SAMEDI 3 OCTOBRE 2015
de 14h00 à 19h00

dans le cadre du cycle
"Le conseil des Grandes Plumes - année 2"

Animation : Régis MOULU

Thème :

Entretenir une hésitation prolongée entre le son et le sens (Valéry)

Evoquant son engagement poétique, Paul Valéry déclare : « le poème, cette hésitation prolongée entre le son et le sens ». En effet, la force d'un texte, ne vient-elle pas de sa capacité à nous charmer l'oreille tout en nous chatouillant (deuxième effet) le cervelet ? Il s'agira donc pour nous d'intégrer ces deux enjeux, de front, afin de mieux investir notre texte à écrire.

Remarque : au-delà de la contrainte formelle (thème), le sujet suivant a été proposé : Impressions d'un rameur (ou plusieurs...) qui vit comme un dialogue sublimé avec les éléments (en premier lieu : l'eau).
Pour stimuler et renforcer l'écriture et les idées de chacun, un support exposant en quoi on peut donner concrètement du sens et du son à son texte a été distribué en ouverture de session.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ci-après quelques textes produits durant la séance, notamment (dans l'ordre):


- "Le rameur, les rames et l'eau" de Marie-Odile GUIGNON

- "Barque alone" d'Angeline LAUNAY

- "Le temps retrouvé" de Chantal GUERINOT

- "Une barque sur l'eau" de Pascale SIMONNEAU

- "Le casque égaré" de Régis MOULU

- "Songerie d’un rameur solitaire" de Janine NOWAK


"Le rameur, les rames et l'eau" de Marie-Odile GUIGNON

Le rameur rame. Il rame sur la face des reflets du ciel. Sa barque glisse sur le miroir qu'il brise lentement. L'onde fendue se pare d'un bouillonnement blanchi. Un chemin se dessine en revers de lui, puis le chenal se referme dans le lointain. L'eau, à peine déformée, retrouve sa consistance, effaçant cette route d'avenir. La fermeté des rames caresse la viscosité souple, malléable, soumise aux désirs de celui qui la manœuvre, il l'interroge rame levée, elle répond docilement, alors il enfonce sa main mécanique dans les chairs transparentes, la blessure suinte d'un remous qu'il contemple. Cette force qui le porte, il la transperce par touches régulières, sans faiblir. Connivence rythmée du bourreau et de sa victime. Effleurements d'une nature indifférente, romantisme d'une propulsion lente, à la régularité de la cadence de ses gestes répond le chant de l'élément liquide. Une douce mélodie d'une gravité cristalline s'envole et se perd dans l'envoûtement d'un dialogue offrant peu de résistance. Aspect aérien de l'eau assoupie. Accord secret illusoire, entre-eux la vigilance s'habille de méfiance. L'eau, lasse de cette volupté d'égratignures de surface, éveille ses vagues, organise quelques clapotis, puis des tourbillons, elle gronde, et la barque hoquette… Le rameur danse dans sa coquille d'une neuve fragilité, il accélère ses frappes, pénètre dans les creux et les lames qui l'assaillent, il malaxe les formes arrogantes. Un frisson de domination coule dans son corps, une jouissance rythmique l’inonde. Le plaisir suprême de se fondre dans l'action sans se laisser dissoudre. Les flots s'amusent de leur puissance colérique capable d'étendre une profonde noirceur jusqu'aux cieux. L'affrontement leur sied. Celui qui les touche essuie l'abordage de son passé.

 


"Barque alone" d'Angeline LAUNAY

Les bateliers de la Volga… Toute ma vie, comme eux, j’ai ramé. Oh la rame, rame ou crève. J’en ai ramé, j’en ai crevé, j’en ai ressuscité. J’en ai pleuré des rivières… « Cry me a river ». Ma barque s’est penchée, épanchée, renversée. Et toi, infatigable rameur, insatiable rêveur, tu as tourné sur toi-même, rétro-ramé, chaviré mais un jour tu t’es décidé à fendre les eaux troubles parce que tu ne doutais pas, parce que tu te doutais que plus loin, là-bas, couraient les eaux fraîches qui régénèrent. Oh la rame, rame rêve. Entre deux rives je me suis glissé, entre deux rêves me suis évadé. La Terre et le Ciel peuvent bien patienter. Mon embarcation flotte et se rit des remous. Sur le vert tremblant et sous le bleu scintillant, je plonge mon regard à la recherche de l’inconnu. J’observe tout ce qui bouge, se transforme et m’échappe. Comme le sable ou le temps, l’eau fuit entre mes doigts ; elle bruisse en imitant les feuilles qui se mirent dans le courant. Un pic épeichette pépie, un passereau passe. L’espoir effleure mon esprit, chante chantera. Tandis que je me demande quelle sera ma prochaine destination, de minuscules insectes par milliers envahissent l’espace. Ils sont comme un brouillard existentiel entre ce qui a été et qui sera. Il paraît que le futur est tout proche alors que le passé s’éloigne de plus en plus. Ca dépend peut-être pour qui… Calme plat ? Agitation ? Aléas de la navigation ? Trouvons en nous ces ressources insoupçonnées qui viennent du fond des âges : la pêche, la chasse et la cueillette. Qu’est-ce que je fais là, sur ou dans ma barque ? N’est-il pas temps de la tirer sur la berge et de me dire qu’elle a suffisamment erré sur l’océan des inconscients ? Exploration des profondeurs sans masque ni palmes. J’en ai fait des allers et retours entre fond et surface ! Je vais porter mes pas vers un ailleurs plus stable, une terre nouvelle qui soit moins insondable. Oh la marche, marche sans trêve. Pour ne pas oublier ses rêves, mieux vaut se les raconter sans cesse. Sans trêve ou sans cesse, c’est la même chose. Je marche en rêvant. Je rêve en marchant. Sur mon chemin, des animaux, des hommes, des femmes et des enfants. Au sol, sont disposées de grosses pierres au milieu desquelles rougeoient les braises d’un feu qui s’éteint. Nous voilà rassemblés, nos verres à la main et nous parlons de tout et de rien. La nuit s’avance en silence. Je pense aux vagues, à la rivière, à l’océan des blés, aux cathédrales de pierre, refuges de la spiritualité. Que vient faire ici la petite barque abandonnée sur son coin de planète, au port des oubliés ? – Elle vogue peut-être sur la cime des arbres, recueillant au passage la poussière des étoiles qui s’amuse à danser sur un air de polka. Ma barque s’en réjouit sans même savoir pourquoi. Evidemment les barques ne pensent pas. Ma voisine de droite me dit qu’elle vit avec son fils au pied de l’Himalaya. Mon voisin de gauche me saisit le bras et m’entraîne à l’écart pour me confier un secret. C’est comme si je les connaissais depuis toujours. Je les présente l’un à l’autre, ce qui les fait rire car ils sont mari et femme. A cet instant précis, des moteurs de voiture se mettent en marche, tous feux allumés. C’est pour éloigner les éléphants sauvages qui parfois se hasardent vers les habitations. Leur curiosité égale la nôtre pour des raisons vraisemblablement différentes. Je me réchauffe à la douce chaleur qui se dégage des dernières lueurs d’un feu dont les étincelles fusent en sifflant. J’écoute ce chant du monde, émerveillée, avant de m’éclipser.

 

"Le temps retrouvé" de Chantal GUERINOT

Il faisait frais ce matin. Cette fraîcheur apaisante l'enveloppa dès son arrivée. Le silence de la forêt était là. La lumière était belle. Jean-Paul déchargea son canoë de bois, referma sa voiture. Prêt. Prêt pour son moment à lui. Loin de tout, de sa vie, du métro, du boulot, de sa famille, des contraintes, loin de la morosité de la vie quotidienne qui était son lot depuis si longtemps, déjà si longtemps... Il traîna le canoë jusqu'à l'eau, l'y jeta, s'y installa, prit les pagaies, ferma les yeux, respira un grand coup, rouvrit les yeux et tout pouvait commencer, le sourire retrouvé. Un coup de pagaie dans cette eau si calme et si limpide. Jean-Paul prit le temps de se laisser porter par ce glissement si léger, ce bonheur retrouvé. Un deuxième coup de pagaie le mit sur son chemin et amorça le rythme de la descente. Rythme des percées dans l'eau à intervalles réguliers. Les poissons venant frôler le canoë, si peu dérangés par lui, les herbes suivant le mouvement du courant, ondulant différemment sous les vagues du canoë. Les arbres si hauts, se refermant sur cette rivière comme s'ils voulaient la protéger et permettre à Jean-Paul de faire sien cet univers hors du temps, hors de lui. La rivière rétrécit et le courant se fit légèrement plus fort. Jean-Paul continua sur le même rythme dans cette aube qui annonçait une mâtinée radieuse. Son esprit se vida au fur et à mesure de la descente, son souffle se fit plus clair, un certain oubli de son corps, de lui tout entier se fit pour être juste là à cet instant précis et unique. La douceur de l'eau, la douceur du feuillage des arbres, la douceur de l'air, la douceur du lieu lui fit se retrouver, retrouver son être originel avec ses désirs, ses rêves de jeunesse à irrémédiablement accomplir avant d'être définitivement perdus, avec son essence de lenteur qui a toujours été sienne et qui est complètement inadapté à la vie qu'il s'inflige : obligations, contraintes, perte de désirs, perte du temps qui passe... Les remous se firent plus calmes et ondulants. Il entra dans le rêve porté par le clapotis de l'eau sous ses rames. Il arrêta de ramer, sentant le ralentissement de l'embarcation, se laissa porter par les éléments, le souffle apaisé, son corps relâché dans la bien être de sa condition. Souffler, s'arrêter, sortir de la tête de l'eau, regarder la lumière, cette eau si apaisante... Réfléchir, réfléchir, penser sans arriver à rien. Se sentir exister malgré tout, se sentir être. Voilà être. Essentiellement être. Se laisser bercer par cela. Reprendre les rames. Jouer avec l'eau. Se trouver. Se retrouver. Se sentir le maître de ce moment. Agir. Ramer confiant à tout jamais. Voir le bout de l'embarcadère d'arrivée. Sortir de l'eau. Sortir le canoë. Mettre le canoë sur le camion, s'asseoir et se laisser ramener au point de départ. Seul parmi les autres mais pas si seul. Avec cette force qui est dorénavant la sienne. Demain, Jean-Paul ne sera plus le même. Sur le chemin du métro, il lèvera la tête, il sourira au soleil, au chant des oiseaux, au bruissement des arbres. Il sourira, plein avec cet éclat lumineux dans les yeux qui fera que jamais rien, jamais rien ne sera plus comme avant.

 

"Une barque sur l'eau" de Pascale SIMONNEAU


Marie se demandait si elle avait eu raison d’accepter ce rendez-vous. Thomas avait eu l’air si sûr de lui. Là, au milieu de l’océan, les derniers rochers trop éloignés pour être rejoints à la nage, elle doutait. Elle doutait comme elle l’avait toujours fait à chaque étape de sa vie. Enfermée dans un monde de fureur, elle avait vu en Thomas une alternative à son malheur. Mais, maintenant, le claquement répété des rames sur l’eau l’agaçait comme le tic-tac des réveils importuns. Si le silence l’avait, au départ de la promenade, conquise, les multiples bruitages qui s’étaient multipliés avaient eu raison de cette image d’Epinal vanté par Thomas. Même le clapot la rendait inquiète, imaginant créatures fantastiques et montres marins que devait forcément receler ce monde antique. La surface, elle, ne savait pas se décider. Elle oscillait entre reflets irisés et profondeurs des plus sombres. L’horizon, plat tout au fond, qui les guettait, la renvoyait à ses angoisses vertigineuses de chutes. Elle n’arrivait pas à profiter de leur solitude tant rêvée. Elle ferma les yeux un instant pour se soustraire à cette immensité. Elle n’en ressentit que plus vivement la dureté du banc sur lequel ses fesses reposaient. Les grincements des rames, doublées, à la faveur de la houle, d’un petit choc à chaque retombée sur les supports, atteignirent leur apogée, vrillant son cœur à chaque mouvement. Décidemment, ils n’appartenaient pas aux mêmes mondes. Thomas, lui, était aux anges, éloigné de toute civilisation, avec pour seul compagnon, le clapot familier de l’eau sur la barque. Son cœur battait aux rythmes du ressac. Imperturbable. Eternel. Immuable. La barque pourfendait maintenant l’eau d’un mouvement régulier. Et Thomas y voyait l’œuvre de Dieu. Il se sentait appartenir aux éléments. Ses muscles saillaient à travers son tee-shirt et la fatigue le faisait se sentir vivant. Plus que vivant, humain. Terriblement humain. De cette certitude que l’on acquiert au contact d’une force qui nous dépasse. Il aurait pu mourir à cet instant précis. Il était heureux de ce bonheur insaisissable qui lui échappait sans cesse. Mais, aujourd’hui, il avait une mission. Il était là pour elle. Thomas aimait Marie. De cet amour qui voit au-delà des apparences, de ce sentiment qui aide l’autre à grandir, parfois malgré lui. Il n’avait pas besoin de Marie pour se vivre. Il avait compris depuis longtemps que l’homme est toujours seul. Les excursions en mer avaient non pas façonné un être solitaire mais un homme conscient de son unicité. Il savait au fond de lui-même qu’il ne pouvait pas lui donner ce qu’elle attendait. Tout comme le plongeur affronte l’obscurité au fond de l’océan, Marie devait découvrir ses propres forces au plus profond de ses entrailles. Mais accepterait-elle ? Thomas profitait de l’admirer tandis qu’elle gardait les yeux fermés. Mais ses lèvres pincées en disaient long. Il aurait voulu la prendre dans ses bras et lui offrir un cocon de paix. Même les nuages avaient choisi aujourd’hui leur plus beau blanc ! Thomas s’arrêta de ramer et ferma les yeux à son tour. Qu’elle sente l’amour universel qui gonfle la poitrine de chaque homme et auquel chacun est libre de donner libre court, serait sa plus belle récompense. Il prit le temps de se recentrer sur lui avant de rouvrir les yeux. « Emmagasiner un peu de l’âme du soleil demande un certain entraînement » avait-il coutume de dire à ses amis. Au moment où il rouvrit les yeux, il rencontra tout de suite ceux de Marie, vides, intemporels. - J’ai froid, dit-elle. Il fit faire demi-tour à la barque et, les yeux dans les yeux, ils s’acheminèrent vers leur issue fatale. Chaque coup de rame résonnait maintenant à l’unisson de leurs cœurs meurtris.

 

"Le casque égaré" de Régis MOULU, animateur de l'atelier


Fouettent, fouettent l'eau
baguettes de rame qui moulinent,
moulinent et s'étourdissent
pour lancer mon petit pain d'embarcation
sur le grand miroir offert au ciel,

éclaboussent, éclaboussent
et atomisent comme se vaporisent
des milliers d'insectes mutants
sans berge fixe,
du moucheron d'eau à la goutte punaise,
essaim de boutons sans mercerie,
jeté de graines devenu
semence-liquide qui jaillit, grandit,
s'extasie à reverdir le lac de mes impressions
de rameur se voulant turbine,

âme mécanique en partance,
esprit qui patine, ode à la rature,
voyageur sans retour,
je suis le muscle du néant
qui se cherche une amie,

ô superbes gerbes,
gerbes dont s'inspirent toujours les fleurs vertes ou sèches,
trombes en bombes qui vrombissent
à chaque coup de manivelle,
interminable tricot,

la barque, grosse feuille fossile,
coque de noix dont je suis la fève,
glisse, raye le miroir,
ride en somme le visage du lac,
provoque ou convoque le ciel
et grave sa sentence : je quitte,
j'ai quitté la rive des hommes
amoureux de la civilisation,
le bras puissant,
dos à la proue,
comme aveugle à ma destinée,
masque de cheveux offert au vent,
sans aucun trou pour les yeux,
absence de bouche, nez plat
et visage froid,
froid et assombri comme une lune argentée
avant qu'elle n'ait à plonger dans la terre,
inhumation volontaire
et épreuve solitaire
que l'on croirait désespérée
si un lendemain n'était conté,

penchant pour les sacrifices,

je cours vers la renaissance,

incisant l'azur, un canard,
en coupant ma trajectoire
par sa trajectoire,
constitue une croix,
j'aime ses plumes,
irisées comme une nuisette satinée,
il rejoint le placard du lupanar divin,
tout finit par se ranger,

pétrissent, meurtrissent
et brisent la vitre de l'eau
mes deux piolets associés
que j'emploie comme ouvriers qualifiés,
dédiés aux travaux de force,
la lutte est féroce,

par ma sueur, je déborderai ce lac,
atteindrai les sommets du rêve,
là où la neige est vierge de toute fonte,
là où se forgent les pensées,
là où la franchise du soleil vient passer ses vacances,

des troncs dérivent,
rapides comme des branches,
futurs limons, possible vase,
tout tend à s'affiner ici,
j'y prendrai part,

« et joue, et joue
et donne encore du tambour » me dis-je,
épris par le roulement,
ivre, abruti ou fou,
car comment, sans cela, autrement avancer,
je parcourais des litres et des kilomètres à la pelle,
à ma grande peine
que mon courage remaquillait,
redessinait à un tel point que
geyser de diamants j'aperçus
au bout de mes battes,
un bon moment,
joaillier je fus un temps,
enfant béat pour le restant :

la beauté inspirée planait,
m'entourait et se rapprochait,
j'étais sa proie et y consentais,
il m'a même semblé être pris dans ses filets
que constituait une énorme robe de mariée,
encore toute suintante de strass
ou de perles prêtes à être vendangées,

ô comme il fut doux de me tenir sous cette cloche,
ce kiosque de folie,
ce casque qu'un dieu a égaré,
ce cadeau des cieux,
ce tremplin que mon obstination a fini par me concéder,

la berge espérée était là,
solide comme mes visions
et infinie comme ma fatigue,

je me crus coquillage,
un descendant de fossile,
la convoitise de tout pêcheur,
apprécié pour la fibre de mirage que je recelais,

l'arrimage fut violent
quand j'appris incidemment
mon exclusion du club d'aviron.

 

"Songerie d’un rameur solitaire" de Janine NOWAK

Prudence et modestie : pour cette première sortie, je me contente du tour de l’étang de Thau. Peut-être, la prochaine fois, oserai-je franchir le chenal et ainsi me retrouver de l’autre côté, vers le large et vent en poupe, afin d’affronter «la mer, la mer, toujours recommencée», (pensée en forme d’hommage au poète qui dort là-haut, sur la colline, sous sa pierre blanche). Bouzigues. Son charmant petit port de plaisance…ses immenses parcs à huitres. Hum…les huitres. J’en raffole. Je m’en fais des ventrées. Avec ma barque, je tourne et retourne depuis déjà plus d’une bonne heure, au milieu des installations ostréicoles. Doucement je m’approche des longs cordages amarrés à des systèmes fixes, où s’agglutinent les savoureux coquillages. Dans ce coin, ce sont les jeunes, les naissins comme on dit. Quatre années d’élevage, dans ces zones riches en plancton, sont nécessaires pour qu’une huitre atteigne sa taille marchande et soit prête à être consommée. Me voici tout songeur…Je m’interroge et me pose une curieuse question : à quoi peut bien penser une huitre ? Son activité est nulle. Elle est là, à attendre…A attendre, elle ne sait quoi, car la pauvrette ignore qu’elle est condamnée à être avalée toute crue, toute vivante, en une bouchée ! Elle doit se sentir ( mais, est-ce qu’une huître, ça réfléchit ?), enfin, si elle pense, elle doit se trouver (si toutefois l’élément liquide n’émousse pas les sensations), bien à l’abri dans sa carapace, comme moi à présent dans mon pointu. Après tout, qu’est-ce que je fais de plus glorieux que les huitres, en ce moment ? Je suis assis dans ma coquille de noix, je me prélasse, me contentant de savourer ce chaud soleil matinal qui m’apporte la fortifiante vitamine D, si nécessaire à la bonne qualité de mon squelette ! Qu’il fait bon ! Comme tout est beau ! Les couleurs palpitent. Je me laisse happer par ce calme, par la suave caresse de l’air sur mon visage, par cette atmosphère douillette. Je communie avec ce qui m’entoure. J’en suis tout ramolli et n’ai plus la moindre envie de bouger. D’ailleurs, pourquoi résister ? J’allonge les avirons dans l’embarcation, prends une pose confortable, installe mon chapeau sur mon nez, et me laisse bercer par les vaguelettes. Mon frêle esquif oscille au gré du vent. Un merveilleux engourdissement me saisit. Le léger clapotis des flots contre la paroi de mon embarcation est aussi plaisant à mes oreilles qu’une belle mélodie. Je somnole, rêvasse et me mets à penser aux espèces vivantes qui grouillent sous moi dans ce troublant monde du silence. Les fonds marins regorgent d’une végétation luxuriante et ondulante, dans laquelle folâtre une vie animale inimaginable. Une faune cachée, mystérieuse, sournoise, qui tourne, virevolte, se poursuit, s’enfuit à l’approche d’un prédateur en hurlant sans bruit, gueule grande ouverte, s’entre-dévore. Des êtres étranges, si éloignés des hommes bien qu’ils soient leurs ancêtres, des monstres marins peut-être, des sirènes - qui sait ? - qui mènent une vie intense, s’agitent interminablement. La fatigue, ils ne connaissent pas. Inlassablement, leur existence est orientée vers un seul but : la recherche de la nourriture. Mais après tout, les vaches dans les champs, n’en font-elles pas autant ? Et les fourmis qui engrangent à longueur de journées ! Quant aux poules, elles avalent sans retenue. Ah, heureux animaux que nous sommes, nous les humains, qui avons inventé le rire et les loisirs ! Revers de la médaille, nous savons que nous sommes mortels. C’est le triste privilège de notre intelligence développée. Mais, en attendant cet instant fatal, la vie offre de bons moments. Celui que je savoure tout bêtement ici-même, par exemple. Ne suis-je pas heureux, béat ? Jusqu’à ce jour, je n’avais jamais osé sauter le pas. Depuis longtemps, une envie me tenaillait : aller sur l’eau, naviguer, prendre le large et surtout diriger moi-même et à ma guise, mon embarcation, en maître absolu. Je m’étais bien offert deux ou trois tours en pédalo… C’est sympathique le pédalo… Mais aux antipodes de la grande aventure ! Et puis voilà, je me suis lancé : j’ai cassé ma tirelire, acheté ce rafiot d’occasion, et mon rêve se réalise enfin. Oh, je sais bien que je ne me hasarderai jamais bien loin avec cette fragile barcasse. De toute façon, je n’aurais ni le courage, ni l’énergie des pêcheurs de baleines, des cap-horniers, de ces travailleurs de l’extrême, de ces surhommes soumis à rude épreuve, qui affrontent les océans déchaînés, défient la nature, parfois au prix de leur vie. Eux, les brisants ne les effraient pas. L’eau est leur élément. Un élément déroutant, traître, imprévisible. Une mer d’huile peut, par un brusque caprice, se changer en gouffre mortel qui avalera à jamais ces êtres d’une bravoure hors norme. Mais moi, le timoré, le couard, si demain, ou après-demain, je trouve l’audace de simplement longer la côté de Sète à Palavas-les-Flots, j’en serais follement heureux, car pour moi ce serait réaliser un véritable exploit. Après tout, chacun son métier, chacun ses talents. Cette expérience me fait prendre conscience qu’il serait vain, prétentieux, voire dangereux, d’aller au-delà de mes compétences. Je ne suis pas quelqu’un de compliqué. N’étant pas d’une nature téméraire, je dois me satisfaire de ce qui est à ma portée. Le clocher de l’église qui égrène ses douze coups me sort de mon hébétude. Je me secoue, reprends les rames et me dirige avec énergie vers le port. J’amarre ce que j’appelle pompeusement et fièrement « mon bateau » et marche directement vers la terrasse de mon bar habituel où je suis joyeusement accueilli par ma bande d’amis Je m’assois, commande mon traditionnel Pastis et tout fiérot, j’exhibe les deux belles ampoules qui ornent à présent l’intérieur des paumes de mes mains. Et je me dis que je vais peut-être attendre deux ou trois jours qu’elles guérissent, ces grosses cloques, avant d’entreprendre un plus long trajet !

Les textes présentés ci-dessus sont sous la responsabilité de leur auteur. Ils sont quasiment le fruit brut qui a été cueilli en fin de séance... sans filet !
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