SAMEDI 5 Octobre 2013
de 14h00 à 19h00

dans le cadre du cycle
"J'écris comme d'autres peignent"

Animation : Régis MOULU

Thème : Donner envie d'avoir envie (Toulouse-Lautrec)

Au cours de cette séance, il s'agit d'accorder à son écriture une grande liberté et de lui octroyer la capacité d'ouvrir d'immenses espaces. Cela permet d'en tirer ce bénéfice : le texte produit gagna en force et en clarté comme s'il était une affiche qui a le don de nous impacter !

... Pour illustrer cette faculté d'ouverture attendue, Toulouse-Lautrec pourrait y adjoindre sa phrase qui est : « On ne meurt pas d'un trou dans son pantalon sauf si l'on est scaphandrier » !

Remarque : au-delà de la contrainte formelle (thème), le sujet "Comment fait-il/elle pour ne pas exploser" a été énoncé en début de séance.
Pour stimuler et renforcer l'écriture et les idées de chacun, un support a été distribué en début de séance... Cool !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ci-après quelques textes produits durant la séance, notamment (dans l'ordre):


- "Une année de grattage" de Nadine CHEVALLIER

- "Au bord du gouffre" d'Ella KOZèS

- "Plume d'aigle" d'Angeline LAUNAY

- "Le spectre volcanique" de Marie-Odile GUIGNON

- "Bientôt, tu seras seul dans ton linceul"
de Janine NOWAK

- "Relan (nouvel élan) à 82 ans" de Régis MOULU



"Une année de grattage" de Nadine CHEVALLIER

Travail facile au  grand air. Repos le samedi et le dimanche.

Il  avait commencé en janvier. A neuf heures, il mettait ses bottes, prenait son râteau et s'en allait gratter le globe.
A midi, pause déjeuner, reprise à treize heures, bottes, râteau, grattage jusqu'à dix-sept heures. Puis il rentrait chez lui, heureux d'avoir si facilement gagné sa vie.

En février, il se demandait pourquoi il fallait tant gratter la terre comme ça dans toute la ville ? C'est comme ça avait dit le chef.

En mars, la forme de chaque parterre, chaque rond-point, chaque jardinière était inscrite jusque dans sa peau, il pouvait gratter les yeux fermés, d'ailleurs toute la nuit, dans ses rêves, il grattait une terre noire et grumeleuse.

Puis avril était arrivé avec son cortège de fleurs d'espèces et de couleurs si variées.
A neuf heures, il mettait ses bottes, son chef lui donnait une cargaison de plants dans une brouette et il s'en allait fleurir le globe.
Ses rêves se firent bleus et mauves.

En mai, il se remit à gratter la terre. Il fallait, avait dit le chef, empêcher la pousse des mauvaises herbes dans les massifs.

En juin, les géraniums, les delphiniums et les pélargoniums s'épanouissaient sous les caresses de son râteau tandis que sous ses griffes s'évanouissaient le mouron, le gratteron et le liseron.

En juillet, il fit chaud, il eut du travail supplémentaire, provisoire promotion sans hausse de salaire. Il fut chargé à la place du chef, d'ouvrir tous les matins à neuf heures, les robinets de l'arrosage automatique et de les fermer à seize heures.
Heureux dérivatif au grattage journalier.

En août, il eut droit à quelques jours de vacances bienvenues et s'en alla avec ses enfants gratter le sable de la plage.
Hélas, les mauvaises herbes avaient profité de son absence et à son retour il dut gratter deux fois plus. Des rêves de meurtre envahirent ses nuits.

En septembre, les feuilles commencèrent à tomber. "Les feuilles mortes se ramassent à la pelle" dit le poète. Non ! C'est au râteau qu'on les entasse, la brouette s'emplit du rouge et de l'or des feuillages d'automne, les marrons éclataient sous ses bottes.

 En octobre... qui peut penser qu'il y a autant de feuilles sur les arbres ?
Gratte, gratte petit jardinier ! Dans ses rêves des engrenages tournaient sans fin.

En novembre, débarrassés des plantes fanées, les parterres eurent besoin d'un bon grattage.

C'était un jeudi, le 30, le râteau en eut assez et explosa de toutes ses dents.

On ne sait pas ce qu'il fit en décembre.


"Au bord du gouffre" d'Ella KOZèS


Il n’est plus tout jeune, mais encore très beau. Ses yeux surtout, ses yeux bruns profonds. Deux étoiles sombres d’une intensité rare. Deux trous noirs qui vous aspirent. Une antimatière qui vous aimante. Une fervente prière qui vous oblige à le regarder. Plus qu’une prière, même… une injonction. Une injonction à le faire exister libre.
Il sourit. Il jouit de la regarder vivre. Il admire sa force. Il loue sa détermination. Il l’aime. Il l’emmène côté soleil, côté chaleur. Partout. Dans le monde entier. Il se montre avec elle. Il se moque des envieux. Il regarde le coucher du jour comme si c’était le dernier du monde. Ils vont dans de luxueux palaces, font le tour des sept merveilles. Ils en trouvent une huitième, puis une neuvième. Ils cessent de les compter. Il rit. Oh, comme il sait bien rire !
Il est arrivé telle une comète ; en silence. Il a brillé, étincelé. Il était devenu son centre de gravité. Elle a tellement dansé autour de lui ! Ensemble, ils ont tant fêté la vie ! Les bulles de champagne pétillaient comme des exo-planètes dans leurs univers. L’amour se souviendra de leurs caresses. Le désir de leurs attentes.
Maintenant, elle espère son retour. Elle sait qu’il reviendra. Il sera trop tard pour elle. Le froid la saisit. La lumière blanche l’éclabousse. Repos. Que faire de ce vide immense ?
Elle voit sa silhouette noire se détacher sur le disque jaune du soleil. Il est debout, inconscient de sa faiblesse. Il fait face aux éléments. Comme toujours. Comment faisait-il pour être si vivant ? Comment avaient-ils pu, tous les deux, oublier le bord du gouffre ?
Plus rien ne sera comme avant. Pourtant, encore aujourd’hui, il lui montre le chemin. Ne pas exploser. Faire confiance à la vie. Se contenter de ce qu’elle donne. En jouir, profondément, sans jamais… jamais, baisser les bras.
Ce n’est pas la vie qui est injuste ; c’est ce qu’on en fait.

 

"Plume d'aigle" d'Angeline LAUNAY

Il pousse la porte du pub. Il est centré sur lui-même et avance lentement vers le bar. Marche-t-il sur des œufs ? Ce n’est pas sûr. Sa chemise multicolore n’est pas boutonnée. Une plume d’aigle est plantée dans la poche, à hauteur du cœur. Son regard n’a pas l’air d’observer mais il observe. Il s’accoude au comptoir et commande un alcool, n’importe lequel. Le serveur lui demande s’il veut de la glace. Il fait « non » de la tête. Quand le verre est devant lui, il le caresse de son index. Puis il le lève à hauteur des yeux pour ne pas pleurer dedans et avale le contenu par petites rasades.  « Tout est embué dans mon esprit », c’est tout ce qu’il se dit.
       Une femme s’approche de lui. Elle le trouve racé et élégant malgré sa chemise ouverte sur la poitrine. La plume d’aigle l’intrigue mais elle n’en dit rien. Elle lui demande son nom. Il répond : « Quana la Rose ». « Ca te ressemble pas » remarque-t-elle. Il plonge ses yeux dans ceux de la femme : « Tu me connais pas ». Elle rit. Pas lui.
– T’as soif ?
– Non.
Il fait quand même signe au garçon de servir quelque chose. Elle attrape le verre, sourit et va s’asseoir à une table. Quana la Rose rêvasse devant son verre vide. Il y voit sa sœur qui s’inquiète pour lui. Qu’est-ce qu’il y peut ? Quand il est revenu à la maison des parents, c’est parce qu’il n’y avait pas d’autre solution. Maintenant, il ne sait plus quoi faire à part se triturer le cerveau. Ca va le mener à quoi tout ça ? S’il le savait…
       Il se retourne et voit qu’un type s’est assis à côté de la femme à qui il a offert un verre. Elle a l’air agacé. Voilà que ce type met les mains sur elle. Elle le repousse. Il recommence. Elle cherche à se dégager. N’y tenant plus, Quana se dirige vers la table, saisit l’homme par le bras et lui fait comprendre qu’il ferait mieux de… L’homme ne demande pas son reste.
       Quana hoche la tête puis quitte la salle. Dehors il fait nuit noire quoique, à bien y regarder, un croissant de lune reste en lévitation dans l’infini. Ca ne lui a pas échappé et il esquisse un rictus, aussi mince que le croissant. Il en grille une. Chaque bouffée lui traverse les poumons qu’il a déjà bien fragiles. Lui, fragile… Ca l’aurait fait marrer il y a quelques temps. Mais il doit reconnaître qu’aujourd’hui, il n’est plus le même. Malgré sa stature imposante, il est peut-être en sursis. Il sait juste qu’il ne peut pas faire grand-chose pour l’instant.
       La femme le rejoint au milieu de ses pensées. Elle lui dit : « C’est spécial pour un homme de s’appeler – La Rose – ». Il murmure « Tu veux qu’on marche un peu ? » - « D’accord », fait-elle.
       A cette heure, le quartier est désert. Des chiens errants leur passent sous le nez. Il n’y a pas de quoi fouetter un chat, c’est ce qu’on dit en pareille circonstance.
– Tu veux pas savoir comment je m’appelle ?
– Si.
– Mes parents m’ont nommée Sally mais je préfère « Doro », comme Dorothy.
– Va pour « Doro ».
– C’est tout ?
– Oui.
– Merci pour tout à l’heure. Ce type, il m’embête tous les jours.
– Pourquoi tu reviens ?
– Je travaille ici. Et toi, tu fais quoi dans la vie ?
– Rien.
– Rien, c’est pas possible, ça.
– C’est surtout très difficile. Mais on va pas parler de ça.
– T’en as des choses à raconter, toi !
       Ils finissent par quitter les abords de la petite ville. Doro lui parle de son enfance, de sa vie actuelle, ajoute qu’elle se sent seule à en crever. Il l’écoute sans un mot, sans une expression sur son visage. Il a ralenti son pas pour elle. Le silence les apaise tous les deux. Dans le noir, on y voit quand même un peu. Dommage qu’il n’ait pas un pick-up sous la main car ils auraient pu rouler dans la nuit sans se préoccuper de rien, rouler jusqu’aux premières lueurs du jour.
       Sur un côté de la route, les lumières d’un motel clignotent. Il n’en faut pas plus pour remuer en eux de vieilles envies. Ca les a pris par surprise. Ils ont peut-être assez marché. Le hall d’entrée est très éclairé. Quana la Rose rajuste sa plume d’aigle. Il reste des chambres. Tant mieux ou tant pis ! Qu’est-ce que ça peut bien faire maintenant que les dés sont jetés… les dés du hasard, ceux du destin. Quand on en arrive à cet endroit du chemin dans lequel on s’est engagé, est-ce qu’on se pose des questions du genre « C’est trop tôt ou trop tard ? ». Qu’est-ce qu’ils en savent… elle avec ses histoires et lui avec ses lourds secrets.

Il ouvre la porte. Elle jette son grand châle fleuri sur une chaise et fait semblant d’inspecter la salle de bain. Il éclate soudain d’un rire sonore. Elle se retourne presque effrayée. « N’aie pas peur, lui dit-il, c’est moi qui ai peur, peur de faire quelque chose qui ne te plairait pas. C’est bête, je me mets à rire quand j’ai peur. »


"Le spectre volcanique" de Marie-Odile GUIGNON


«  Habillez-vous confortablement, taille XXXL, comme LUI, ainsi dissimulé, vous passerez inaperçu ! ».

Il dort. Sa large robe en parapluie ouvert s'étale aux alentours elle ondule dans l'air léger. Le ciel respire sans honte. L'appétit l'a quitté. La croûte brune craquelée fige un cœur de mie tendre. Le souvenir brûlant de la fournaise du four s'étouffe. Toutes les couleurs chaudes de l'intérieur de son être s'enfoncent dans les entrailles d'un puy sans fin...
La forêt luxuriante,
Les étendues glacées,
L'aridité du désert,
La résistance du roc,
La fluidité lascive des océans...
Toutes ces demeures traversées dans ses passés...

Les voyages interpellent la sédentarité subconsciente d'un havre de paix...

Il possède la splendeur des jours de fêtes dans son habit verdoyant de fanfreluches colorées, fluorescentes et généreuses. Son costume enrubanné d'or, parsemé de petits points mouvants scintille en sursautant.
Sa veste brune grumeleuse, négligemment posée près de lui témoigne de ses excès passés : repliée, bouchonnée, elle dissimule sa pauvreté latente.
Une cravate dégouline de son cou, froissée comme du crépon qui n'en finit pas de se dérouler.

Les étoffes bigarrées attirent les regards mais l’œil s'y perd...

Sa tête enfouie dans son col se heurte au miroir de son âme. Le centre de son existence se débat contre l'esprit tourmenté d'un feu qui couve sous un couvercle congelé en train d'obstruer le bouillonnement profond de sa conscience.

Le chaud assoiffe, le froid désaltère par illusion, la météorologie naît de cette alternance.

Le vent souffle sur la neige poudreuse qui s'envole dans un scintillement ensoleillé. L'orage gronde dans les nuages, ils projette sa grêle colérique aux formes acérées dans un tapage infernal qui tue. L'intempérie l'incite à l'éclatement colérique.

Résister à l'implosion. Il affectionne le silence, ce silence qui s'avère angoissant quand le temps passe.
La routine engendre l'ennui, il le sait. Son effort d'installation dans la quiétude a pour vocation l'éphémère. Le laisser-faire amenuise l'estime de soi. L'endormissement peut conduire à la mort, la démission à la déchéance, la négation de la vie à l'oubli.

Que va-t-il choisir ? Il désire une métamorphose ?

Mais il somnole.
Comme un dragon assoupi dans sa tenue de camouflage se laisse piétiner par les passants,
Comme un cachalot qui dérive sur la mer tel un îlot de sauvetage.
Il feint d'être un une tortue-caillou sur la plage...
Une araignée-poussière...
LUI, le géant à la bouche béante verrouillée par un cri terrible et assourdissant qui ne demande qu'à jaillir ! Un râle qui gonfle à l'étouffer...

Comment fait-il pour ne pas exploser ?

 

"Bientôt, tu seras seul dans ton linceul" de Janine NOWAK


Tiens, tiens ! Une revenante ! Ex-gloire du Music-hall. Etoile filante. Pour ce qui est de filer, elle a filé ! Et vite encore. Un petit « tube » et puis s’en va. Depuis : silence radio. Balayée, rayée, oubliée. Ce qui ne l’empêche pas de se comporter en star. Et la voici qui  prend des poses, fait la belle, la bouche en cœur et l’œil innocemment sournois. Elle s’accroche. Si elle savait ce que je pense du caractère éphémère du succès et de la précarité des lauriers…
Qu’il est donc pesant de subir ces interminables litanies d’autosatisfaction !
Mais que suis-je venu faire dans cette galère ? Pourquoi accepter ces invitations, me mettre sur mon trente et un, faire l’effort de me déplacer, me mêler à contre cœur à cette vie nocturne et pour finir, invariablement, me morfondre à l’écart ?
Je les regarde tous : ils s’amusent, parait-il… Du moins, eux le croient-ils.
Décidemment, toutes ces soirées se ressemblent.
Celle d’aujourd’hui, j’ai l’impression de l’avoir déjà vécue cent fois, mille fois. C’est un peu comme ce qu’on appelle le « sentiment de fausse connaissance » qui est dû à une espèce de court circuit dans le système nerveux, des fils qui - en quelque sorte – se mélangent et qui vous donnent l’impression de refaire des choses ou de revivre un évènement à l’identique.
Ces raouts de la jet-set sont à vomir !
Le problème vient peut-être de moi, après tout. J’ai un gros défaut ; je dois bien l’admettre : j’aime gratter la surface des choses pour en dégager la véritable essence. Ce qui rend mon jugement trop sévère.
Hum, hum… Voici la fameuse Elena. Quel personnage !
Elle ne parle pas, elle roucoule.
Elle ne marche pas, elle ondule et joue admirablement de son extraordinaire chute de reins.
Son grand – et unique – talent, est d’allumer des feux qu’elle se garde bien d’éteindre, la garce !
Et bien sûr, la suivant de très près, les yeux hors de la tête à l’instar du loup de Tex Avery, fantasmant sur elle à qui mieux mieux, une cohorte de chevaliers servants, qui se laissent prendre à ses manigances.
Dieu que les hommes sont bêtes !
La chair est faible, c’est une évidence.
Autre déception dans ces futiles réunions : les gens n’ont rien à se dire. J’en ai pris mon parti et ne me fais plus d’illusions. Oh, ça discute ! Pour ce qui est de parler à bâton-rompu, pas de problème, ils sont experts. Mais, qu’est-ce qu’il ressort de ces ineptes conversations, de ces échanges vains, creux… Rien, le néant.
Et moi, dans mon coin, exhibant mes dents en un hypocrite sourire de bienséance, je me retiens d’exploser et j’enregistre ces scènes, avec la minutie glaciale d’un clinicien.
Le monde autour de nous parait hostile. Il n’aime, n’admet que ceux qui sont bien dans le rang, fondu dans la masse.
D’où cet impératif : si on veut être certain d’être apprécié et surtout accepté, on se doit d’être membre d’un groupe, d’un club, d’une association, d’un organisme… Il faut pouvoir produire SA CARTE !
Alors là, du coup, oui, tout devient possible, les portes s’ouvrent : ON EST ENFIN DES LEURS ! Et ainsi, on espère gommer définitivement ses origines plébéiennes.
Et tous en chœur, on se gausse de ce qui n’est pas conforme.
Et il ne faut surtout pas avoir de divergence d’opinion.
Et il est de bon ton de faire comme si.
Par exemple, cette veuve qui se veut inconsolable, se doit d’arroser de larmes, la sépulture de son défunt mari, afin d’y faire grassement pousser quantité de vertus que le cher disparu n’avait bien souvent qu’à l’état embryonnaire… et encore !
Et cet autre, ce monstre d’égoïsme, cet être machiavélique, qui est la cause du suicide d’un homme dont il se disait le meilleur ami… les remords devraient le ronger comme des métastases cancéreuses ! Que nenni. Il pérore, décontracté, tout sourire, content de lui.
Tabernacle, comme disent nos charmants cousins du Québec : quelle engeance !
Je ne me sens pas à ma place, ici.
Je suis un amoureux de la nature, moi. Je sais apprécier sa beauté, sa sérénité, sa fraîcheur.
Quoi de plus éloquent que le nez d’un lapin ? C’est joli, c’est mignon, touchant, attendrissant ; c’est sans malice, sans fards, naïf ; ça remue, ça frétille gentiment. Tout est dit, dans le nez d’un lapin.
Mais cet homme, là, avec son profil d’aigle, imbu de lui-même, c’est le diable en personne. Il joue les Don Juan. Encore un qui se croit irrésistible.
J’ai brusquement l’impression d’être au zoo. Et moi, je suis de l’autre côté des grilles. Du bon côté ? Du mauvais côté ? Va savoir !
Au loin, j’aperçois Kévin. Est-ce son réel prénom ? Peu importe. Ce vieux beau, ennemi de la banalité – c’est ce qu’il clame – porte ce soir une sorte de grande tunique, genre djellaba, toute blanche. Il imagine que sa barbe chétive et ses maigres cheveux qu’il s’évertue à porter longs, lui donnent l’air d’un Christ. Et le voilà qui parade au bras de…de mon ex ! Il fait l’intéressant, convaincu d’être le point de mire. Il évolue, passe d’un groupe à l’autre, distribuant largement sourires, claques dans le dos, baisers. Il a un besoin viscéral d’être entouré. Il hait la solitude, la redoute. Je suis même convaincu qu’il en a peur. Son oxygène, c’est la présence et le regard admiratif des autres.

Et moi, toujours dans mon coin, je ne le quitte pas des yeux et je me dis : «  Toi, mon petit bonhomme, tu t’imagines original, follement spirituel, aimé, adulé. Tu ne peux vivre sans avoir autour de toi une foule d’adorateurs. Mais moi, qu’est-ce que je vois ? C’est pathétique. Je vois un pauvre type, vêtu de blanc, qui donne l’impression d’avancer dans son suaire. Tes mains usées, parcheminées, marquées de veines et de tavelures, ton teint plombé - malgré les abusives séances d’U. V. - les poches sous tes yeux, révèlent tes excès. Des excès qui ne pardonnent pas et qui ne vont pas tarder à te conduire à l’inévitable : bientôt, tu seras seul dans ton linceul. Tchao, pantin ! »

 

"Relan (nouvel élan) à 82 ans" de Régis MOULU, animateur de l'atelier


Les personnes âgées aiment le fromage. Logique.

Marthe est une Saint-Maurienne qui vient de fêter ses 82 ans avec ses amies du cours de fitness. Loin d'elle de laisser sa peau plisser comme un vieux collant enveloppant tout son corps, faces de lune comprises (elle en a deux).
Elle est quand même plissée. Cela l'inquiète, la tend, la rend proche de l'explosion. Pour éviter cet éparpillement, elle fit donc le point sur ses rêves inaccomplis.
Après que son flipper de cerveau se soit mis en branle, s'afficha dans ses yeux "fromage !" en lettres gothiques. Tel était son désir le plus fou. Ou plus exactement "forte odeur de fromage", Marthe étant sensible aux caractères prononcés. Et ce matin encore, dans la salle de bain, cette idée l'agrippait comme une sangsue. C'est vrai que son coton démaquillant avait tout d'un chèvre frais, sauf l'épaisseur. « En quête ! » s'infligea-t-elle. En vingt-deux sauts de cabri, escaliers et porte de l'immeuble furent franchis. Et puis c'est tout : elle resta, plantée comme une conne, sur le trottoir. Est-ce qu'on lui demanda ses tarifs ? Des chiens la prirent-ils pour leur tronc d'arbre ? La confonda-t-elle avec une fourche pour Vélib ? Etait-ce à cause de sa robe fleurie qu'on essaya de lui cueillir un bras ?... Impossible, en tout cas, pour elle de dire ce qu'il s'est passé, tant cette seule et unique question la confisait : "Où trouver le fromage le plus expressif du monde ?" – Réponse : en France !
Elle bondit alors, puis se rendit compte qu'elle n'avait en rien avancé… car St-Maur est en France, d'une certaine façon, et sous ses pieds !
De même que les lingots sont chez les banquiers (et non les banques), les fromages sont chez les fromagers. En route donc pour la Rue de Paris à Joinville le Pont l'Evêque, ça va sans dire !
Mais elle tomba sur un commerce fermé depuis 1h50 : elle n'avait pas dû se rendre compte du temps inouï qu'elle avait mis pour réfléchir.
Un désespoir cardiaque la saisit.
Elle chancela. Comme une pile de pulls mal pliés. Avec la même lenteur qui rend la chute plus tragique.
Fort heureusement pour la Sécurité Sociale, une poubelle en plastic non recyclable s'improvisa, de par sa proximité, fauteuil roulant. Elle ne chut donc pas, tant mieux pour sa fierté.
C'est d'autant plus heureux car le trottoir était désert, désert si les chiens ne comptent pas.
En effet, seul un vieux bâtard se léchait le terminus de la digestion…
– Ah non, pardon, c'était un clochard en manteau de fourrure de chien... qui était alléché par l'odeur pestilentielle de la poubelle ! De ce contenant s'échappait un incroyable méli-mélo fromager ou plus exactement une mosaïque de relents regroupant le haut du classement des fromages les plus puants, à savoir : en 1, le vieux Boulogne ; en 2, le Pont-l'Evêque, puis  le camembert, le munster, le brie, le roquefort, le reblochon, le livarot, puis le 9ème dont j'ai oublié le nom, l'époisses, le parmesan… s'arrête là le classement, les autres étant inexpressifs car trop bien recouverts par les onze premiers.
Ouvrir le couvercle s'imposait. Marthe le fit dans l'extase. Son nez avait triplé de volume, ses yeux troubles jouaient les comètes détraquées. Il faisait nuit. peu importe l'effet chiche de l'éclairage contemporain, c'est à l'odeur qu'elle plongea son bras en direction du principal foyer infectieux… et ene ressortit une boîte en bois sur laquelle était écrit "Epoisses à consommer avant le XXème siècle". Elle ouvrit la boîte et vit… le mi-clochard mi-chien lui chiper la précieuse boule puante, et courir en direction de l'autoroute A4. Au carrefour de la vieille patte d'oie, il se fit écraser. Sang. Mort sans retour. Fin brutale.
La boîte en bois, s'inspirant des pneus qui hantaient les lieux, roula jusqu'aux égouts.
Marthe criait.
Surtout quand elle souleva la plaque d'égout pour rejoindre son trésor perdu – l'abonnement au cours de fitness était devenu rentable, d'un coup ! –. Là, un rat gros comme un bâtard avala tout rondement le récipient, de peur qu'on le lui vola. Il faut dire que, aveugle de naissance, il se sentait fragile, fragile au point de ne tout voir qu'en opportunité à saisir par la gueule immédiatement. Il se rangeait dans les mammifères compulsifs, au même titre qu'une femme qui fait les soldes […].
Marthe pleura… les canalisations s'en souviennent !
L'hyper rongeur se sauva, direction : la station d'épuration. Après avoir actionné la lumière LED de son porte-clefs, Marthe le suivit. L'animal se cogna tant et si bien qu'il finit par être assommé : et voilà qu'il comatait comme un sac à main Rue des Morillons. L'octogénaire qui venait de ramper comme pour s'habituer prématurément à ne plus se servir de ses jambes fut aux combles de la joie. C'est comme si son intérieur tripal était repeint en rose poupon, ou comme si un piment very hot venait de pincer son foie. Bref, une de ces jouvences qui fait oublier qu'on a les pieds dans la merde.
Elle saisit le raton par sa tignasse qui prospérait du crâne au cul, rampa en marche arrière, sortit de son Beaubourg poisseux et héla un taxi pour se rendre à Mondor, l'hôpital.
Là, elle fit de son âge et de son état piteux une sorte de charme frontal qui lui permit d'accéder à une salle de radiographie où elle força l'infirmier à s'intéresser non pas à elle mais à son hirsute animal. Enfin, elle eut la réponse à sa question : la boîte était au niveau du gosier. Inutile par conséquent d'inciser la baudruche poilue, elle entreprit par conséquent de la malaxer afin de faire ressortir son trésor.
Mais ce qui passe difficilement dans un sens, ne repasse pas dans l'autre sens, elle fut terrassée par un désespoir proche de la mort clinique.
Des personnes dirent néanmoins qu'ils la virent le lendemain chez un taxidermiste.
D'autres racontèrent que ce fut le coup de foudre entre elle et l'homme qui travaille les peaux, ce dépossesseur en quelque sorte.
D'ailleurs Marthe douta des intentions de ce vieux galant qui se jura célibataire de naissance. Comment, en effet, expliquer que ce bellâtre avait chez lui un tandem dont l'une des selles avait des motifs léopards, ce genre d'imprimé pour putes ?!
Le rat fut ouvert. Par une césarienne non conventionnelle, pour sûr. L'odeur âcre du contenu de la boîte d'Epoisses mêlée) l'acidité du tube digestif du rat-chien produit comme un gaz hilarant qui unit à jamais les deux protagonistes.
Ainsi Marthe, non seulement baigna dans son odeur préférée, mais aussi eut à partager sa vie avec un gars capable, à tout moment, de lui retendre la peau.

Les textes présentés ci-dessus sont sous la responsabilité de leur auteur. Ils sont quasiment le fruit brut qui a été cueilli en fin de séance... sans filet !
Retour page Atelier d'écriture