SAMEDI 12 novembre 2016
de 14h00 à 19h00

dans le cadre du cycle
"Le conseil des Grandes Plumes - année 3"

Animation : Régis MOULU

Thème :

Croire être et vouloir être permet d'être (Yourcenar)

Zieutant sur la pensée de Marguerite Yourcenar énonçant, dans Mémoires d'Hadrien, que : « une vie humaine [...] se compose de trois lignes sinueuses, étirées à l'infini [...] : ce qu'un homme a cru être, ce qu'il a voulu être, et ce qu'il fut », nous épaissirons la construction d'un personnage/rôle/héros de récit. Une des plus fortes dynamiques de l'écriture sera donc, par nous, approchée et éprouvée.

Remarque : au-delà de la contrainte formelle (thème), le sujet suivant a été énoncé en début de séance : « Juste après sa nomination jaillirent en lui regrets et projets ».
Pour stimuler et renforcer l'écriture et les idées de chacun, un support explicitant "comment l'on peut mettre de la réalité dans l'idéal" et "comment l'on peut donner des signes d'humanité à son texte" a été distribué en ouverture de session.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ci-après quelques textes produits durant la séance, notamment (dans l'ordre):


- "Une vie d'artiste" de Dominique ALZERAT

- "Au jardin des souvenirs" de Janine BURGAT

- "Loup" de Marie-Odile GUIGNON

- "Vouloir être" de Solange NOYE

- "Parcours d'un baladin" de Janine NOWAK

- "Et soudain dans le ciel, le masque de Dieu !" de Régis MOULU



"Une vie d'artiste" de Dominique ALZERAT


La troupe m’a ovationné, j’étais promu directeur du théâtre. Maryse, Alicia, Arthur Jules et moi allions avoir un lieu pour nous produire. Nous étions si naïvement emplis d’idéaux lorsque nous nous sommes rencontrés. C’était dans un commissariat : nous avions été arrêtés car nous nous produisions sans autorisation à Saint-Germain des prés. Maryse et Alicia faisaient des claquettes, Arthur chantait à l’orgue de barbarie, Jules était équilibriste et jongleur. A l’époque, Assass mon boa albinos était ma seule famille et je présentais avec lui un numéro de contorsion. Notre crédo, c’était de colorer les rues grises de la ville avec les nuances de notre imaginaire. Nous étions des saltimbanques, la vie était une aventure de chaque instant. Chercher le coin de rue ou la maréchaussée n’allait pas nous chasser, former un cercle de badauds pour, à la fin de notre prestation retrouver l’état de béatitude que procure le tintement des pièces qui tombent dans le chapeau et rythment le clapotement des applaudissements. Mais les années sont passées. Quelques couples se sont formés, des enfants sont nés. Maryse a pris un léger embonpoint, la grâce a quitté le visage d’Arthur. La vie de bohème n’a qu’un temps. Il fallait nous sédentariser. Pourquoi les théâtres seraient-ils monopolisés par ces gens sortis d’écoles de spectacle payées par papa maman? Qu’avions nous de moins, nous autres saltimbanques ? J’ai proposé à mes amis de monter un spectacle. Une histoire simple universelle et sans paroles. J’’ai écrit le scénario, inspirée de l’histoire d’Adam et Eve, Alicia a dessiné les costumes : elle n’aime que les couleurs criardes. Jules a aidé à la mise en scène : il connait tous les secrets de la grande illusion. L’habitude de ce qui plait au public de la rue est un atout. Notre pièce utilise toutes les ficelles d’un bon scénario : des gags, des surprises, de l’émotion. Nous utiliserons une foule d’objets semblant posséder leur vie propre grâce à la lumière noire, voilà l’idée. Ainsi, notre représentation, principalement visuelle, sera le divertissement ultime, accessible à tous même à un public non francophone : le touriste. Il suffisait alors de contacter les tours operateurs. Et c’est gagné ! Nous avons un théâtre et nous avons signé avec les voyagistes qui nous pourvoiront en spectateurs. Mon statut va changer. Nous sommes tous officiellement des intermittents du spectacle, artistes et comédiens reconnus. J’ai dû aménager la scène d’amour finale à la demande de l’un de mes commanditaires … J’ai réussi. La troupe m’acclame et j’entonne : « Ils ont troué la nuit D'un éclair de paillettes d'argent. Ils vont tuer l'ennui Pour un soir dans la tête des gens. A danser sur un fil, à marcher sur les mains, Ils vont faire des tours à se briser les reins, les forains » C’est à ce moment là que ma voix s’est brisée.



"Au jardin des souvenirs" de Janine BURGAT

Ils avaient attendu la fin de l'été pour ma nomination. Faut dire que j'habitais juste derrière le mur du cimetière. Pour moi c'était pratique. La Toussaint pointait déjà son nez gelé aux premiers froids. Etre nommée m'avait beaucoup surprise. "Vous sererz la jardinière du jardin des souvenirs au cimetière du village. Que la pelouse soit toujours bien verte. Aucune mauvaise herbe ou considérée comme telle ne sera tolérée. Le cahier des charges est précis. Que le saule pleureur central garde ses feuilles et qu'elles ne pleurent pas à tort et à travers. Et que le mur où reposent les urnes précieuses derrière leur petit judas grillagé reste impeccable.Un petit coup de peinture tous les mois. Grilles bien noires, surtout aucune rouille". Il me fallait être à la hauteur, vigilante et efficace. Ce n'est pas que les esprits des cendres dispersées ne viennent réclamer quoi que ce soit. Mes clients du dessous n'étaient pas exigeants ! J'aimais bien vivre prêt de toutes ces âmes. Pas des bruyants c'est sûr. Pas des revendiquants non plus. J'ai toujours aimé les cimetières. J'y accompagnais souvent ma grand mère. "Viens, disait elle, on va se promener". Et coquettement chapeautées, la promenade pour elle était devenue mienne. Parfois,en papotant, le village suivait un corbillard à plumets noirs. Grand mère lançait sa boutade favorite "Celui de devant nous, il n'est pas plus riche aujourd'hui. A-t-on jamais vu un coffre fort suivre un corbillard !" . Et tout le monde de s'esclaffer dans la morosité générale; A l'adolescence j'étais devenue incollable sur les chrysanthèmes. Couleurs, variétés, personnalité même de ceux et celles qui les déposaient. Dommage que les cimetières fassent peur à tant de monde. C'est leur ambiance que j'aimais. Il me semblait, depuis tant d'années, que toutes ces vies passées, rassemblées petit à petit, étaient mes compagnons d'ambiance. Et que ces allées vides et paisibles, étaient, en fait, des boulevards remplis d'âmes. Des espaces pleins de bruits mais silencieux pour nos sens affutés. Alors que leurs disputes, leurs querelles s'entrechoquaient, tous circulaient en se cognant, en courant, ça devait faire un bruit là dessous, assourdissant. Pire qu'au dessus. Et que je te prenne les pieds dans les vers luisants la nuit, ou dans les vers de terre le jour. Bref, si on ne les voyait pas, moi je les entendais. Ils me regardaient, j'en étais sûre, moi si prompte à arpenter leurs allées. Ici la vieille croix avec une très ancienne couronne en perles noircies, les dates étaient depuis longtemps oubliées. Là, un morceau de granit brut, noir et gris, élégant mais brutal. Et les grosses potées joufflues de chrysanthèmes brillants. Si leur compagnie m'attirait, elle avait attiré, aussi, ceux qui m'avaient nommée. Ils m'avaient observée. Et que j'arrache une mauvaise herbe au coin d'une vieille tombe, ou que je redresse un pot couché par la bise. Un petit coup de balayette s'avèrait nécessaire pour remettre des gravillons rebelles dans le droit chemin du carré des morts. Des gestes simples qui avaient été remarqués. "La Toussaint avaient ils dit, sera votre premier examen". Comme mon bac. "Le saule pleureur central doit être au garde à vous ce jour-là, lustré, coiffé, peigné." Sur la pelouse pas de cendres récentes répandues. Tout doit être vert. Pas de bouquets jetés en vrac. Assez de désordre chez les vivants, au moins que l'ordre règne chez les morts, que diable !" Devant cette pelouse où je passais souvent, je me demandais parfois, ce que je pourrais y planter. Quelques bleuets, quelques giroflées aventureuses, un oeillet hirsute, des liserons pour enlacer des marguerites perdues, un bouton d'or sauvage mais frais. Même un petit mouton laineux, adorable et utile tondeuse vivante. Ma nomination m'a fait rengainer mes enfantillages. Il me faudrait tenir ferme la tondeuse à gazon en ayant l'impression de raser de près les pauvres bougres dispersés dans les brins d'herbe. "Et surtout, m'avais précisé le préposé en signant mon mois d'essai, que pas un ver de terre n'apparaisse ou ne dépasse le jour de la Toussaint. Pas d'insecte. Débrouillez vous comme vous voulez." Je leur ferai la leçon que j'ai pensé en rigolant. Intérieurement bien entendu. Quand on a une responsabilité on ne rigole plus. C'est la force du pouvoir sur le pauvre monde, sur les vers de terre comme sur le reste. J'en ai pas eu beaucoup, moi, des responsabilités, j'ai fait ce qu'on me demandait. J'ai tenu ma maison, j'ai élevé mes gosses et j'ai enterré mon pauvre mari. Alors le titre de "jardinière du jardin des souvenirs" ça c'était de la promo ! Et tout ce monde sous la pelouse, ça en faisait des souvenirs entassés ! Est -ce que mes souvenirs aussi viendraient là, un jour, rejoindre le passé des autres ? Moi qui, à ce jour, ne sait pas encore si je veux rejoindre le monde des petites bêtes ou affronter le feu de l'enfer qui vous roussit le poil pour l'éternité . Ils me mettront où quand je serai passé de l'autre côté ? Depuis des années j'hésite, et je me dis qu'il me faut choisir l'une des deux solutions. En fait, si j'ai accepté cette lourde responsabilité c'est pour me préparer au futur. Me familiariser au plus près de la réalité du terrain. N'est-ce pas un peu égoïste ? peut être. Tout peut arriver, il faut donc s'y préparer, histoire d'être moins surpris quand la faucheuse approchera. La Toussaint approche. Ce sera mon grand oral. J'ai fait de mon mieux. Je connais maintenant le moindre pouce de terre de mon jardin. J'ai voulu rester sobre et j'ai évité l'engras nocif. Il n'a pas bonne presse de nos jours celui-là. J'avais déjà dispersé quelques coccinelles en fin d'été pour boulotter les pucerons du saule. Du coup ses feulles ne pleurent plus dans le désordre.J'ai disposé sur la pelouse des glaieuls multicolores formant un petit texte bien traditonnel et régulier, que les passants liront en venant de se recueillir. "BIENTOT CE SERA VOTRE TOUR. PREPAREZ VOUS. PAIX A VOS DERNIERS JOURS." Un coup de poker. Je ne sais pas si le préposé chef appréciera. Au moins, il verra que je ne suis pas une jardinière sans cervelle et que j'ai bien réfléchi. Etre toujours prêt à l'imprévu, ça c 'est ma devise. Et ce moment là est loin d'être imprévisible.Mon message est donc clair : au lieu d'aller rejoindre le troupeau en vie qui bêle, histoire de se rassurer en communiant, venez donc plus souvent au calme de mon jardin, réfléchir où vous rangerez vos derniers souvenirs. C'est un endroit non pas riche en émotion, comme on le croit souvent, mais plein d'avenir...

 

"Loup" de Marie-Odile GUIGNON


Les chiens gagnaient du terrain. Le vieux loup s'épuisait. Pour sauver la horde, il s'était montré agressif mais facile d'approche et la petite meute canine excitée s'était élancée à sa poursuite… Aux aguets à travers les branchages, je l'ai aperçu, ainsi que ses poursuivants. Je suis un jeune loup solitaire, vif comme l'éclair, fin stratège dans l'analyse des situations périlleuses. L'idée de voir ces chiens bénéficier de la vulnérabilité de l'adversaire pour s'octroyer une victoire facile me fut insupportable. Immédiatement je me précipitai pour les affronter afin que l'ancêtre puisse se terrer hors d'atteinte. De quelques coups de crocs frénétiques je les déchiquetai tous. Le clan me rejoignit, m'encercla, me congratula, et, subitement, je compris qu'à partir de cet instant, tous me sacralisaient « Chef suprême »… J'incarne leurs espoirs, le sang de leur descendance. Sur mes reins reposent toutes les décisions de survies, le choix des bivouacs, les attaques régulières des proies et leur partage, la sécurité quotidienne du groupe. Un acte héroïque a sacrifié ma grande autonomie. Oublié par mes pairs, j'ai construit ma personnalité dans l'hostilité sauvage des reliefs forestiers chargés d'ingratitude et voilà que d'un élan du cœur j'ai noué les chaînes de la vie en société. Les pas de la troupe ralentissent mes élans d'exploration des flans escarpés. Je ne joue plus dans la clarté lunaire, je masque la Lune sous les taillis denses de l'obscure tranquillité pour le bien-être de mes compagnons. Lorsque je m'échappe à la recherche d'un butin nourricier, mon flair s'objective, il élimine les émanations subtiles et parfumées de la flore dont je m’enivrais à loisirs dans la solitude de mes pérégrinations. Je lis dans les yeux des louves la vénération du protecteur, la soumission au maître, la maîtrise contenue de l'instinctif car je détiens le pouvoir des caresses et des châtiments. Piètre consolation pour celui qui a connu les frôlements subtils des hautes herbes tièdes de l'été dans les plaines immenses, les baisers mordants du vent glacé des sommets enneigés sur la toison d'hiver, les câlineries fermes et chatouilleuses des cascades bondissantes du printemps semant sur l'échine les éclats de leurs gouttes rafraîchissantes… J'ai troqué l'insouciance pour une dépendance responsable. Je suivais le vol du papillon, ses hésitations futiles, ses haltes gourmandes, son cheminement aléatoire dans l'air... Maintenant je surveille mes louveteaux téméraires et les gourmande lorsqu'ils s'écartent du terrain de jeux… Hier, je courrais droit devant à perdre haleine, sautant les obstacles, grimpant inlassablement à l'assaut de nouvelles montagnes, glissant à découvert dans les prairies fleuries à la vitesse du son… Maintenant je suis à l'affût de la moindre anomalie qui puisse porter préjudice à mes congénères. J'assume pleinement mon élection. J'ai grandi pour explorer, appréhender, expérimenter, voyager dans mille contrées. J'ai assimilé ces libres découvertes, construit ma personnalité. Je suis un loup intelligent, puissant, grand, fort, perspicace, mais ce loup, devenu responsable universel, a pour mission de se nourrir de modestie afin de poursuivre efficacement sa destiné.

 

"Vouloir être" de Solange NOYE


Ma nomination officielle eut lieu le lendemain de l’événement majeur pour Madame ma mère et Monsieur mon père. C’est qu’ils m’attendaient avec une ferveur mêlée d’angoisse tellement puissante qu’à plusieurs reprises, je crus le moment venu. Mais dans son for intérieur, que je connaissais comme ma poche désormais, Madame ma mère me suppliait d’a ttendre encore un peu, juste le plus possible, tandis que Monsieur mon père, lui, usait de la plus douce et ferme poigne de ses deux tendres mains pour me communiquer le même message. Attendre me convenait bien mais ils allaient devoir se faire une raison : c’est bien moi qui déciderait du moment opportun. Madame ma mère n’avait, elle aussi, qu’à bien se préparer en attendant. Alors elle lisait. Elle en a lu des trucs ! Je ne comprends pas toujours tout. Et elle en a ingurgité des sornettes ! J’aurais pu le lui dire si elle me l’avait demandé. Monsieur mon père avait une attente que je sentais plus…placide. Il n’avait pas grand-chose à faire à part écouter Madame ma mère, Madame sa femme donc, l’encourager, la supporter, dans tous les sens du terme. Il était d’accord avec elle, changeait d’avis avec elle. En simultané. « Tu seras le jour J ! » ; « Tu sais, je pense que ce sera mieux pour toi et pour nous que tu ne sois pas présent. ». « D’accord ! ». Qu’est-ce que j’ai pu entendre ! La seule question à laquelle leur réponse fut unanime et inchangée est ce classique : « Et alors, comment vous allez l’appeler ? ». Plusieurs mois durant leur malice a répondu : « Brandon ou Brenda. ». A ceux qui insistaient, ils rétorquaient : « A moins que ce ne soit Donald ou Hillary.. ». Si, avec ça, les gens n’avaient pas compris ! Moi, j’avais compris ! Le ridicule ne tue pas, mais quand même… Cela aurait été un manque de classe et d’imagination. Une faute de goût. J’ai fini par me décider. J’étais prête pour le grand jour. Physiquement, je tenais une forme extraordinaire. Je les ai tous bluffés ! Madame ma mère aussi. Nous avons formé une équipe parfaitement soudée, harmonieuse, synchrone. Des professionnelles ! Notre duo était bien entraîné, il est vrai. Monsieur mon père, lui, nous a fortement encouragées depuis son siège plastique orange, dans le couloir. Il tremblait tant qu’il n’a pu terminer de boire son café machine, pas très bon par ailleurs. J’étais là, posée sur ma mère, coiffée d’un horrible bonnet, enveloppée dans une sorte de papier qui gratte. Quel froid ! J’attendais. J’attendais de savoir. Fille ? Garçon ? Qui sont les miens parmi tous ceux-là ? Qui va me reconnaître ? Qui vais-je connaître ? Qui suis-je ? Brandon ? Brenda ? Et je l’ai reconnu. A sa voix. Il a déclaré : « Voici donc Marguerite, notre fille. Comme je suis heureux ! » Et tous les trois de pleurer, moi de brailler plus fort qu’eux encore. J’étais là. Monsieur mon père devenu mon papa, Madame ma mère ma maman. Et moi, leur fille, Marguerite. Que d’émotions. Que d’étranges sentiments. Et bouleversifiantes toutes les questions. Je les regardais, les interrogeais. Que vais-je connaître maintenant ? Comment être au monde après qu’on est né ? Le plus dur resterait à faire ? Je savais d’où je venais. J’oublierai bien des choses de cette vie-là. J’en ai déjà oubliées. Je ne saurais vous conter les détails de la vie d’avant cette vie qui commence à peine pour moi. Peut-être m’en restera t’il à peine une légère nostalgie tant j’ai été bien nourrie : caresses ; mets, mots. Oh la la, tous ces mots ! Madame Maman et Monsieur Papa m’en abreuvent tant et tant. Incessant leur talent ! A ma bonne santé ils veillent. D’une vitalité et d’une tonicité étonnantes, je suis. La médecine est bien d’accord sur ce point. J’écoute, je prends en moi tout ce que Madame Maman et Monsieur Papa m’offrent de la beauté de ce monde. Je multiplie les expériences sensibles, les premières fois. Je me forme, je transforme, me transforme. Je n’en loupe pas une. Même quand ils croient que je dors, je les entends, Madame Maman et monsieur Papa, s’accorder joyeusement et se lire ces phrases d’Italo CALVINO, pour se réassurer au vent mauvais : « L’enfer des vivants n’est pas chose à venir ; s’il y en a un, c’est celui qui est déjà là, l’enfer que nous habitons tous les jours, que nous formons d’être ensemble. Il y a deux façons de ne pas en souffrir : accepter l’enfer, en devenir une part au point de ne plus le voir. La seconde est risquée et elle demande une attention, un apprentissage continuels : chercher et savoir reconnaître qui et quoi, au milieu de l’enfer, n’est pas l’enfer, et le faire durer, lui faire de la place. » Voyez quelle place ils me laissent ! Quelle ambition ! Quel défi ! Tout cela est très beau. J’ai décidé de prendre mon temps, chaque temps qu’il faudra. J’arriverai bien et serai une Marguerite, bien droite et bien solide.


"Parcours d'un baladin" de Janine NOWAK


Mais que Diable suis-je venu faire dans cette galère ? Trop facile pour moi, cette formule. Et pourtant, combien adaptée à la situation ! En ai-je rêvé de cette promotion ! Je l’ai voulue, cette responsabilité. Je l’ai attendu impatiemment, ce poste. Et, j’ose l’avouer : étant moi-même candidat lors de la précédente nomination, j’ai envié, jalousé (oh, juste quelques heures), l’heureux élu. Mais, me jugeant mesquin, je me suis immédiatement raisonné, et c’est avec calme, compétence et en toute amitié que j’ai épaulé, secondé cet homme dont j’avais brigué la place. Aujourd’hui, fort de mon savoir, de mon expérience, de ma grandeur d’âme (mais oui, j’ai su faire preuve de modestie, d’abnégation), me voici enfin entré dans ce prestigieux costume d’Administrateur Général de la Vénérable Maison de Molière ! Je n’ai pas dormi, cette nuit. Vingt fois, j’ai lu et relu mon discours. Je l’ai même récité devant mon miroir, étudiant mes gestes, mes mimiques, tout comme l’acteur débutant que j’étais quarante-cinq ans plus tôt. L’eau a coulé sous les ponts, depuis cette heureuse époque. Absolument, je dis bien « heureuse époque », où pour la moindre des panouilles qui m’était confiée, je sautais de joie au plafond. Bon nombre de mes collègues de jadis (où sont-ils aujourd’hui ?), méprisaient et n’acceptaient qu’avec réticence ces petits bouts de rôle, du genre : « Madame est servie ». Mais de nos jours, rien n’est changé. Et c’est toujours « sur le tas » que l’on apprend le mieux. Regarder les grands artistes évoluer, était pour moi comme un cours gratuit qui m’était offert. Je les écoutais, les regardais, la bouche béante d’admiration, jugeant encore trop ambitieuse mon envie de jouer le quart de la moitié aussi bien qu’eux. Quelle leçon ils nous donnaient ! C’est bien simple : j’aurais dormi au théâtre. D’ailleurs, j’y passais la quasi-totalité de mon temps. Mes propres prestations terminées, je courrais vite, vite, vite voir les autres. Pour rien au monde, je n’aurais jamais raté la moindre pièce de toute la programmation. J’achetais les places les moins chères, au dernier balcon. Je me cachais, tout là-haut et me laissais bercer par les mots, ébloui par l’abattage des comédiens, par la splendeur des lumières, des costumes, des décors. Et ma petite cervelle travaillait, travaillait, travaillait ! Loin de moi l’idée de critiquer le spectacle que j’avais sous les yeux. Mais je me disais parfois, et même souvent, que si on me laissait carte blanche, je verrais la mise en scène autrement, le jeu du rôle féminin peut-être plus comme-ci, ou comme ça, etc… Je n’ai jamais fait part de ces remarques à qui que ce soit. Mais j’étais très fier d’avoir ces idées nouvelles. Aussi, ces envies de retouches, je les ai toutes silencieusement engrangées au fond de moi. Et j’imaginais que, si un jour, j’avais un peu de pouvoir dans ce bel et noble établissement, ils verraient ce qu’ils verraient, tous ! Oh, je ne compte pas apporter la révolution. On en a trop vu de ces acteurs, de ces metteurs en scène surtout, si fiers d’eux, se jugeant seuls capables, qui voulant apporter un sang neuf, se contentaient de cracher sur le passé, mais n’étaient pas plus doués pour autant. Ils ont fini par se casser la figure, détestés de tous et hués par le public. La sagesse, le fin du fin, est de savoir trouver un certain renouveau dans la continuité. Je n’ai jamais eu un physique de jeune premier. Mais ma silhouette un peu passe-partout, m’a permis d’aborder à peu près tous les registres avec bonheur (hormis les grands séducteurs, évidemment). En prenant de l’âge, mon charisme s’est étoffé et les personnages que j’interprète ont pris de l’épaisseur. Et puis j’ai eu la chance d’être recruté comme professeur au Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique. Ce fut une révélation. Quel bonheur de transmettre son savoir, de pouvoir conseiller intelligemment un débutant qui se cherche, de l’empêcher de se fourvoyer, lui éviter les erreurs de jugement. J’ai été trop pris par la passion de mon métier pour fonder moi-même une famille. Aussi mes enfants, ce sont tous ces jeunes qui m’apportent leur fraîcheur, leur amour de l’Art. Bref, qui ont confiance en moi. Je suis un peu leur père spirituel, leur tuteur. Quoi de plus beau, de plus réconfortant en ce bas monde, que cette jeunesse réclamant mes conseils et ma sympathie ? C’est difficile d’inspirer la sympathie. Ce n’est pas donné à tout le monde. Les non-initiés, jugent parfois mal les gens de notre métier. Ils disent : « Vous faites un travail passionnant… mais quel panier de crabes ! ». C’est à la fois vrai et faux. Bien sûr, combien de peaux de bananes devons-nous éviter ! Mais par ailleurs, une autre formule existe. Et elle est belle, celle-là. On dit souvent que le monde du spectacle « forme une grande famille ». Voilà ce que j’aime entendre ; voilà ce qui me ravit, me fortifie. Je ne suis pas un ange ; je n’ai pas toujours eu que de nobles pensées. Mais, dans ce milieu, ce qui compte, c’est la solidarité et la franche camaraderie qui règnent la plupart du temps au sein d’une troupe et en font sa qualité, sa solidité et assurent sa renommée. Et le public ressent bien cet indéfectible lien. Ainsi donc, se retrouver à la tête de cette belle et honorable famille, me stimule, me donne un regain de sève. C’est comme un coup de fouet. Je vais devoir être partout ; faire des programmations pour tous les goûts, classiques ou audacieuses (mais sans tomber dans le scabreux). Les idées se bousculent dans mon cerveau. Je pensais tout à l’heure au facteur sympathie. Voici un point très délicat. Etre jugé comme une personne plaisante par son entourage – si on se comporte bien – est une chose aisée. Certes, je suis très populaire, mais dès que l’on a un peu de pouvoir, dès qu’il s’agit de diriger, donner des ordres, se faire obéir par des êtres qui étaient la veille encore vos collègues à un même niveau, voilà qui est plus complexe. Il va falloir faire preuve de beaucoup de diplomatie. Je suis un homme de bon sens, et je devine là un vrai problème. Choisir quelqu’un, plutôt qu’un autre pour un grand rôle, peut déclencher une crise de jalousie chez certains. Je vais tout devoir peser, soupeser. Trouver les bons arguments et les réponses justes pour faire taire les mouvements d’humeur, souvent bien légitimes. C’est le privilège de l’âge : j’ai vécu ces situations. Je n’ai rien oublié. Je saurai tirer profit de mon expérience. Mais tout de même, ce soir, je dois bien m’avouer que j’ai un peu perdu de ma sérénité et, face à l’ampleur de la tâche qui m’attend, je me répète une fois de plus, comme Géronte à Scapin : « Mais que Diable suis-je venu faire dans cette galère ? ».


"Et soudain dans le ciel, le masque de Dieu !" de Régis MOULU, animateur de l'atelier


Je me sentis responsable et comptable du marais, en quelques sortes dans les pas d'un dieu, en formation, en construction vers l'idéal, un germe de soja qui monte au ciel. Ça fait déjà cinq minutes que le temps avait basculé : un nuage érugineux m'avait refermé dans son faitout, là, dans le champ où je me trouvais. Je lâchai ma fourche. Paréidolie ou pas, un immense masque ressortit de la brume, tiré par ses yeux expressifs, deux bouées échappant à leur kohol. Par sa bouche, il me venta quelques mots métalliques, piquants, affutés qui se logèrent dans mes poumons. Ses lèvres tel un foie de lapin qui s'ouvrit pour m'ordonner de toujours veiller à l'harmonie de notre marais, à défaut famille mienne serait desséchée, ma petite fille a trois ans et on s'adore avec ma femme. Je l'entends encore, sa phrase restant plantée comme une aiguille dans mon oreille rougie : elle fut augmentée d'un poil... puis il disparut dans la tempête de ses cheveux.

À côté de moi, une bécasse était blessée jusqu'à l'évidence, elle respirait comme un gyrophare. Et ses pupilles grandissaient au fur et à mesure que je devisais son drame, m'approchant toujours plus. Il me sembla lui donner de la mie de pain, j'étais son père, j'avais deux enfants. La caresser l'aurait tuée, elle n'était plus qu'un cœur qui tape à mon crâne. Je soufflai sur elle comme un ventilateur, comme un gant de toilette rafraîchissant. J'étais devenu docteur, c'est-à-dire rassurant et actif. Adieu mes coups de folie, pourrais-je encore me bourrer la gueule, même de nuit ?

À stationner dans l'harmonie, mes bottes s'étaient enfoncées d'un empan dans cette saloperie de fondrière où j'avais passé ma vie à travailler, semer, récolter, pas toujours récolter ce que j'avais semé… une existence accrochée aux possibilités de mon corps, ce corps qui se devait d'être intangible comme une montagne céladon. L'épreuve, la fatigue assénaient à mes trente-cinq ans des distorsions de tendons, des réductions de nerfs, des peines insondables : une chair habillée d'un Zodiac : de la vieillesse prématurée, donc. Et il me fallait à présent retendre cette forteresse, jouer les gardes-champêtres, faire le paladin en prenant soin de mon Univers au prix de déliter plus rapidement ma carcasse agricole !

Au loin une harde de daims ou de sangliers.

Froid et nuit commencent à tomber sur la contrée comme sel et poivre, je ramassai ma fourche, décidai de retourner un mètre cube de glèbe pour exhumer des racines, des vers de terre aussi, m'arrangeant avec l'idée que préserver la Nature se résumait à faire en sorte que les animaux les plus visibles puissent y survivre… Et Dieu dans tout ça, qu'en penserait-il ?

Je m'enthousiasmai de dénombrer plus de mille fleurs autour de moi, joli bleuet, apprends-moi ce qu'est la délicatesse, la pureté, je voudrais avoir une frimousse pareille à ta chemise ouverte, ensuite les villageois viendraient se mirer en moi comme l'on s'insère dans une crinière, comme l'on trouve en l'autre sa couronne… ou les ressorts de sa gloire ! Il fallut que j'évite de fouler ces clous élyséens.

Est encore loin la rangée de peupliers que j'aime tant : telles des baigneuses qui font leurs ablutions et se confondent à leur chevelure infinie, elles m'attirent comme un rideau qu'on entrouvrira bien un jour, oui, je ne perdais pas une occasion de goder une fois arrivé à leur niveau, profitant de leur dos relâché. Le retard que j'accusais désormais était signe que j'étais davantage dans la vie, comme en osmose avec les lieux, son gardien, j'en étais, sa guivre, je devais être. Je sentis alors que m'irriguait un sang nouveau : j'étais plus que « le paysan que tous les hommes de ma lignée avaient été avant moi ». Un super paysan.

Il y a des fourches qui deviennent des sceptres, je la brandis en criant : « Terre, réjouis-toi de me porter en ton sein, toujours je te serai fidèle, toujours je t'aimerai comme on surveille et chérit un nourrisson ! Et je n'aurai de cesse de me coudre à toi à chaque enjambée que je te dédierai afin de m'assurer que la beauté coule en toi, ô marais de ma jeunesse prolongée, tant ne saurait être vieux celui qui agit pour toi ! » J'eus subitement des doutes : cette phrase qui détroussa mes poumons, était-ce vraiment moi qui l'eus hurlée ?

Impossible maintenant de me rappeler précisément de chaque mot employé, la Marie-Ange de la ferme Cointras en eut l'œil tout pincé, elle qui d'habitude met une fierté à se laisser quelque peu déboutonnée côté poitrine, – oh l'étourdie ! ne la voilà-t-elle pas raide comme une herse qui vient de tomber ! Et pourquoi ne lui dirai-je pas que je suis le grand protecteur de notre marais ?

Elle me lança : « – Quelle drôle d'époque pour les pommes et les poires ! », ça faisait longtemps que je la connaissais, on a constaté ensemble que l'école n'était pas faite pour nous, ce qui changeait, c'était cette bruine qui lui collait présentement les cheveux sur le visage, la réincarnation d'un alphabet, mon ventre n'avait jamais été aussi vide, un peu comme si un énorme couteau à huîtres essayait de m'ouvrir en passant par la trachée. Faisait-elle partie des créatures dont j'avais désormais la charge ? Était-elle à réharmoniser ? Dieu, pouvait-il me réapparaître pour, au moins, préciser ces deux points ?

« – Et toi, en ce moment, ça va ? » lui administrai-je, avec une voix qui n'était pas tout à fait la mienne, je m'étais exprimé telle une meule de moulin producteur de farine ! « et n'aurais-tu pas besoin d'être harmonisée ? », il est correct d'avouer que cette phrase m'a échappé ! elle sourit, avec une tendresse qui fit de moi un chiot dans son panier, « – Si tu veux, je te raccompagne jusqu'à ton domaine ! » fit-elle en me prenant la main, « l'orage qui se prépare a filé la peur à tous les troupeaux ! heureusement qu'ils ne nous réclament pas de tisanes ! » et elle s'enveloppa d'un rire ramassé comme belette s'enfuirait.

N'étais-je gardien que dans ma tête ? À l'instar des étoiles luisantes, des mûres balisaient notre chemin, nous en cueillîmes jusqu'au moment, où telle une mâchoire, une ronce enserra mon poignet. La souffrance du Christ. Par là, je compris que je commençais à faillir à ma mission, nœuds dans la gorge, je ne pouvais que me haïr profondément. Pleurer ou repartir de plus belle, dans l'un des deux se trouvait mon destin, j'en appelai à ma flûte intérieure, celle qui m'accompagne partout où je vais, quel concerto allait-elle donner ? de quelle énergie allais-je bénéficier, moi, petit homme lancé comme une virgule dans de ce si grand espace ?

Les textes présentés ci-dessus sont sous la responsabilité de leur auteur. Ils sont quasiment le fruit brut qui a été cueilli en fin de séance... sans filet !
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