SAMEDI 4 OCTOBRE 2014
de 14h00 à 19h00

dans le cadre du cycle
"Le conseil des Grandes Plumes"

Animation : Régis MOULU

Thème :
Ecrire avec ses morceaux de chair (Tolstoï)

S'appuyant sur l'idée de Léon Tolstoï qui a dit : « Il ne faut écrire qu'au moment où, à chaque fois que tu trempes ta plume dans l'encre, un morceau de ta chair reste dans l'encrier », on essaiera au cours de la séance de produire un texte qui nous engage totalement, jusqu'à l'impression que notre physique doive au bout du compte en être éprouvé : on se donne alors corps et âme à ce qu'on fait.

Remarque : au-delà de la contrainte formelle (thème), le sujet suivant a été énoncé en début de séance : le point culminant de la tentation (écrire un texte qui exploite et expose cet état exceptionnel)    
Pour stimuler et renforcer l'écriture et les idées de chacun, un support a été distribué en ouverture de session.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ci-après quelques textes produits durant la séance, notamment (dans l'ordre):


- "Petit essai d'analyse descriptive de la tentation"
de Marie-Odile GUIGNON

- "Maîtresse" d'Ella KOZèS

- "Se laver de tout" de Régis MOULU

- "Dire non ?" de Nadine CHEVALLIER

- "La méthode du calamar" d'Angeline LAUNAY

- "Revanche" de Janine NOWAK



"Petit essai d'analyse descriptive de la tentation" de Marie-Odile GUIGNON

 

A l'origine, s'étale un ciel bleu qui illumine l'atmosphère mentale.
A l'intérieur du cœur germe comme une parcelle d'étincelle qui commence à poindre : Une conscience bouge, se détend, s'anime, elle s'éveille.

Puis, il y a comme une petite douleur étouffée avec un besoin impératif de l'alimenter : La faim tenaille des entrailles, la soif assèche des lèvres fraîches.
Des pensées poussent comme du chiendent dans une allée de convoitise.
Des portes s'ouvrent, béantes. Elles claquent au vent des folies qui s'engouffre dans les interstices des désirs.
Un labyrinthe dessine des méandres aux reflets irrésistibles : La vérité y cache ses forfaits ! C'est là que la conscience s'engage à la recherche de l'impalpable flamme incontrôlable qui l'agite !...

Ensuite, la perte des repères développe une fièvre qui brûle l'intérieur du Soi. Entre les passages, la galerie des glaces conserve intacts les états d'âme, elle calme de sa froideur perfide les ardeurs des impressions.
Une confusion naturelle surgit, le cœur bat la chamade comme un tambour assourdissant. La conscience sombre, comme une marionnette démantibulée, dans une sorte de vertige, qui, simultanément, freine et attise l'interdit. Un besoin impérieux s'insinue et monte en puissance.
La conscience s'approche de l'agonie, le corps résiste imperturbable.
Secoué par les hoquets de la convoitise un torrent de plaisirs traverse la  moindre terminaison nerveuse, il balaie tout sur son passage, il possède un pouvoir absolu d'une puissance incontrôlable, il évacue le discernement, il décuple sa violence, il précipite vers le vide avec la nécessité impérative de le combler...

Alors,le corps s'assouplit, s'allège, la conscience s'apaise, elle déplie ses ailes, se lance dans l'espace infini, rallie la réalité sublime. Une folie intelligente suicidaire l'enlace, une expérience vitale submerge sa forme existentielle...

Enfin, la maturité optionnelle permet d'atteindre la félicité du passage dans le feu de l'action pour embraser le ciel.

 

"Maîtresse" d'Ella KOZèS

« Dépêche-toi, Bo, nous allons être en retard… J’ai promis à monsieur le directeur que nous serons à l’heure toute l’année. » Le petit bonhomme n’en mène pas large. La main pelotonnée dans celle de sa maman, il court pour ne pas être à la traîne. Pas le temps de jouer avec les feuilles qui jonchent le sol. Pas un moment pour regarder le gros chien qui s’est retourné sur leur passage. Arrivé à l’angle de la rue de l’école, Bo entend la sonnerie stridente. Dans un effort surhumain, il court de plus belle avec ses petites jambes qui semblent tricoter. Il franchit la grille avant les dernières notes grinçantes. Le directeur est là pour fermer la porte à clé juste derrière lui. Lorsqu’il se retourne, maman est devenue une silhouette lointaine qui monte dans le bus. Bo va se mettre en rang avec ses petits camarades sans mot dire. Il sent les larmes lui monter aux yeux. Il est envahi d’un curieux sentiment de colère mêlé à un désespoir, d’une tristesse qu’il n’identifie pas.
Bo n’aime pas l’école. Dans la classe, il faut bien se tenir. On parle toujours de choses inintéressantes. Sa voisine de table est agitée. Elle lui pique toujours ses crayons. Il se fait gronder par maman et lui ne comprend pas pourquoi : des crayons, il y en a plein à la maison ! Le maître s’ennuie et l’ennui le gagne. Mais pourquoi faut-il donc apprendre à lire ? C’est tellement mieux quand maman lit les histoires du soir ! Elle a beau lui dire le contraire, il sait bien qu’elle ne prendra plus sa grosse voix  pour faire l’ogre ou le grand méchant loup, et sa voix maligne pour parler du petit poucet, son ton sec pour la sorcière et les différents accents qu’elle imite si bien pour les nains, ou les paysans. Pourquoi le travail lui prend-il  maman chaque jour ?
Ce n’est pas le maître qui apparaît dans l’encadrement de la porte de la salle. C’est monsieur le directeur. Il est accompagné d’une jolie dame qu’il présente comme la remplaçante du maître. Puis, il s’en va. La jolie dame pose calmement son cartable sur une chaise. Elle ôte son manteau. Elle avance vers Bo et lui fait un sourire avant d’annoncer qu’il est temps de faire les présentations. Elle donne les règles du jeu : il faut juste dire comment on s’appelle. Elle débute en disant qu’elle se nomme Roselyne. Bo n’écoute pas. Il la regarde. Il a oublié le baiser manquant de maman, la sonnerie désagréable, la course pour arriver jusqu’à l’école. Il la dévore des yeux, bouche bée. Un par un, chacun se présente. C’est à son tour. Il bafouille. La classe rigole. Curieusement enhardi, il lui demande ce qu’il doit faire. Elle se plie à son désir en répétant la consigne des présentations. Il donne alors son nom et son prénom. Et comme cet instant d’échanges va se terminer, comme il voit bien qu’elle va détourner les yeux de sa personne, il ajoute « enchanté », parce que c’est comme cela que maman se présente lorsqu’elle rencontre un ou une inconnu(e). C’est un nouvel éclat de rire qui secoue toute la classe. Roselyne intervient en applaudissant et tous les enfants applaudissent avec elle. Bo rougit de plaisir. Roselyne leur propose alors de se présenter les uns aux autres en se serrant la main, comme des adultes. Elle écrit les mots importants au tableau : « enchanté(e) » « ravi(e) de faire votre connaissance » « comment allez-vous ? ». La séance d’écriture qui suit pour recopier les formules de politesse passe à toute vitesse. Il n’a pas le temps de s’appliquer que c’est déjà l’heure de la cantine. Mais une consigne étonnante les attend : il faut retourner dans la cour ramasser les feuilles mortes. C’est Roselyne qui fait le tri des feuilles de marronniers qu’elle décide de conserver. Elle a prévu une séance de mathématiques éphémères. Tout le monde se demande ce que cela signifie. D’une main sure, elle trace les chiffres sacrés au tableau. A tour de rôle, elle nomme un élève qui aligne le nombre de feuilles correspondantes à l’aide d’aimants, juste à côté. Après cette amusante séance d’additions, voilà que les feuilles servent de modèle au cours de dessin de sciences. Bo remarque que Roselyne apporte toujours une touche particulière à ce qu’ils font en classe : mathématiques éphémères, dessins de sciences sont venus remplacer l’habituel calcul et le dessin inanimé.
Il hésite devant sa feuille de papier granuleux. Il faudrait crayonner une feuille de marronnier. Il observe le dos de Roselyne qui s’applique à dessiner au tableau les lignes de la feuille. Un élan intérieur le porte vers elle. Elle est si calme. Au fond de son cœur, une petite musique se fait entendre : Roselyne est certainement une fée. Oui, elle est arrivée de nulle part pour lui apprendre à écrire, à lire, à compter, à dessiner. Il en est certain ! Elle se retourne et il peut lire l’interrogation dans ses yeux. Impossible de déplaire à une fée.  Il baisse la tête et d’un air inspiré pose sa mine de crayon sur le papier pour laisser aller sa main fiévreusement. Il trace les lignes de la feuille, mais aussi celles du corps gracieux de la maîtresse. Mécontent du résultat, il change de page et recommence à plusieurs reprises. Alertée par le manège, Roselyne lui demande discrètement ce qu’il souhaite faire. Inenvisageable de lui dire la vérité ! Une force le contraint à se taire. En apparence, Bo est muré dans un silence obstiné. En réalité, il cherche une formule qui ne le découvrirait pas. Il finit par demander quand elle lui apprendra  à dessiner les gens. « Nous avons toute l’année pour cela ». La réponse le rassure, mais il veut immédiatement en savoir plus. « Toute l’année ? Ça veut dire que vous nous ferez la classe toute l’année ? ». L’angoisse qui l’étreint au moment de la question est tellement flagrante que Roselyne sourit en lui passant la main dans les cheveux. « Oui, toute l’année » répond-elle. « Maintenant, fais-moi une belle feuille de marronnier ». Elle ajoute à destination de toute la classe : « Les plus beaux dessins seront exposés au mur ». Bo est encore sous le choc de la douceur du geste de Roselyne. C’est de son petit nuage qu’il tente de s’appliquer.
Le soir à la maison, il fait ses devoirs avec maman. Il la saoule de ce que la nouvelle maîtresse a dit, a fait. Il la décrit et ne tarit pas d’éloge sur elle. Le lendemain matin, c’est lui qui fait courir maman pour ne pas arriver en retard. Il écourte la séance de baisers au moment de la quitter et lui glisse : « tu as promis de ne plus arriver en retard ». Il oublie de se retourner pour l’habituel signe d’adieu au moment où elle monte dans le bus. Il aime bien arriver avant Roselyne qu’il voit marcher vers lui et lui offrir un sourire envoutant. Il ne le sait pas encore, mais il ne raterait  ce rendez-vous pour rien au monde !

Elle m’aime, c’est certain… Un jour, j’oserai lui dire que moi aussi je l’aime, pense-t-il en rougissant….Avant, il faut que je grandisse pour devenir comme papa.



"Se laver de tout" de Régis MOULU, animateur de l'atelier


J'aime les contenants,
tous les récipients,
du moment qu'ils soient remplis,
plein de…
à ras bord
au point où il leur faut parfois
un couvercle,
une capsule,
un bout de liège,
une limite,
une frontière qui invite
à être franchie

MAIS les ouvrir,
les inciser,
les meurtrir,
les éventrer
les ferait mourir,
disparaître,
dessécher
d'un seul trait,

c'est toujours la même histoire,
tout ce que je veux,
dès lors que je l'ai obtenu,
se consume,
part en fumée, en fantôme dans mes pensées,

qu'y puis-je
si je suis insatiable.
j'ai le malheur d'avoir commencé par un biberon
serti d'une tétine trois vitesses,
sans marche arrière,
j'ai tout de suite foncé,
me suis bâfré

puis ce biberon a grandi
est devenu bouteille de lait,
d'un litre puis d'un litre et demi, deux litres, un pack,
puis brique de jus de fruits multivitaminés, eh ! eh !
bouteille de vin
suivi de tonneau de bière brune
et de fûts de champagne
dont le nombre renforcé
était bien caché par l'obscurité
de ma cave sécurisée,

commencer à téter a été pour moi
comme desserrer le bouchon de mes envies,
tourner sur sa droite le robinet des excès,

le cubitainer a saigné,
et sortent des larmes d'un objet,
dans mes yeux, un sacrifice s'est fixé,

alors j'ai aspiré, aspiré, aspiré,
et les récipients, les uns après les autres, se sont taris,
laissant intacte ma tentation
de m'attaquer à toujours plus grand,
toujours plus fort,
toujours plus déboussolant,
plus décalquant,
je dis « bonjour les spectres ! »,

c'était comme une prise de voile,
une inclination pour les purges,
une génuflexion joyeuse,

OUI, ME REMPLIR EST UN BONHEUR DIVIN
qui a pris de surprise
mon corps tubulaire,
l'a inondé en vue de trouver mon âme !... S'il savait !

mais qu'y puis-je
si j'aime que mon âme soit rincée et rafraîchie,
puis immergée comme une bouteille de champ'
qui trempe son cul dans un seau glacé,

c'est que les changements d'états m'excitent,
j'aime vraiment ça,
autres milieux,
nouveaux espaces,
par-dessus tout envie d'être lavé de tout,
OUI, LAVÉ DE TOUT,
l'ablution.

Oh fabuleux désir d'être liquidopétri,
quand tu me tiens,
j'ai la gueule d'un décapsuleur en série
qui agit !
et qui s'obstine à agir !

Siphonage absolu
et progressif,
dissolution programmée,
et s'effacent de mes viscères
tous leurs écrits génétiques,
opération "grosse démarque",
se désencrer pour mieux voyager,
oui je le vuex, je le fais

force est de constater
que, de plus en plus souvent, j'offre de moi
un spectacle évaporé,

j'ouvre la parade
où triomphent indécemment l'exagéré
et sa demi-sœur la grossièreté,

aujourd'hui,
ce sont les camions-citernes qui m'attirent !
je n'envisage pas plus petit
qu'un grand réservoir de kérosène !

seule l'immensité
qui a le goût de l'illimité
me titille,
me masse,
m'absorbe,
finira par me lamper,

qu'y puis-je
si je suis à la dérive,
content,
transpirant,
incontinent et décoloré

toujours prêt à me faire délaver,
me faire scalper de l'intérieur,

et se réinventent en moi de nouveaux mondes
comme surgissent des flaques résiduelles,
mille images qui s'animent,

on me traverse,
elles me machinent,
je me sens réimplanté, semé,

que repose tranquillement en moi
ces aquarelles
où il fait bon de s'y plonger,
petits miroirs de passage,
doux ectoplasme !

Eh, vous, les élus de mon cœur !
sachez que votre apparition
génère en moi
des visions
qui, jamais, ne s'effaceront,

je suis confus.

 

"Dire non ?" de Nadine CHEVALLIER


Ce jour là dès cinq heures, Maria Ivanovna se réveilla en état de manque . Elle s'était couchée tard la veille. Elle avait dormi profondément. Ce matin, elle se sentait incomplète, comme si des morceaux de chairs lui avaient été arrachés pendant son sommeil. De quels rêves oubliés sa nuit avait-elle été peuplée ? Elle n'arrivait pas à retenir les impressions fugitives qui traversaient son cerveau encore embrumé. Elle se leva dans le noir, traversa à tâtons la chambre. Dans la cuisine, elle fit couler le café. Elle prenait toujours plaisir à boire la première tasse de la matinée dans la maison silencieuse.
Ce matin, l'idée même lui donna la nausée.
Elle marcha pesamment jusqu'à la salle de bain. Non, ce matin, rien n'était comme d'habitude, il lui fallait se l'avouer.
Depuis plusieurs jours déjà, elle avait l'impression de vivre à reculons vers cette journée d'aujourd'hui ... qu'elle n'avait pas envie de vivre.
Était-ce encore possible de refuser ?
L'eau de la douche était tiède, caressante sur son corps épanoui, ce corps que Dimitri savait si bien faire frémir.
Dimitri ! Penser à lui était une douceur et une menace pour elle aujourd'hui.
Dimitri qui lui avait demandé de tout quitter pour le suivre.
Tout était prêt. Aurait-elle l'audace, la force nécessaire pour dire non ? Car c'était bien de ça qu'il s'agissait, dire non !
Sa famille, ses amis allaient venir, se réjouir.
Dans quelques heures, sa mère serait là, attentive, affairée, aimante. Comment la décevoir ?
Maria Ivanovna se souvint de la séance chez la couturière, sa mère joyeuse la conseillant, l'aidant à choisir chaussures et chapeau. Aucun doute ne l'habitait alors.

Elle décida soudain d'aller courir. Elle enfila un short et des baskets. Elle sortit dans la rue encore déserte. Ses pieds foulèrent le trottoir avec légèreté. Elle sentait ses poumons se dilater de plaisir dans l'air frais du matin. Elle courut rapidement jusqu'au parc voisin, imposant à son esprit  de se taire. L'exercice lui procurait toujours du bien-être. Ses foulées régulières la conduisirent jusqu'à l'étang.
Elle observa sans cesser sa course des canards colverts s'envoler à son approche. Ils tournoyèrent au-dessus de l'eau pour disparaître derrière  les arbres.
Ce vol d'oiseaux libres dans le ciel clair l'éblouit. Ce fut comme un déclic dans la tête de Maria Ivanovna. Elle sut comme une évidence ce qu'elle devait faire. Un immense élan de joie la submergea. Elle bondit en avant, ouvrant les bras, fit un tour sur elle-même en riant.
Elle rentra dans un état d'euphorie intense. Elle téléphona à la gare pour connaître les horaires des trains. Elle chercha une valise, y enfourna en vrac des vêtements, les en retira, en fit un tri plus réfléchi, s'obligea à les ranger en bon ordre.
Dans un sac, elle mit des chaussures, choisit quelques affaires de toilette. Deux ou trois livres s'ajoutèrent à son bagage.
Elles 'installa enfin devant une tasse de café avec un plaisir inégalé. Sa décision était prise, elle ne flancherait pas.
Quand sa mère arriva, Maria Ivanovna était prête. Son cœur battait à tout rompre. Ce fut un déchirement mais lorsqu'elle parla, sa voix était ferme :
" Non, Maman, je ne participerai pas à ce concours de Miss Caucase. Je vais rejoindre Dimitri à Saint Petersbourg. Mon train part à midi"



"La méthode du calamar" d'Angeline LAUNAY

 

  • Détendez-vous et mettez-vous à l’aise.
  • Non, je ne suis pas à l’aise.
  • Avec quoi, avec qui ?
  • Avec vous.
  • Ca commence bien mais on va arranger ça, vous voulez bien ?
  • Si j’veux, si j’veux…
  • Bon, je pose la main sur votre plexus, que ressentez-vous ?
  • Ca chauffe.
  • C’est normal. Tout part de là.
  • Et pour arriver où ?
  • On a tout notre temps.
  • Vous peut-être mais moi…
  • Je vais vous dire quelque chose. Hier je suis allé me baigner à la rivière. L’eau était glacée. J’ai fait un dos crawlé comme jamais. Ca, c’était pour me réchauffer. Et puis j’ai pris le temps de sentir… la joie, le feu en moi… cette sensation de volcan sous la neige.
  • J’étais en train de penser à une omelette norvégienne.
  • Vous avez faim ?
  • Oui.
  • De quoi avez-vous envie ?
  • D’une tarte à la crème.
  • Et vous aimeriez m’entarter ?
  • Pourquoi pas, ce serait drôle.
  • Vous pensez à m’agresser ?
  • Pourquoi pas ?
  • Quelque chose ne va pas ?
  • Je ne vois pas où vous voulez en venir.
  • Qu’est-ce qui bloque entre nous ?
  • A vous de me le dire.
  • En tous cas, le dialogue semble bien engagé.
  • C’est vous qui le dites.
  • Votre bras vous fait souffrir ?
  • Mon bras, mon poignet, mon cou, mon épaule, mon dos, j’ai mal partout. Je ne sais pas par où commencer. D’ailleurs je n’ai jamais su par où commencer. C’est mon problème et il n’y a pas de solution.
  • Si je vous prends la main, ça vous fait quoi ?
  • Rien… enfin, c’est une façon de parler.
  • Mais je ne parle pas là, j’agis. Vous pleurez ? Que se passe-t-il ?
  • J’en sais rien moi.
  • Rien, ça n’a jamais signifié grand-chose. Il peut y avoir un nœud principal et des nœuds secondaires. Où avez-vous le plus mal ?
  • Je ne sais pas moi… à la tête.
  • C’est nouveau ça.
  • Vous voyez, c’est trop compliqué.
  • Ca ne veut rien dire non plus.
  • Eh ben voilà, la vie est absurde.
  • Je ne vous le fais pas dire.
  • Ah, vous êtes d’accord avec moi ?
  • Je commence à le devenir.
  • Alors il faut vous faire soigner aussi.
  • Le mieux dans ce cas est d’aller marcher un peu.
  • Ou de se jeter à la rivière…
  • Je ne me suis pas « jeté » à la rivière. Je suis allé nager, c’est différent.
  • Je ne sais pas nager.
  • Je peux vous apprendre si vous voulez.
  • Kiné, maître-nageur, vous avez d’autres spécialités ?
  • A propos, vous êtes souvent tendue, nerveuse ?
  • Ca m’arrive, quand je suis contrariée ou quand je fais ce que je n’aime pas faire.
  • Evidemment.
  • Comment ça « évidemment » ?
  • C’est la même chose pour moi.
  • Vous ne croyez pas qu’il faudrait changer de métier ?
  • Au contraire.
  • Aïe, ha ha, là j’ai très mal à l’épaule.
  • Ca vous fait mal et ça vous fait rire.
  • Figurez-vous que celui avec qui je vis s’appelle Paul.
  • Ah, « Allez Paul », c’est de là que vient le problème.
  • On ne peut rien vous cacher.
  • Vous auriez des soupçons ?... Un soupçon de solution ?
  • Un tout petit alors… J’aimerais tellement être ailleurs, avec ou sans vous d’ailleurs mais ça ne résoudrait rien.
  • « Avec » ou « sans » : l’un annule l’autre. Quant à « rien », c’est un petit mot qui tue.
  • Qui me tue.
  • C’est ce que vous cherchez, à vous tuer ?
  • Maintenant on est deux à y penser. Je rajouterais « psy » à vos spécialités. Vous me faites accoucher de l’éléphant ou plutôt de la pieuvre.
  • Je suggère le calamar : on en a marre du calamar !
  • C’est vrai que j’en ai marre.
  • Et là, ça vous fait mal ?
  • Non, pas trop.
  • Bon, c’est par là qu’il faut commencer, par là où ça fait pas mal.
  • Je vous disais de changer de métier.
  • Contrairement à ce que je vous ai dit, j’y ai pensé.
  • Et vous avez pensé à quoi, si ce n’est pas indiscret ?
  • Avec vous, à « maître-nageur ».
  • Moquez-vous !
  • Pas du tout, on commence demain si vous le désirez, pas à la rivière mais à la piscine municipale. Ca vous fera le plus grand bien… si Paul n’y voit pas d’inconvénient bien sûr.
  • Paul n’y verra aucun inconvénient. Nous allons rompre.
  • Le voilà le nœud principal.
  • Vous avez de la suite dans les idées.
  • Ca fait plus d’une heure que nous sommes ensemble.
  • Et alors ?
  • Et alors, je n’ai pas de client après vous. Ca vous dirait d’aller marcher un peu ?
  • Ca marche un calamar ?
  • Ca navigue en tous cas.
  • Parce que vous êtes aussi le maître du navire ?
  • C’est juste un zodiac, l’été dans les calanques.
  • Ah, la navigation du calamar, l’été dans les calanques… Je n’aurais jamais imaginé ça en arrivant ici. Il est possible que les douleurs disparaissent dans l’eau. Vous ne dites plus rien ?
  • Oh pardon, je me voyais dans les calanques… sur mon zodiac… avec vous.
  • Vous savez que vous êtes assez efficace comme thérapeute ?
  • Merci du compliment. Je vous le retourne car moi aussi je me sens mieux.
  • J’avoue que je ne connaissais pas la méthode du calamar.
  • Nous venons tout juste de l’élaborer ensemble.
  • Je vous dois quelque chose ?
  • Bien sûr que non !



"Revanche" de Janine NOWAK


A peine installée à la tribune, elle avait brutalement assené : « Je ne suis pas ici pour entendre de frivoles bavardages. Je veux, j’exige du clair, du précis, du concret. Qui débute ? Qui prend la parole ? »
Refroidis par cette choquante et rigide entrée en matière, ils s’étaient tous réfugiés dans un profond silence, riche de sous-entendus.
Comment osait-elle encore les gourmander comme des enfants ? Mais quelle audace !
Deux années seulement s’étaient écoulées depuis qu’elle avait pris la tête du mouvement.
Avait-elle changé en si peu de temps !
C’est à l’unanimité qu’elle s’était trouvée chef du parti. Quel déchaînement d’enthousiasme, alors, chez ses compagnons !
A cette époque, son dévouement était remarquable. Elle travaillait sans relâche. Elle trimait dur. Elle était partout à la fois, sur tous les terrains.  Elle s’agitait utilement, aidant les autres sans compter. On peut dire qu’elle avait fait le sacrifice de sa vie pour la cause.
Jamais de repos. Jamais de vacances. Pas d’enfant. Pas de mari ou de compagnon pour la distraire du but qu’elle s’était fixé.
Elle avançait bravement, affrontant l’adversité avec acharnement, tenant tête intelligemment et avec hardiesse à ses détracteurs. Elle savait trouver le mot juste. Son esprit vif, alerte, était toujours actif, en éveil.
Son travail n’était plus un travail mais un sacerdoce.
Et malgré la lourde tâche qu’elle accomplissait, elle restait aimable, gentille, abordable, toujours disponible, et si honnête !
Nous étions admiratifs. Tellement fiers d’avoir trouvé sur notre route cet être d’exception.
Et puis, doucement…oh, ce fut imperceptible dans les premiers mois, nous avons ressenti un subtile changement.
C’était infime, léger, mais il y eut comme du relâchement de sa part.
Toutefois, nous avions trouvé cela normal. Le surmenage finit par fatiguer les plus coriaces. Un peu de détente lui serait bénéfique. Et c’est nous qui lui avions conseillé de prendre huit jours de repos.
Elle accepta.
S’absenta.
Nous revint bronzée, épanouie, belle, plus féminine qu’avant.
Nous étions enchantés de la retrouver en aussi bonne forme.
Elle reprit ses activités, avec un peu moins d’ardeur cependant.
Et puis… il y eut ce trou découvert dans la caisse. Une disparition inconcevable.
Elle admit volontiers sa responsabilité, expliquant qu’il « fallait parfois lâcher du lest pour obtenir des résultats », ce qui signifiait : « Graisser la patte à quelqu’un dans un but bien précis ».
Donc, pas de facture !
Après tout, pourquoi pas ? Nous n’étions pas habitués à ce genre de manœuvre, mais en effet, ce sont des choses qui se pratiquent couramment.
Quelques semaines plus tard, nouvelle absence, décidée par elle, cette fois.
Et c’est très ouvertement, avec un certain aplomb, qu’elle avait réclamé au comptable une somme d’argent assez confortable.
Un peu désarçonnés, mais pas encore rendus méfiants, nous avions laissé faire.
Elle ne revint que quinze jours plus tard, avec un nouveau look, bien coiffée, bien vêtue.
Elle ne jugea pas utile de préciser comment avait été employé l’argent emporté.
Bien évidemment, nous avons commencé à murmurer par derrière. Que se passait-il ? Que signifiait cette nouvelle attitude ? Devions-nous prendre le taureau par les cornes et lui en parler ? Car même déplaisantes, les questions appellent des réponses.
Vraiment, nous souhaitions savoir.
Aussi, à la réunion suivante, l’un de nous s’armant de courage, osa aborder le problème.
Il fut sèchement rabroué.
En tant que responsable, elle n’avait pas à se justifier. Ce qu’elle faisait était pour le bien de la communauté et personne n’était autorisé à juger son comportement et à mettre en doute son intégrité. « Je n’ai aucun compte à rendre à des subalternes », conclut-elle d’un ton aussi glacé et pénétrant que le blizzard soufflant sur la banquise.
Nous sommes restés pétrifiés.
Que se passait-il dans sa tête ?
Nous n’étions plus étonnés, mais profondément inquiets. Les gens ne changent pas aussi radicalement en si peu de temps ? Qu’est-ce que cela cachait ?
Aurait-elle sombré dans la folie ?
Ou bien… oui… pourquoi pas après tout…
Nous n’y avions pas songé, mais c’était une explication qui tenait debout.
L’appât du gain !
La bête et vile tentation de l’argent.
La brusque envie de croquer la vie à pleines dents.
Un déclic se fait et puis le destin bascule.
Et plus de retour en arrière possible.
Les belles idées, l’altruisme, le dévouement, les sacrifices ?
Balayé, rejeté !
Il n’y a plus que moi, MOI, MOI
Et ce besoin viscéral de prendre une revanche.
Une revanche sur une enfance de misère.
Une revanche sur une jeunesse qui n’a connu que privations ; humiliations, désirs rentrés.
Un jour, tous ces manques refont surface.
Et l’argent est là, à portée de la main.
Alors, cet inaccessible devient possible.
Voilà aujourd’hui où nous en sommes.
Elle sait que cette assemblée est réunie pour lui faire son procès. Mais elle fait encore la bravache.
Elle a du cran. Elle garde la tête haute, sans vergogne.
C’est triste, pathétique. L’être humain est bien fragile.
Ce qui arrive à cette femme qui fut remarquable, pourrait aussi bien un jour nous atteindre aussi.
J’espère que mes compagnons sauront faire preuve de clémence à son égard.

Les textes présentés ci-dessus sont sous la responsabilité de leur auteur. Ils sont quasiment le fruit brut qui a été cueilli en fin de séance... sans filet !
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