression de le découvrir. En fait, de le redécouvrir, mais si différent, bien qu’il n’ait pas changé d’un iota. Le responsable ? Mon œil qui est comme neuf. Depuis des années, une poussière semblait s’être déposée et avoir installé une sorte de voile grisâtre sur ce magnifique décor. Et moi aussi, je me sentais grise et terne. Et je vivotais lamentablement tout en restant lucide. Car j’avais conscience de tout ce à quoi je n’avais pas accès et j’en souffrais terriblement. Aussi, au plus profond de moi-même, quelque chose bouillonnait. Oh, c’était bien caché, mais ça couvait en permanence et avec l’intensité de ces éruptions volcaniques, qui sommeillent, mijotent, pendant des millénaires. Et puis, brusquement jaillit une lave. Le voile se déchire et tout s’éclaire enfin. Jusqu’à hier, mon cœur se consumait, s’étiolait. Et voilà que je me réveille, me ranime : je ressuscite ! Mon fil conducteur sera désormais : ne plus rien organiser, agir tout à l’instinct ! Et vive le futile et la badinerie ! Terminée cette existence « du dedans », celle qui (fort heureusement !) est bien présente et vous permet quand même de vibrer un peu. Mais surtout, elle a le pouvoir de vous garder en vie, ou plutôt en survie. Seulement, pour la façade, pour la politesse, pour le « qu’en dira-t-on », on doit la camoufler, la masquer. Terminées ces mornes journées ne laissant que des souvenirs amers, aussi aigrelets que des dessous de bras négligés. Terminée cette parodie de paradis. Terminée la soupe à la grimace. La vie m’a marquée. Je garderai des cicatrices ; mais j’ai la volonté de guérir et de respirer pour de bon. Désormais, je vais vivre dans la réalité, dans la VRAIE vie. Désormais, je veux devenir frivole, et ébouriffée, et laisser parler mes sens, et véhiculer l’image du bonheur, de l’allégresse. Désormais, je veux remplir mes poumons d’oxygène et ne plus sentir autour de moi ces odeurs de rance, de renfermé ou de vinaigre. Désormais, je veux faire renaître l’enfant sautillante que j’étais. Oh, évidemment, à mon âge, hélas, je ne peux ni sauter bien haut, ni aller bien loin ; aussi, vais-je me contenter de profiter des petites choses simples, accessibles. Mais comme je vais les savourer et m’en griser jusqu’à plus soif ! Mon cœur n’est pas sec et peut encore frémir. Désormais, je veux rire, sourire, être émue, admirer. Oui, admirer naïvement, tout et n’importe quoi. Admirer ce lac, par exemple. L’admirer enfin. Retrouver sa beauté. Il le mérite. Voici plus de cinquante ans que je l’ai sous les yeux. J’avais fini par le détester. Sa vue me glaçait. Or, en cette fin de matinée, la clarté répandue sur l’immobilité de l’eau, exalte l’intensité des couleurs et lui confère un charme particulier. Combien de fois ai-je longé ses rives, me suis-je penchée, penchée, penchée… mais mon petit volcan interne m’a toujours retenue. Inconsciemment, je restais accrochée à la vie, et pour finir, je rentrais sagement au bercail, plus déprimée que jamais, et avec, chevillée au corps, bien malgré moi, cette crainte innée de l’épouse devant le mari (le Maître !) de qui elle dépend. Et je reprenais cette existence terne, triste, monotone, inutile, dévorée par le ressentiment. Dévorée ! Oh oui, je l’ai été, si fort, si longtemps. A tel point que parfois, des envies de meurtres surgissaient dans des moments inacceptables. A présent, j’aimerais effacer de ma mémoire, les détails les plus insoutenables. Accoudée à ma fenêtre, je commence ma thérapie. Adieu les antidépresseurs : la nature sera désormais mon seul médecin. Je regarde et m’émerveille enfin. J’écoute et mon oreille entend, enfin, les oiseaux gazouiller en un délicieux concert. Je respire enfin et suis presque étourdie par la pureté de l’air. Comme tout est beau ! Presque irréel. Les cimes enneigées des montagnes scintillent au soleil. Des embarcations aux voiles colorées et variées se croisent en un incessant ballet sur cette onde azurée. Un jeune enfant, qui passe avec sa maman sous mes fenêtres, me sourit et de sa menotte potelée, me fait un gentil coucou. C’est ce genre de petit rien qui met du baume au cœur. Je viens juste de rentrer CHEZ MOI. Voilà une bonne chose de faite. Seulement, que de misères, de larmes et de temps perdu ! Pourquoi ne me suis-je pas secouée plus tôt ? Heureusement, tout est terminé. Clôture du dossier. Affaire classée. Quel bond en avant ! J’éprouve soudain le besoin de me regarder dans la glace, de me scruter avec attention, pour voir si je suis différente, changée. Demain, dès l’ouverture des boutiques, je vais revoir, en totalité, ma garde-robe. Mais pour l’heure, j’ai encore sur le dos, les vêtements couleur muraille, couleur gadoue, que l’épouse effacée et soumise que j’étais jusqu’à ce jour, avait l’obligation de porter. Eh bien, malgré la grisaille de mes oripeaux, je vois la vie en rose et me sens régénérée, illuminée, enfin apaisée. Et légère, si légère. LIBEREE !

 

"L'oeil entouré de papier froissé" de Régis MOULU, animateur de l'atelier


L'œil entouré de papier froissé Libre, avec d'infinies possibilités qui s'offraient à elle, chaque seconde l'invitant à créer, proposer, faire, agir, choisir, refuser, s'insurger, prendre, échafauder, initier le démarrage de son avenir, tout pouvait en effet se bâtir, s'inventer, être devenir. Derrière elle, elle laissait la misère, la vulgarité, les petits calculs, les pensées viciées, les râles avec lesquels elle venait de cohabiter, essayer de mal survivre les crachats de confort, les provocations incontinentes, la laideur manifeste, tout aussi obligeante que désobligeante, les appareillages médicaux qui agissent comme du Stabilo sur nos possibles dégénérescences corporelles. Bref, elle pénétrait dans ce parc de Sceaux comme on se retrouve baptisé, c'est-à-dire conscient d'entrer dans une ère nouvelle, comme pris par le devoir d'exister. Ses yeux n'avaient pas changé mais son rapport à la vie, si !

« Beau et majestueux noyer au milieu de sa prairie, avec ses branches denses, décidées, téméraires, ta volonté de produire tes feuilles telles des langues de jeunes filles me plaît, m'attire, réveille ma chair que mon mariage avait rendue momie. Vieux cartilages, vous voilà astiqués par les forces végétales. Accueillez ! » Sa pensée fut à ce moment très élastique. Un cerveau en lait qui boue, avec expansion de son volume qui crème… Comment dire, elle trouvait que ce totem usait de tout son acupuncture sur la Terre. Énergie catalysée qui faisait office d'un repère cosmique. Et elle de se sentir portée et ballotée par de grands bras branchus. Un soin pour elle afin de célébrer le fait qu'elle était enfin elle-même, libérée des contraintes de récurage d'urine et fientes inégales dispensées par l'autre, dans sa plus libre expression.

Son corps, alors, s'assouplit, le bonheur s'y engouffrant comme l'hélium dans une montgolfière hors norme. Elle défit ses chaussures, offrit à ses pieds racornis et cimenteux la possibilité de s'essayer au moelleux du gazon fraîchement tondu, comme on entrerait dans une mer étale et caressante. Tout ce vert uniforme fait nappe finement tissée lui donna l'envie de bêler, de crier aux étoiles que si le désespoir existe, il était derrière elle. Son appétit pour toute chose entendait bien tout révolutionner ! car même très âgée, on a des envies, un imaginaire glouton, un corps qui refuse d'être une coquille d'huître renfermant des sentiments croupissants.

Et elle était là, rassemblée en elle-même tel un marteau-piqueur et éclatante telle une cerise joufflue qui luit au soleil quand bien même serait-il, il est vrai, crépusculaire. Et s'il lui restait une année à vivre, une semaine ou une minute, elle comptait bien être là pour dire qu'il lui resterait plus d'une année, plus d'une semaine, plus d'une minute. Son désir était en effet depuis peu immense, vorace, bestial, incorruptible. Ressusciter le temps perdu s'imposait. Des réinjections tous azimuts étaient attendues, souhaitées, convoquées. Elle s'est crue un moment chef d'orchestre. Ou magicienne du réel. Corsaire gradé. Le roi des animaux. Aiguilleur du cosmos. Sénateur-maire. Son chandail troué la ramena vite dans sa propre panoplie de vieille dame, éprouvée dans son corps défait comme une chaussette plissée.

Mais qu'importe ! elle était pensante, agissante, créatrice, car elle reprenait enfin les rênes de sa destinée. Quelques joggeurs apparaissaient au loin : des flotteurs à la dérive, anesthésiés par leur sport. L'armée des odeurs environnantes se faisait plus précise. Comme elle, elles tentaient d'apposer leurs signatures. Des lys en faisaient partie. Son nez reprenait sa forme originelle et s'avivait d'un rose jambon. Elle les chercha, impatiente de déballer ses yeux, de les sortir de leur papier froissé par les inquiétudes passées. Victoire ! ils étaient là, trônants, triomphants et lyriques grâce à l'étreinte que leur offrait le vent.
Évidemment l'épaisseur marquée de ses verres de lunette mettait une véranda sur tout ce qu'elle mirait. « Casser à tout prix cette fenêtre » lui traversa l'esprit, et ce fut son pied gourd qui s'en chargea. De loin, ça ressemblait à une danse du feu. La vraie folie, c'est bien de ne jamais s'approcher du réel par peur d'être en tête à tête avec la grande vérité, cet ensemble de révélations sauvages qu'il nous faut épouser sans mensonge, sans différé, sans politesse arrangeante, sans affect, sans demande de pitié et sans aucune pantomime, bien sûr ! Une exigence saisissante. Totale. Projet vertigineux !

Elle affectionna particulièrement le corbeau qui se risqua près d'elle, pour sa vitalité, l'authenticité qu'avait son appétit charognard. Point d'insolence de la part du volatil, juste un atterrissage décisif comme on tape du poing sur la table, après une déclaration qui fait qu'il y avait un « avant » qui n'est plus ce « maintenant » qui s'impose instamment ! Cette forte personnalité charbonneuse resta longtemps à ses côtés, il y eut comme un possible duo. Deux amants. Deux existences véritables reliées par un cordon invisible mais nourricier. Osmose progressive le temps d'une double substitution… probable et ressourçante. Dans sa posture à elle, il y avait désormais quelque chose de plus droit, de plus vertical, comme un mystère contredisant les lois injustes de l'ostéoporose.

La vieille se crut nue, se vit nue, se délesta pour de vrai de son pathétique paletot car tout en elle respirait, dialoguait, chansonnait, lançait des prédications positives et généreuses. Plus exactement, c'est comme si elle avait intimé à tous les navires de quitter leur port, leur étroite zone de mouillage, leur ponton que l'habitude a bien vermoulu. Vive l'aventure. Quelle beauté que ce ciel qui, devant elle, s'était encore agrandi. Il fit, pour elle, office d'une énorme bouche qui l'embrassa comme on gobe un œuf cru. L'univers fut son homme, son palais, son mirage, son lieu de transformation, l'assignation à résidence de son espoir. Elle en mourut, son visage affichait un sourire qui en barrait son accès. Elle révolutionna l'idée qu'on se faisait des dépouilles.

Les textes présentés ci-dessus sont sous la responsabilité de leur auteur. Ils sont quasiment le fruit brut qui a été cueilli en fin de séance... sans filet !
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