SAMEDI 17 NOVEMBRE 2012
de 14h00 à 19h00

dans le cadre du cycle
"J'écris comme d'autres peignent"

Animation : Régis MOULU

Thème :
Les petites émotions sont nos grands capitaines (Van Gogh)


Au cours de cette séance, il s'agit d'intérioriser ses idées sous forme d'émotions avant de déclencher des "jets de textes" ! Ce serait comme se mettre sous une tension sentimentale pour gagner en vitalité et sensibilité.

Vincent Van Gogh ajouterait même qu'il serait nécessaire d'obéir à ces émotions... Il y aura donc de quoi tenter des mises des abîmes sensorielles, juste pour secouer de l'intérieur nos écrits à produire !...

Remarque : au-delà de la contrainte formelle, le sujet "relayer la naissance d'un collectif qui aura un objectif commun et très concret" a été énoncé en début de séance.
Pour stimuler et renforcer l'écriture et les idées de chacun, un support a été distribué... Coolissime !

 

 

 

 

 

 

 

Ci-après quelques textes produits durant la séance, notamment (dans l'ordre):

- "Attente" de Janine NOWAK

- "Hérissons-nous" de Marie-Odile GUIGNON

- "Six sachets dans la théière" de Régis MOULU

- "La pschitt-chologie" d'Angeline LAUNAY

- "Nom de baptême : « CIPU »" d'Ella KOZèS



"Attente" de Janine NOWAK

C’était l’an passé.
Trois semaines. Trois semaines qu’ils étaient là, soir après soir, à mettre au point leur grand projet.
Je me faisais tout petit dans mon coin, mais mine de rien, je buvais avidement leurs paroles et les observais sans relâche.
Un léger sourire flottait sur mes lèvres. Ce sourire était-il bienveillant ou narquois ? Moi-même, je n’arrivais pas à démêler mes sentiments. Souhaitais-je leur réussite ? Espérais-je, perfidement, les voir échouer ? Oh, d’ailleurs, je savais très bien pourquoi ces pensées si négatives me titillaient. Une fois de plus, j’avais été rejeté à cause de mon jeune âge. Alors, évidemment – c’était mesquin de ma part, mais plus fort que moi - j’étais jaloux, rancunier, teigneux.
Leur but était loin d’être atteint. La réussite n’était pas assurée. Il restait beaucoup à faire, à améliorer, à peaufiner. Tout était encore bien fragile.
Ils donnaient l’impression d’avoir construit un château de cartes qui s’écroulerait si une seule carte tombait. Et qui serait la fameuse carte condamnée à la chute ? Car cette petite assemblée comprenait, selon moi,  quelques maillons faibles.
Serait-ce Jeff, ce bouffon impertinent, paradant comme un paon ?
Ou bien mon grand frère Adrien, toujours si compliqué, ayant trop tendance à vouloir couper les cheveux en quatre ?
Ou encore Hervé, avec son air tatillon de bureaucrate grisâtre ? Son gros défaut était sa peur congénitale d’être sans le sou. Et il en était devenu si pingre, il gardait si jalousement son argent, qu’il avait un mal fou à casser sa tire lire pour payer sa tournée.
Stéphane, c’était un tout autre genre… peut-être pire encore ! Il n’entendait guère que ce qu’il désirait entendre, que ce qui l’arrangeait le mieux, preuve d’une incommensurable bêtise. Et il se contentait de laisser tomber des formules toutes faites, ce qui ne faisait guère avancer le Schmilblick.
Ce projet était difficile, très ambitieux. Certes, quand on expérimente quelque chose, on ne tape pas toujours dans le mille. Mais là, ils voyaient grand.
Heureusement, il y avait David, personnalité étonnante. La carte maîtresse !
Il était le plus inspiré de tous. Ses yeux, d’un bleu myosotis, pétillaient d’intelligence. Il était insolent de vigueur. Il bouillonnait de vie et cette vie semblait rejaillir de lui par tous ses pores. Il était franc, direct, sans faux-fuyants. Il ne perdait pas son temps en mises en scènes hasardeuses. Et surtout, il ne s’en laissait pas conter. Il avait une âme de chef. Il était taillé pour le commandement.
Parfois, il me faisait un clin d’œil, plus efficace qu’un grand discours. Il semblait dire : « Prends patience, petit ; le temps passe vite tu sais,  et très bientôt tu seras en âge de nous rejoindre ».
Enfin, on trouvait Alphonse, ce bloc de mystère, dont les yeux semblaient vides. Mais, si ses yeux semblaient vides, c’est parce qu’ils regardaient en dedans. Certains individus sont nés pour la malchance, comme d’autres sont nés pour une existence sans surprise. Lui, faisait partie de la première catégorie, ce qui pouvait peut-être expliquer cette étrange attitude. Du coup, le regard dans le flou, il passait des heures à ruminer le mystère de la destinée. Il avait l’air d’être toujours ailleurs. Il pensait, c’est tout. Il n’avait même pas de vague à l’âme. Oh, il ne s’ennuyait jamais, car il se suffisait. Il vivait en lui-même, au fond de son être, tout en cogitant.
C’était à se demander comment un jour, sortant de sa torpeur, il était venu, en silence, se joindre au petit groupe, qui l’avait accueilli tout naturellement.
Ce cercle d’amis, dégageait une ambiance bon enfant qui séduisait, attirait.
Et moi dans mon coin, je rongeais mon frein et voulais croire en des lendemains meilleurs.
Mais je n’étais qu’un petit d’homme, contraint, à l’instar du papillon, de subir les lois de la nature et de m’y plier. Evidemment, j’avais dépassé le stade de la larve. Cependant je n’étais encore qu’une chrysalide. Et je piaffais d’impatience, en attendant de pouvoir prendre mon envol et être enfin, ENFIN, autorisé à m’associer à cette équipe fascinante.
J’étais convaincu que David avait besoin d’être épaulé. Une clique de bras cassés n’était pas digne de lui ! Moi seul pourrais un jour le seconder efficacement. J’en avais l’intime conviction.
D’ailleurs, n’était-ce pas cette promesse que je lisais dans ses encourageants clins d’œil ? Et dans ces moments là, je lui répondais d’un regard implorant qui signifiait : «  David, tu comprends, moi, je veux fuir cette ville triste et sombre, où toutes les rues, si mornes, donnent l’impression d’être tartinées d’une épaisse crème de gadoue, et où les maisons semblent peintes à la boue. Vois-tu, je m’étiole ici, telle une fleur constamment à l’ombre. J’ai besoin d’autre chose. Je veux du soleil, des couleurs, de la joie de vivre. Alors, dis, David, la prochaine fois sera la bonne, hein ? Tu m’emmèneras ? ».
Cette question était toujours en moi et me taraudait.
Heureusement, le temps s’écoulait.
J’ai grandi doucettement.
Et aujourd’hui, oui, AUJOURD’HUI, je suis à leur table !



"Hérissons-nous !" de Marie-Odile GUIGNON


L'atmosphère de la forêt resplendissait d'or scintillant en petites piécettes tombant des arbres. Des frissons se lançaient à l'assaut des branches. Un tapis de feu se tissait sur les sols humides. Une écharpe vaporeuse courait sur le miroir des étangs.

Il ne grelottait pas dans son creux mousseux, protégé par les piquants de sa fourrure, non. Sa petite tête, muselée par une minuscule truffe noire, cogitait. Les siens ne se déroberaient pas car la révolte couvait dans leurs âmes. Leurs conditions de vie devenaient de plus en plus dangereuses et leurs champs d'action s'amenuisaient de saisons en saisons, pire, d'années en années, certainement de siècles en siècles !

Sur les feuilles roussies, un bruissement courait, le chuchotement des piétinements se gonflait comme un orage. Ils approchaient. De minuscules boules dépliées s'étalèrent en tapis de fakir puis s'installèrent en cœur sous le vieil arbre.
Le chêne se dressait la tête haute avec une colère sourde dans la sève, rien qu'à l'idée d'être confondu avec un châtaignier, encore pire, avec un marronnier d'inde, ce sot qui s'installe dans les villes et qui ressemble dès l'été à un loqueteux à cause de ses feuilles brûlées par la pollution et le dessèchement.
« Mais pourquoi ont-ils choisi mon ombre pour se regrouper ? » Songeait-il à la cime de sa stature.
Comme il avait encore de la logique dans l'écorce de son tronc, il se dit qu'il ferait bien de tendre ses feuilles les plus fines, histoire d’ouïr tout ce qui se raconte en bas autour de son pied, et si nécessaire, d'en informer le ciel :
Voilà comment un vieux chêne plusieurs fois centenaire se transforme en espion, mutant toutes ses capacités biologiques en panoplie de haute technologie !

Au sol, note du diapason, le cœur des hérissons battait à l'unisson.
Une mélodie de revendications sautillaient sur le clavier noircissant le chant du combat fou :

- Trop de morts sur les routes, des générations sacrifiées...
- Trop de clôtures dans les cultures, la famine à la porte de tous les jardins devenus inaccessibles...
- Trop de chemins de randonnées, c'est une atteinte à la libre circulation en famille.
- Non-respect de l'identité hérissonne, les hommes nous confondent avec des bogues et nous dégagent d'un coup de pied, en particulier les plus petits d'entre-nous, nos enfants…
- Sans oublier les cueilleurs de champignons qui nous volent nos mets les plus fins...
- Qu'allons-nous laisser en héritage à nos bambins dans ce monde où la désespérance se développe au-delà de la vitesse du son ?

La symphonie grinçait, mais ne manquait pas de parti-pris. Après avoir épinglé l'ensemble des dissonances, le silence s'imposait pour permettre à chacun de faire le point.
Des milliers de petites aiguilles se mirent à tricoter des stratégies...

L'azur s'était dégagé et l’œil d'un rayon de soleil obliqua curieusement sous la ramure du grand chêne pour éclairer l'atelier laborieux. Quel traître ! Un nuage l'éteignit rapidement. Était-ce par solidarité avec l'assemblée ou pour troubler la fête ? Les cumulus pleurent plus qu'ils ne réfléchissent, sauf peut-être quand le soleil glisse à l'horizon et qu'il magnifie l'art des couleurs en nuances flamboyantes. Toujours est-il qu'il jeta un froid dans l'assemblée.
Un tremblement d'inquiétude se propagea, mais heureusement, chacun avait sa « petite laine » de revendications pour se réchauffer ! Pas question de se laisser impressionner par les aléas de la météo ! Naturellement, une averse se déclencha déversant ses canons à eau sur les manifestants.

Ils en avaient gros sous les poils. L'heure de se disperser était venue.
Ils devaient rentrer chez eux.
Lui, il dissimula sous sa toison les stratégies secrètes de ses semblables mises en puces à l'issue de ce conseil et se glissa en boule au fond de son abri terrestre...
Mais de la brune feuillure du chêne un murmure se propageait jusque dans les racines les plus fines, celles qui affleurent la surface de la terre...

Début d'une aventure qui ne manque pas de piquants!

 

"Six sachets dans la théière" de Régis MOULU, animateur de l'atelier


Paniers en osier tressé,
paniers qu'on ferme,
des serpents d'odeurs les traversent,
camembert rampant,
saucisson à l'ail qui virevolte, qui harponne,
petit fumet de quiche aux lardons expressifs et attachants,
et par derrière, en supplément, le melon bien mûr qui sort ses pinces,
tout est prêt,

pique-nique bien préparé, pique-nique réussi,

maintenant, tous au point de rendez-vous !
le cœur bat quand sonne le pas,
carte bienvenue, le monde dans une main, les yeux au pied de l'horizon, être résolu nous donne la force d'un tronc d'arbre dont on fait des belles poutres,
où réside la fontaine – le brochet en pierre qui crache ses eaux –, cette roucoulade nous attire, nous retient, nous traverse, nous remue, nous transmet son bouillonnement,
j'ai hâte qu'on soit tous tout autour, ce serait joli de nous voir sans la fontaine, on formerait déjà une ronde tant on a la danse autour du feu dans nos gènes et l'envie de se donner la main dans les poumons,
les bouches des êtres humains sont de drôles de cascadeuses : on aime se dire bonjour, qu'on ait des joues rebondies amplifie ce phénomène,
avec Arnaud, Luce, Pâquerette, Grégory et Rebecca, on s'étreint,
tout le monde est là,
au programme : pique-nique sur plancher flottant ! je parle d'une barque, on adore la Marne,
mes yeux vont tanguer,
tel un ruban de soie, des paysages nouveaux vont se dérouler, ambiance "petites caméras intérieures qui sculptent notre mémoire vive", c'est surtout le grand bol d'air,
un pinceau de fraîcheur nous repeint de la tête aux pieds,
une expérience collective ça rapproche comme le sont des cornichons qui font bocal et vinaigre communs, c'est trop fort,
ça peut démultiplier un corps,
nous faire croire en quelques secondes que nous sommes élastiques,
mieux, heureux !
j'ai la souplesse de l'aligot qu'échevèle un chef cuisinier devant ses hôtes,
nous six, on ne se connaît pas,
juste une prise de contact sur Internet,
juste six miettes astéroïdes qui se détachent de la planète O.V.S.,

et nous voilà qui sommes bercés au même rythme, dans notre landau insubmersible !
une lévitation douce nous entraîne, tout nous met du cheval sous le fondement, nous venons en effet de larguer les amarres,
à chaque découverte partagée, on renaît ensemble !
ah, cette libellule, avec sa beauté préhistorique et mordorée !
douze yeux volent désormais avec elle, en escadron !
on entre ensuite dans l'écluse comme on inspecte l'horlogerie d'une montre, de l'intérieur du boîtier,
l'évier est bouché mais l'évier se débouche aussi,
qui rame ? les rames connaîtront toutes les mains, seulement à tour de rôle, les vêtements d'été et les peaux assoiffées absorberont pour l'occasion de nombreux embruns,
lunettes pare-brises sans essuie-glaces !
une mise en pli mise à plat !
tout nous rapproche tout le temps,
chaque incident œuvre sur nous comme des bonheurs renversants,
les ondes de la barque témoignent de notre joie d'être ensemble qui se diffuse,
le cycliste qui est sur la berge a dû prendre cela pour de l'amour, c'est une chute sans douleur qui le terrasse,
on admire tous – sans se le dire – ce héron cendré qui nous couvre de son ombre,
nos regards insistants le fouillent, il ne porte ni courrier ni alliance,
nous, on est dans le format poisson,
il en rit… juste avant de tester le ressort d'une branche, un saule qui ne pleure pas,
ce mouvement comique nous rappelle qu'on n'est pas en train de voyager dans un tableau de Corot, on est assurément hors du musée !
les ailes de nos nez vibrent comme des voiles de catamarans au vent
tandis que nos mâchoires claquent pour segmenter la quiche qui se dissout tel un nuage qui finit sa course derrière la glotte comme on sort de scène, définitivement,

c'est que le pique-nique flottant a commencé !

le vin coule dans les gobelets comme une seringue se remplit lors d'une prise de sang !
vivre cette ivresse à six détend les derniers préjugés qui auraient survécu,
nous forgeons en direct le symbole inusable de la vraie fraternité au travers
de cris tribaux pour qui nous observe de la berge,
de râles amoureux pour qui vit le transport de la barque,
nous croisons un aviron qui fait la gueule, pattes inférieures et supérieures de moustique sont orchestrées de façon méthodique, c'est l'usine pour ces six athlètes en shorts bleus satinés,
le blender ne tarde pas à disparaître,
les poissons ne vont pas manquer d'oxygène, si l'eau était de la mayonnaise, elle dépasserait en hauteur les catalpas,
Rebecca a sorti ses œufs durs,
elle les a cuits en pensant à nous,
ça fait du bien,
j'épluche alors, en me concentrant sur elle, un de ces œufs gros calibre,
je mors le dessus et m'arrête de suite face au jaune canari dont la vivacité me donne l'impression d'avoir en main un galet en fusion,
c'est un produit de la ferme dont elle nous gâte,
j'ai envie de l'embrasser,
le soleil tape, ravive toutes les feuilles environnantes,
transforme l'eau en succession de virgules jades et ambres,

nous voguons sur un serpentin de ponctuations,

pourquoi tout devient si vif, le melon est un jus de fruit solide,
les ablettes se jettent sur nos pépins qu'Arnaud a lancé comme un semeur, à la cuillère,
nous prenons nos mains pour des épuisettes,
Pâquerette aurait pu tomber à l'eau tant elle s'est prise pour une pelleteuse généreuse,
tout en elle est généreux,
sa chevelure la dote d'une couronne de mohair roux dont s'inspirent tous les renards,
son corps déborde ses vêtements,
sans le son, c'est une danseuse, une grande improvisatrice !
j'ai l'impression qu'elle a un cœur avec du jazz dedans,
et elle a effectivement un cœur avec du jazz dedans !
quand elle sourit, je suis dans un avion qui décolle,
et elle n'arrête pas de sourire, mais si je parle, je sens bien qu'elle sera dans le prochain avion qui atterrit,

de toute façon, personne ne parle plus,

une brume de silence nous serre dans ses bras comme un gaz hilarant,

la vie est devenue belle et simple,
comme par contagion,

les six sachets de tisane jouaient dans la même théière,

le port de plaisance que nous nous étions fixés comme fin d'étape venait de nous rejoindre,

là, une voiture de location ADA promettait un nouveau voyage entouré de sac poubelles, les vestiges d'une traversée à laquelle je ne me rappelai pas avoir participé.


""La pschitt-chologie" d'Angeline LAUNAY


       C’est vrai quoi, les enfants n’ont que très peu de chance d’accéder à la Psychologie. Ils vont peut-être dire : « la Pico quoi ? » ou « la Coloqui quoi ? ». « Psy », ils vont « adorer » parce que ça fait « pschitt » ! Pschitt Citron, Pschitt Pharaon ! Pschitt, je peux raconter quelque chose ? Pschitt, c’est un secret de Polichinelle…
       La Psycho-Polichinelle, c’est de dire un secret, ou même plusieurs, pour le partager avec les autres. Déjà, garder un secret, ça pèse lourd dans la poche, et même que ça peut la crever ! En plus, si on empile les secrets, ça construit un mur et après, va savoir ce qu’il y a derrière !
       Est-ce qu’on fait de la Pschitt à la maison ou à l’école ? On en fait où de la Pschitt ? –  Voilà ce qu’il reste à créer dans la vie de tous les jours… la Pschitt pour les enfants afin qu’ils puissent s’aventurer dans le labyrinthe après s’être débarrassés de la peur du monstre qui le hante. La peur qui cache la colère… La colère qui cache la peur…
       Ca suffit de faire peur aux enfants, de leur cacher la vérité, de les priver du soleil des tournesols ! Ils vont enfin pouvoir, comme à la ferme, nourrir le dragon des lumières et laisser dans son coin le dragon des ténèbres. C’est un enfant qui a trouvé ça tout seul. Ca a fait « pschitt » dans sa tête au petit matin. Même son grand-père n’avait pas trouvé la solution.
       Beaucoup de mots sont des étrangers venus d’on ne sait où. Parfois même, il arrive qu’ils se déguisent en faisant croire que le vert c’est du rouge ou que le bleu c’est du jaune. Mieux vaut faire la différence entre un chat et une souris, entre une lanterne et une vessie. Qui suis-je moi ? Et toi, qui es-tu ? – Attends, je dessine un autoportrait et après, j’essaye de faire ton portrait. Ca ne va pas être facile mais ça vaut la peine de chercher qui on est. Si tu me dis : « Disparais, je t’aime pas », qu’est-ce que je fais ? – Je t’envoie un coup de pied ou je me cache sous la table ? – Si je pleure, tu vas te moquer de moi et me traiter de poule mouillée. – « Ah oui, moi, je suis une poule mouillée ? » - Et là, tu vas te demander pourquoi j’ai dit ça…
      Quelqu’un a pensé que les jeunes ressemblent à des homards qui perdent leur carapace parce qu’ils sont fragiles. Et quelqu’un d’autre a dit qu’ils peuvent aussi être des crocodiles parce qu’ils ressentent des émotions très fortes comme par exemple l’envie de mordre. On a dit que les crocodiles versent des larmes mais il paraît qu’elles sont fausses ! Alors on fait comment ? On se méfie ? On recule pour mieux sauter ?
       Il y a des mots vraiment compliqués mais qu’on peut retenir facilement parce qu’ils nous apprennent des choses très utiles. J’ai entendu un jour parler d’ataraxie. Eh ben je n’ai jamais oublié ce mot parce que je me suis rappelé qu’il est comme un bouclier. Tu croises les mains sur la poitrine et tu dis « ataraxie », et tu es protégé des dangers. Les autres, ils ne savent pas pourquoi tu fais ce geste mais toi, tu le sais…. Et quand tu sais quelque chose, c’est parce que tu l’as compris.
      Tu vois, si j’ai un problème, je lui donne un prénom. Anastasie par exemple, ça me fait penser à « anesthésie ». C’est bien, non ? Comme ça mon problème, il s’endort. Eh ben Anastasie, je lui dis qu’elle est mon amie. Ca doit la surprendre… Mais comme ça, elle et moi, nous pouvons commencer à discuter… Peut-être a-t-elle  plein de choses à me dire… Et du coup, moi aussi.
       C’est drôle, mon copain Achille, il est très bagarreur. J’essaie de lui expliquer que c’est pas comme ça qu’il va montrer qu’il est fort. Ca lui fait ni chaud ni froid. Moi ça me fait froid dans le dos. Quand il se sent tout rouge, je me sens tout bleu. Je sais… c’est pas son problème !
       Quand je suis « rouge », c’est quand je suis à la campagne. Alors je me sens coquelicot. C’est plus résistant qu’on croit les coquelicots…Il faut juste pas les couper sinon ils se fanent très vite. Je ne vais pas me comparer à un coquelicot mais j’adore les regarder se balancer sur leur tige. Autour d’eux, tout est vert et eux, ils font partout des petites taches rouges qui s’agitent. Quelle énergie, toutes ces jolies robes qui dansent à leur rythme !
Comme Popaul ou Jeannet, nous avons marché dans les chemins creux. Comme eux, nous nous sommes égarés par soir d’orage et nous nous sommes griffés aux buissons sauvages. Il se peut même que nous retournions à cette période où nous savions sans savoir, où nous comprenions sans comprendre… une période à regretter ou à venger ? Non, c’étaient des moments pleins de rires et de terreurs, de jeux joyeux ou tristes. Nous étions « fous » et nous le sommes encore un peu. Il doit bien y avoir une douce folie qui ressemble à de la sagesse… La sagesse, ce n’est pas ce qu’on raconte aux enfants… qu’il faut fermer sa bouche et ne plus bouger. La sagesse, c’est peut-être de s’asseoir sous un arbre en respirant les parfums alentour.
       Voilà ce qu’il reste à créer dans la vie de tous les jours… afin qu’enfants et adolescents ne parviennent pas à l’âge adulte avec trop de serpents qui leur tourmentent le cerveau, qui prennent leur âme en otage ou qui tournent en rond en se mordant la queue. Le « collectif » ne serait-il pas d’améliorer l’inconscient collectif en commençant par le commencement… de nos vies… Avec les enfants et les adolescents, tout est à réinventer tant leur regard peut transformer le nôtre.
       La Pschitt-Polichinelle, la Pschitt-Coccinelle : - « Achetez beaux Seigneurs, c’est pour porter bonheur » -, la Pschitt-chologie, n’était-ce pas la première matière à faire entrer dans les foyers et à débroussailler à l’école ? La société a juste oublié d’y penser. Coopérer, partager, échanger… Ah si, on peut partager son goûter, échanger ses crayons et ses cahiers mais il y a aussi toutes ces choses qu’on ne peut pas toucher du doigt et qui se trouvent au cœur de l’être…C’est où ça le cœur de l’être? – C’est sûrement quelque part, peut-être sous un arbre à respirer les parfums… On ne sait pas trop bien. Mais les enfants vont nous le dire…

 

"Nom de baptême : « CIPU »" d'Ella KOZèS, texte écrit hors séance


Lorsque je suis née, la capitale n’était qu’une petite ville de province. Elle était constituée de rues agréables bordées d’immeubles de trois à six étages maximum. Dans certains quartiers, les pavillons à touche-touche masquaient les jardins en fond de parcelles. Des tournesols éclatant de lumière dorée poussaient dans celui de ma grand-mère qui riait souvent.
Puis, les promoteurs sont venus. Les élus nationaux et locaux s’étaient secrètement alliés à eux. Il fallait construire pour éradiquer la crise du logement, et participer ainsi à résoudre une partie du chômage. Alors, dans un élan aveugle de générosité, l’idée de la construction avait fait l’unanimité. L’ancien devenait brutalement vétuste, inconfortable, coûteux au plan énergétique. En un mot, le passé n’avait plus droit de cité. Les bulldozers ne sont abattus sur mon coin de paradis comme une nuée nauséabonde d’insectes nettoyeurs. Les lieux de mon enfance ont cessé d’exister aux yeux de tous. Ils ont été expulsés du réel. Vidés, gommés, creusés pour recevoir de nouvelles fondations plus modernes, plus confortables, plus écologiques. Ces lieux sont devenus plus froids, et profondément impersonnels, plus fonctionnels, et sans différence entre les appartements. L’espace ne pouvait être utilisé par ses habitants de façon différente : si l’on avait pu effectuer  une coupe verticale de chaque immeuble, il aurait été frappant de voir les lits s’empilant les uns aux dessus des autres, les tables aussi et les chaises, et les armoires… Il en était de même pour l’emplacement des canapés, des écrans et même de l’inévitable plante verte. J’ai toujours pensé que le soir, chaque foyer devait répéter les mêmes gestes au même moment. A chaque étage, on devait probablement faire l’amour au même moment, et de la même façon, tant l’environnement sculpte notre mode de vie. Pour ne pas être témoin de ces évènements, ma grand-mère s’était doucement laissée emporter par son rire ; elle avait pris le temps de disparaître juste avant l’arrachement de ses chers tournesols.

Aujourd’hui, la capitale tentaculaire menace sa banlieue. Elle s’étend telle une pieuvre. Elle prend ses aises sournoisement. Elle s’attaque rapidement aux champs de tournesols et les enfouit sous des tonnes de béton gris. Elle grignote l’espace. Non contente de s’élargir, elle acquiert  du volume et gagne en hauteur. Elle tue la lumière bien avant que celle- ci n’atteigne le sol ; au ras des anciennes pâquerettes le macadam règne. Les pieds dans l’obscurité quasi permanente, les immeubles crachent leurs occupants dès le matin, pour les avaler chaque soir. Gare à ceux qui ne gagnent pas assez bien leur vie ; ils sont alors vomis, éjectés du système. Ils iront plus loin, dans un mètre carré moins coûteux. Ils passeront leur vie dans les transports. Aussi étrange que cela puisse paraître, vivre au sein de la capitale est toujours considéré comme un privilège même si, pour capter un rayon de lumière, il faut grimper dans la hiérarchie des étages, et toujours dépenser plus pour se loger.

Maintenant, c’est au tour de ma banlieue, que les magnats de l’immobilier veulent s’attaquer. L’alerte a été donnée par Ninon, que je ne connaissais pas. Ninon est venue sonner à la grille. J’étais absente, mais mon mari l’a reçue sur le pas de la porte. Plus tard dans la soirée, il m’a raconté qu’il avait ouvert à une folle qui gesticulait en prenant des airs de prophétesse ; bientôt, avait-elle dit, tous les pavillons seront rasés… A leur place, se dresseront des immeubles gigantesques crevant les nuages et menaçant le soleil. Je ne sais pas pourquoi, mais malgré les tentatives de Julien, je n’arrivais pas même à sourire alors qu’il singeait Ninon. Qui était cette Ninon ? Pourquoi sonnait-elle à toutes les portes et laissait-elle son numéro de téléphone ? Il n’y a pas de fumée sans feu, et fort heureusement pas de feu sans fumée non plus !
La semaine qui suivit, je me suis rendue en mairie afin d’avoir le cœur net sur ces rumeurs. J’y rencontrais Dominique D. directeur de l’urbanisme. J’en suis ressortie le cœur net, très net même, comme découpé au scalpel, et serré, très serré, comme pris en étau. Oui, il avait confirmé une révision du Plan Local d’Urbanisme, ancien Plan d’Occupation des Sols ; mais avait-il ajouté, votre rue ne sera pas touchée ; seules les artères principales, dites structurantes, seront concernées par la construction d’immeubles ; quant à vous, dont le pavillon est derrière, l’immeuble vous protégera des bruits de la circulation.

- Je te jure, Ninon… on se tutoie n’est-ce pas ?... Je te jure qu’il a eu le toupet de me dire que l’immeuble en front de boulevard qui remplacera ta maison et celle de tes voisins me protégera, moi, des bruits de circulation… Vraiment, je te remercie d’avoir alerté toute la rue… Tu me dis qu’un commissaire de la République vient samedi prochain en mairie pour recevoir les habitants et les écouter. Explique-moi ce qu’est un commissaire… instructeur ?… Ah bon, commissaire enquêteur…  Ton mari est architecte. Nous avons de la chance… Oui, oui, je viens demain après-midi le voir pour qu’il m’explique tout. Je veux tout savoir du commissaire-priseur… Enquêteur, commissaire-enquêteur. Je n’arrive pas à y croire.  C’est   carrément une violation du droit de propriété !

Effarée, atterrée, ivre de colère, je rentre de chez Paul et Ninon. Le commissaire divisionnaire, - non pas divisionnaire -, commissaire « en-quê-teur » n’est qu’une formalité obligatoire dans le processus d’enquête publique obligatoire, elle aussi. Il est très rare qu’il écoute les administrés. Et puis, la crise du logement persiste. Il faut pouvoir loger les plus pauvres. Derrière la façade humaniste qui consiste à vouloir loger tout le monde, je soupçonne l’escroquerie du siècle. Paul a beau dire que nous ne pourrons rien faire sauf retarder les grandes manœuvres, je ne l’écoute pas. Il m’a donné assez d’éléments objectifs pour que je fasse passer l’information à tous les habitants du quartier.
J’écris un beau tract d’invitation à se rendre en mairie à la même heure, dans le bureau du commissaire enquêteur que je photocopie dès le lundi. Je le distribue de mon côté et Ninon du sien. A nous deux, nous avons mis 200 tracts dans les boîtes à lettres de nos voisins.
Le samedi suivant, le bureau du commissaire est trop petit pour que nous y entrions tous. Nous sommes environ une centaine. Je suis vraiment surprise du résultat de mon tract. Les gens sont furieux. J’en profite pour faire connaissance avec les plus bavards. Lily habite en immeuble. Elle considère cependant qu’il y a eu assez de constructions ces dernières années à proximité de chez elle. La population se paupérise. La sécurité et la tranquillité en pâtissent. Je me glisse dans le bureau. Le commissaire nous prend de haut ; il annonce que nous ne l’impressionnons pas. Personne ne l’a menacé. Pourquoi prend-il cette position ? Le ton monte. Un homme d’aspect respectable calme le jeu et rappelle le commissaire à son devoir. Il estime lui-même que plusieurs articles du code de l’urbanisme ne sont pas respectés. Le commissaire est alors contraint de noter sous sa dictée. Cet homme qui tutoie le code de l’urbanisme attire toute mon attention. Nous parlons ensemble ; il est directeur de l’urbanisme d’une commune avoisinante. Il sourit en disant qu’il a dupliqué et distribué « mon » tract dans son quartier. Je comprends mieux le succès de « mon » invitation. Il émet l’idée d’un collectif de défense des propriétaires de pavillons. Ninon est enchantée ; elle annonce qu’elle acceptera d’en faire le secrétariat. Lily opterait plutôt pour la défense de la qualité de vie. Je les rassure ; nous trouverons une solution pour faire cohabiter immeubles et pavillons. Le principal est d’arrêter les rouleaux compresseurs des élus locaux. Nous échangeons nos adresses mail et nous nous quittons en nous promettant d’organiser des lendemains qui chantent avec plein de tournesols.

Le C.I.P.U., Collectif des Immeubles et Pavillons Unis pour sauver la ville, venait de naître.

Les textes présentés ci-dessus sont sous la responsabilité de leur auteur. Ils sont quasiment le fruit brut qui a été cueilli en fin de séance... sans filet !