SAMEDI 7 octobre 2006
de 14h00 à 19h00

dans le cadre du cycle
" L'espérance des expériences "

Animation : Régis MOULU

Auteures invitées :
Claudine VUILLERMET,
Karine LEROY

Thème :
L'état magique ou l'extraordinaire dans notre ordinaire


La romancière américaine Annie Dillard a dit :
« Si tu étais un guerrier zoulou frappant ton bouclier avec ta lance pendant quelques heures en compagnie d'autres guerriers zoulous, alors tu serais peut-être à même de te préparer à écrire. » Il s'agira, au cours de cette séance, de cerner voire d'expérimenter ce que pourrait être un "état d'écriture".
Le thème (le sujet) portera sur les mots oubliés ou mal aimés comme s'il était question d'aller pêcher les poissons des fosses abyssales !
Dingue à double titre, non ?

Pour stimuler et renforcer l'écriture et les idées de chacun, un support a été distribué, il illustrait et qualifiait ce qu'est un "état d'écriture", exemple à l'appui !
De plus, durant toute la séance, une musique avec des rythmes africains baignait la pièce !!!

 


enfants zoulous

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Ci-après quelques textes produits durant la séance, notamment (dans l'ordre):

- "Tekmo'o" d'Angeline LAUNAY

- "L'homme brun" de Karine LEROY

- "La langagière" de Claudine VUILLERMET

- "Le zoulou des bars" de Rémi DANO

- "Eros au pays du sable" d'ARGOPHILHEIN

- "Blink, le passeur des mots mal aimés" de Régis MOULU

"Que vivent les mots" d'Aurélie BOCCARA

- "Pas capable de la toucher" de Janine BERNARD

-



"Tekmo'o" d'Angeline LAUNAY

Nuit, tambours, odeur du feu, feuillages, brise tiède, lune pleine, visages luisants, bouches entrouvertes, blanc des yeux, corps statufiés, sourires enfuis, terre dure et sombre, intentions imprévisibles, cœurs d'airain dans leur cage de chair, leur geôle d'éther…

La planète bruisse de mille chuchotements, les lèvres tremblent au village des mains tendues, à des lieues de Yaoundé. Là-bas, j'ai abandonné ce que je croyais posséder. Là-bas, j'ai égaré mes bagages. La rage s'est évanouie pour laisser place à la peur inconnue.

J'ai pris la bienveillance pour de l'hostilité, l'indifférence pour de la cruauté… Quelle méprise ! Me suis assise sur le sol dur et sombre. Dure est la chute, noir le désespoir, " métallique " la " lune éclatante et magique ", austère " le roi " plié " sur ses jarrets de fer ". Me suis brisée de fatigue, assoiffée de vérité.
Que restait-il des allusions ou bien des perpétuelles interrogations ?
- " Rien, rien ", comme le dit la chanson.

Hurlons à la folie, mes frères de la nuit. Chauffons-nous au charbon des nos invraisemblances. La montagne reste invisible à nos regards embués. Nos cœurs… martelés au rythme des tams-tams… Tam tam dans mes idées!

Et moi qui croyais m'être égarée… Voici que se dissipent les doutes, que se résorbent les obstacles des pistes. Seule demeure la peur intrigante : elle irrigue mes veines… nouvelle lymphe sans laquelle se dessèche l'organisme…

Je la nomme " peur ". Certains l'appellent " sœur ", d'autres encore " courage " ou " oiseau-tonnerre ". La peur engendre la conscience, elle se dissout dans les ruisseaux du cœur.

Ici, je ne connais personne… seulement la Corolle qui m'a indiqué ce coin de terre, une Carole du Cameroun… elle m'a soufflé à l'oreille : " le jour où tu voudras t'échapper de ta civilisation, viens me retrouver dans la mienne, à Tekmo'o, au village des mains tendues. Pourquoi ce nom, lui ai-je demandé ?... - Parce qu'autrefois, pour traverser ces terres, il fallait payer un tribu. Et, lorsque les mères n'avaient rien à offrir, elles devaient abandonner un enfant en échange de leur passage. Ainsi imploraient-elles leur autorisation en tendant leurs mains vers le chef de village.

Impitoyables mœurs… rappelant inlassablement le sol si dur, si sombre, à moins qu'il ne s'agisse du reflet de la lune sur le tranchant des lances.

Depuis des semaines, j'ai mal à un doigt, l'index, qui pointe ou signale… l'index prophétique du Baptiste. Curieusement, c'est dans le noir que l'on y voit plus clair. Le blanc, gage d'illusoire pureté, dissout les couleurs. Le silence capte la peur, le tam-tam la détruit. Vers qui tendre mes mains dans le village des mains tendues ?... Ce que j'espère trace un réseau de méandres qui se ramifie entre des rives feuillues. Dans la plaine que j'ai traversée, j'ai aperçu des arbres étranges dont le tronc nu est surmonté d'une ombrelle de branches enchevêtrées, ourlées de leur chevelure d'un vert profond. Que sont ces arbres ? - Et, lorsque je m'interroge sur le nom des végétaux, il n'y a souvent personne sur l'instant pour satisfaire ma curiosité. Un jour, je me consacrerai à la recherche des mots nouveaux car là où je me trouve, je suis déjà ailleurs…

Partie pour retrouver l'enfant endormi entre les pattes d'un loup… Cet enfant fugueur regrettait de n'avoir pu goûter au mille-feuille du pâtissier mélancolique… Souvent, je pense à lui… Est-ce à cause du loup, du regret ou du mille-feuille… Non, j'imagine l' enfant, et peut-être aussi le pâtissier mélancolique.

Dérangeante tristesse qui, même ici, au cœur de nulle part, me taraude au point de négliger la peur mais également la froideur toujours de la terre.

Carole, la Corolle, me sourit avec une sollicitude qui me laisse démunie comme un enfant qui dort… entre les pattes d'un loup.

Les hommes sont assis. Les femmes aussi. Debout, ils auraient de l'allure. Au sol, leurs formes paraissent informes. Ils ressemblent à des petits tertres d'où s'échappent les fleuves du paradis sous l'apparence de rubans qui pendent à leur taille et flottent au vent lorsqu'ils marchent. Accroupis en cercle autour d'un feu, les voilà comme des collines qui entourent un cratère rempli de lave rougeoyante. Ils méditent. Enfin, c'est ce que je suppose. Je leur prête cette force, cette détermination qui réveille les peurs. Même tassés sur eux-mêmes, ils affichent une fierté millénaire.

Confrontée à ces caractères de braise, je me sens dépourvue de consistance. Les affronter relève d'un défi que je relève cependant. Leurs certitudes dansent à la lueur des flammes affolées. Au bout du monde, je me demanderai encore ce que j'y fais.

Tous les maux, dit-on, viennent de la peur sur laquelle se précipitent tous les mots tant de fois répétés… Comme l'enfant, j'aurais voulu goûter au mille-feuille du pâtissier mélancolique. La fièvre d'un enfant brûle en nous. Mais il arrive que cette brûlure s'apaise dans le sommeil de l'enfant endormi entre les pattes du loup.


"L'homme brun" de Karine LEROY, conteuse invitée

Touk Mok Lek
Atch Tchik Mek Rout Mot Lek Arrrbre

Devant moi, il y a un homme, un homme brun, torse nu, la peau épaisse comme l'écorce d'un arbre.
La forêt est sombre…du regard, il me demande de le suivre. Il me prend par la main et il se met à courir. Les arbres défilent à toute allure, nous courons à en perdre haleine. Je ne sais pas où il m'emmène, mon cœur tape dans ma poitrine. L'odeur de la terre humide me remplit le crâne. La forêt est immense et nous courons à travers les troncs d'arbre gigantesques. Je ne sais pas où il m'emmène mais j'ai l'impression de m'envoler…

Je me réveille en sueur dans ma chambre pleine d'ombres nocturnes. Le soleil n'est pas encore levé, le tic tac du réveil me ramène dans mon quotidien. Je me rendors avec l'image de l'homme brun collée à l'esprit.

9 heures ! Je suis en retard. Je m'habille en vitesse et je me précipite dans la rue. J'ai raté mon bus. Je me mets à marcher, à courir à travers la foule compressée d'hommes en costume-cravates…
Feux verts, rouges, oranges, néons fluos, clignotants, asphalte, pots d'échappements, building béton, cris d'avion…
Soudain, je m'aperçois que je ne sais plus où je suis et que j'ai oublié de mettre mes chaussures ! Je suis là, pieds nus dans la rue devant les passants qui continuent de passer sans me regarder. Je suis perdue dans la ville tentaculaire. Petite fourmi humaine. J'ai envie de pleurer. Je voudrai que la terre tremble et déchire le goudron des trottoirs indifférents. Je voudrai que les mauvaises herbes qui poussent avec tant de rage le long des caniveaux grandissent et envahissent les réverbères, les boîtes aux lettres et les chevilles des passants trop distraits…Je voudrai hurler mais l'air me suffoque. Je regarde le ciel bleu, doucement une odeur de terre humide me revient dans les narines, un tam tam lointain se met à résonner dans mes oreilles. Je respire. Et tout d'un coup, au coin de la rue, une ombre avec un regard perçant…l'homme brun ! c'est lui ! Il faut que je lui parle, que je le touche, qu'il m'emmène loin d'ici.
- Eh ! Attendez !
Trop tard, il est parti. Je me précipite dans la rue perpendiculaire, personne ! Sur le goudron du trottoir, il y a des empreintes boueuses de pieds nus qui semblent avancer vers le ciel…

Touk Mok Lek Chhhh

 

"La langagière" de Claudine VUILLERMET, dramaturge invitée

- Si tu étais…
- Si j'étais ? Mais je suis ! Oh bien peu de chose sans doute !
Tu veux dire si j'étais autre ? L'autre. Une autre.
Un guerrier jamais. Une guerrière encore moins.
Si j'étais…une langagière !
Ah oui, une langagière ça je pourrais.

Je ne parle pas, il disait.
C'était comme s'il ne pouvait prononcer que cette phrase là.
Je ne parle pas.
J'entends la phrase, elle se répète
Et moi, langagière à jamais
Je décide de dire toutes les choses dans toutes les langues.
Je rêve de parler toutes les langues.
Quelle présomption ! Quel orgueil !

Alors faisons le point.
Si j'étais une autre
Je serais celle qui parle toutes les langues.
Une sorte de Babel.
Ou pas belle ? Ou la la très compliqué !
La parole. Les langues. Les idiomes.
Idiomatismes et tout et tout…Et encore plus !
Parce qu'en fait. Bon.
Faisons le point
Le sabir anglosaxon internationalo babelo usanien
DESUNISSANT
Ca je connais
Pas si Babel que ça
Mais c'est notre destin à tous.
Et à part ça ? La langue de Goethe.
La langue de Faust.
C'est déjà plus …noble !
Mais ce sera sans doute de plus en plus insolite.
Ich kann Deutsch Sprechen. Ja !
Bon et après? Je suis loin d'avoir fait le tour.

Babel ou pas, ça parle.
Ils parlent. Elles parlent. Nous parlons. Je parle.
Mais c'est souvent à n'y rien comprendre.
- Quelle langue parlez-vous Monsieur ?
Evidemment, il n'a rien compris à ce que j'ai dit.
Il n'a pas l'air d'être d'ici.
- Et vous Madame ?
Elle ouvre des yeux ronds comme des billes.
Je ne vais tout de même pas encore sortir mon sabir
Je suis une langagière tout de même !

Je ne parle pas. Il disait.
J'entends la phrase. L'unique phrase qu'il articulait.
Puis tout à coup, je me souviens de ma grand-mère : la frontalière.
C'est grâce à elle que les mots du poète chantent à mon oreille.
Ces mots qui composent l'Inferno. Il Paradiso.
J'entends la musique. La divina musica della Divina Comedia.
Je suis la langagière. Dans ma tête ça parle, ça chante.
Je vois la barque. Et puis le vieux Virgile bien sur.
Nous allons pouvoir nous comprendre
- Excusez moi, Madame, je ne parle pas italien, je suis né dans le val d'Aosta.
- Ah ! Je ne l'avais pas prévue cette réplique là.
C'est à n'y rien comprendre. Vraiment. D'ailleurs comment se fait-il que j'aie compris ? Cette phrase. Ni italienne. Ni française. Pas même sabir !
Ben si peut-être sabir. Bon je ne vais réécrire
Le cours de linguistique générale.
Ca a déjà été fait. Je ne ferais pas mieux.
Je ne suis qu'une langagière.

Ca parle. Ca chante. Ca sonne. Ca résonne.
Dans tous les timbres. Sur tous les tons.
Dans des rythmes multiples.
La multitude jacasse.
- Ca casse les oreilles ! Oui.
- Ah ! Bon. Vous trouvez ? Moi ça me donne envie de
Dire. Parler. Chanter. Converser.
AVEC TOUS !
- Comment ça avec tous ?
- Je ne sais pas.
- Vous faites quoi dans la vie ?
- Langagière !
Il me tourne le dos aussi sec. C'est comme si j'avais dit quelque chose d'incongru.
Ben oui. Monsieur. Je suis langagière. Que cela vous plaise ou non.
Ne me regardez pas comme si j'étais une perruche !
Ou un oiseau migrateur !
- Va fan culo ! Il me répond. Quel mufle !
- Vous parlez aussi anglais Monsieur ?
- Oui. Madame.
Je suppose que si je ne m'étais pas permise de révéler ma véritable identité,
A savoir LANGAGIERE
Bref, si je m'étais présentée masquée
Il aurait sorti son assimile pour me dire
- I love you !
C'est sa Tour de Babel à lui.
En attendant, moi, avec mes petites langues occidentalo frontalières
Je ne suis qu'une langagière d'occasion.
Il faut se rendre à l'évidence !

- La. La.
Une vieille femme me tire par la manche.
Elle parle. Elle me parle à moi.
Je ne parle pas sa langue et c'est comme si
Je comprenais ses paroles.
Elle a dit : LA. Elle est là.
Mais les sons qui sortent de sa bouche ne ressemblent pas
A ceux que j'ai l'habitude d'utiliser dans mon idiome à moi.
Elle se met à me raconter sa maison, sa terre, son fils parti.
Et qu'elle cherche. Partout. Depuis des siècles.
Moi, je suis là. Immobile. J'écoute.
Puis elle m'attrape le bras et me fait un signe avec son autre main.
Son fils, moi, je ne le connais pas.
Si. Elle me fait comprendre que si.
Les sonorités de la langue qu'elle parle me sont familières
Mais je n'ai jamais appris à parler comme elle.

Je ne parle pas.
J'entends la phrase qui se répète
Puis, j'entends les sons
Articulés par cette vieille femme
Qui m'a prise par la main
Je sens sa peau froide et ridée contre ma paume
Une paysanne sans doute.
Comme ma grand-mère.
Mais pas de la même terre.
Qu'est-ce que j'ai dit ?
Pas la même terre ! Ca n'a aucun sens.
La terre elle tourne. Point.
Ca tourne. Ma tête tourne.
Je ne parle pas.
J'entends cette phrase, toujours la même.
Et j'écoute la vieille qui dit.
Qui parle. Qui fait des signes. Qui m'emmène.
La couleur du sol a changé. Celle du ciel aussi.
Moi, la langagière, je n'ai plus aucune parole pour dire
Les feuilles qui se dessinent et la vieille qui marche à mes côtés.
Je suis sans mot.

Si j'étais… L'autre… Une autre.
Mais si loin. Si proche. Je ne sais.
La vieille lève sa main en signe d'approbation.
Elle s'assoit contre le tronc doublement millénaire d'un olivier.
Elle m'invite à prendre place près d'elle.
J'appuie mon dos à l'écorce de l'arbre.
Nous regardons. Le ciel. La terre.
Je ne parle pas.

 

"Le zoulou des bars" de Rémi DANO


Je suis fatigué mais les autres veulent prolonger la nuit.

Nous entrons dans un petit bar isolé, une petite bicoque en bois, ancrée au coin de la rue. La porte fait " gling-gling ". Nous pénétrons dans un autre monde. L'ambiance y est bruyante, moite et colorée. L'odeur de tabac nous pique le nez. Nous dépassons des groupes d'autochtones qui s'activent dans l'épais nuage de fumée qui remplit la cabine.
Ca y est : nous nous arrimons au bar. Entre temps, un embryon d'orchestre africain en djellaba s'est installé dans un tout petit coin, au fond de la pièce, comme s'il était puni. Les musiciens ont sorti leurs peaux tendues et leurs baguettes. Les lumières se tamisent.
Au comptoir, mon ami fait le sémaphore afin que le barman, entraîné dans une discussion agitée, le remarque. Il réussit à lui mettre le grappin dessus. Il ne nous en fallait pas plus : à nous la commande !

Le plus dur reste à faire : nous trouver une place. Nous louvoyons entre les hommes serrés comme des sardines, à la recherche de l'îlot désert. C'est à ce moment que la musique commence, rythmée et même divinement endiablée. Ca frappe sur les tam-tams, ça tape sur les pianos de bois. Les discussions s'éteignent dans l'assemblée. Le public se tourne vers cet orchestre de pacotille et s'en va bon train vivre la musique avec lui. On frappe dans ses mains, on tape des pieds, on agite la tête comme si on était possédé.

Malgré nous, le rythme nous saisit sur le chemin. Cependant, nous devons restés concentrés sur notre objectif et la découverte de la table vierge. Notre vigie fait mouche : nous trouvons près de la fenêtre une petite table ronde et épaisse d'essence tropicale. Nous nous asseyons et continuons dans la musique frénétique nos discussions entamées dehors. Mais nous ne nous comprenons plus. Nous ouvrons et fermons la bouche au rythme des tambours ; nous parlons le " tam-tam "… La musique est trop forte, la musique est trop folle, nous lui cédons tout. Nos discussions cessent et nous écoutons bientôt nos silences danser plus que de raison avec les guerriers de l'Afrique.

Derrière nous, il y a un homme. Il est vieux. Il est laid. Il se tient voûté sur son ballon, son gros nez bouffi par l'alcool lévitant dangereusement au-dessus de son nectar. Le pauvre diable fait tâche dans ce décor des îles. Je le regarde. Il regarde son verre. La musique me fait entrer dans un état second tandis que le personnage me captive. Je ne peux détourner mon regard. L'un de mes amis le dévisage à son tour. Un second le suit et ainsi de suite si bien que nous le contemplons tous maintenant.

Il approche ses gros doigts velus de son verre dont il enserre délicatement le pied. La musique continue de donner le rythme. Le verre se lève. Quelques centimètres d'abord et la musique continue : " TAM-TAM-TAM-TOUM, TAM-TAM-TAM-TOUM " et le verre se lève encore. Nous contemplons tous la scène, bercés par la musique et captivés par ce ballet improbable. " TAM-TAM-TAM " et le verre reprend sa course. Il tangue de droite à gauche. Les gens continuent de hurler en frappant des mains dans notre dos. Encore une envolée rythmique et le ballon s'élève de nouveau en dansant, " TAM-TAM-TAM-TOUM ".
Plus rien n'existe plus pour nous sinon cette musique qui remplit nos oreilles et ce mystérieux anachorète qui accapare nos yeux. Ce dernier touche presque au but même si son verre n'en finit plus de tanguer. Allez, un dernier effort, quelques centimètres, quelques millimètres maintenant, et ce sera l'apothéose.

La musique, la bouche, le rythme, le verre et son bord qui vient se déposer sur les lèvres charnues de notre capitaine sans navire. Il relève le coude avant de basculer son menton piqué de barbiches blanches et crasseuses et de se pencher en arrière avec extase. Son gosier danse en rythme et lorsqu'il s'arrête c'est la musique qui cesse et la salle entière qui sort de la transe. Le silence se fait peu à peu. Lui rabat son verre plus vite qu'il n'est monté. Et toc, voila, c'est terminé !

Nous revenons à nous, troublés, pendant que l'hédoniste solitaire mâche goulûment ses gencives, les yeux dans le vague.

Ce soir c'était lui : lui le guerrier tribal, lui le força de la nuit, lui le zoulou des bars. Nous nous tenions devant une force de la nature, un monstre d'aplomb et de volonté, et il nous fallait maintenant de longues minutes pour revenir à nous.

 

"Eros au pays du sable" d'ARGOPHILHEIN

Mon crayon est un organisme vivant qui veut parler. Long cylindre de bois peint qui loge en son corps une mine, il est rigide entre mes doigts, agile dans son adhésion au papier, court impétueusement sous le flot de mes pensées sur la feuille lisse et blanche qui m'effraie. Va-t-il suivre ce flot, sera-t-il assez rapide pour subtiliser mes pensées au vol ? Course effrénée que je ne peux contrôler, qui m'échappe et que la mine tente d'arrêter en collant sur le papier quelques signes cabalistiques, pour lecteurs initiés.

Les idées entrent et sortent, font un perpétuel va-et-vient entre la pensée et la parole, un lien tout à la fois continu et discontinu entre le corps et l'esprit, comme l'eau du fleuve qui n'est jamais la même. Ces borborygmes intellectuels : ingurgitations, déglutissements, régurgitations, éructations de pensées composent une rengaine de miasmes sonores qui déclenchent en moi un piteux état pathologique d'écriture. Mon corps pense. Il veut écrire. Est-ce un état de transe ? Une métamorphose ? Une catharsis ? Une époché ?

Où suis-je ? Dans le désert, plus exactement dans les dunes de Merzouga au sud du Maroc. Deux jours de chameau, route habituelle pour les deux bêtes qui suivent docilement le chamelier le long des crêtes de dunes juste assez larges pour poser leurs sabots. Je n'en mène, moi, pas toujours large, mais je suis bercée par ce pas régulier qui secoue nonchalamment ma croupe, rythme érotique à souhait. Le passage à travers les dunes est un brin audacieux, mais combien alunissant. Je suis ailleurs, dans une immensité de grains de sable accumulés en collines aux crêtes très escarpées, d'où je domine un panorama chaudement coloré de blonds, roses, ocres, pourpre doré pour le soleil du soir. Nous faisons une pause. Assise, puis allongée dans le sable, je m'enlise. Mon corps creuse les grains qui se déplacent, je me love dans un espace meuble et dur tout à la fois. Je n'ai plus qu'à me cambrer par petits coups de rein très furtifs pour avancer de plus en plus dans un au-delà du monde où mon coeur, semble-t-il, est arrêté, craignant de perturber ma quiétude. Je ne veux plus, je ne souhaite plus être rien que ce corps logé dans un habitacle souple qui l'épouse à la perfection, qui ne demande rien, n'attend rien, EST simplement. J'éprouve alors un état de certitude bienheureuse d'être, un moment de volupté intense, où tout est aboli, sauf le bonheur d'être.

La pause est finie. Nous abordons ensuite le désert noir, désert volcanique où les scories sont recouvertes de fossiles à perte de vue. La jeune routarde allemande qui fait ce bout de chemin avec moi s'attarde à les ramasser méthodiquement. La nuit venue, nous campons et dînons chez une famille de bédouins, fermiers du désert : un chien, trois poules, deux chèvres constituent la basse-cour et le troupeau. Tempête de sable la nuit : nous intégrons tous trois un minuscule bâtiment en briques et torchis de sable, plus exactement la niche des animaux. J'entends dehors les deux chameaux pleurer : tous les animaux quand ils pleurent émettent des sons plaintifs, peureux, angoissés. Mais point de chamelier dans notre abri. Le matin, point de chameaux non plus : ils se sont fait la malle ! Où était le chamelier dans ce so few men's land ? Dans la tente caïdale d'à côté, où quatre jolies touristes espagnoles faisaient un jeu de reconnaissance avec quatre guides marocains sentant le musc et la cannelle. En somme, l'auberge espagnole en plein désert, version vol de nuit. Comme notre chamelier était un bon marcheur, quelques kilomètres plus loin il retrouva ses bossus et nous reprîmes le chemin du retour à travers les dunes qui s'étaient déplacées du fait de la tempête. Quelques hésitations, et hop, superchamelier nous ramène au bercail, malgré sa soirée bien arrosée. Nous étions en période de ramadan. Mais Allah, bien souvent, concentre ses regards sur les villes où tant de mécréants fréquentent les lupanars. Alors, dans le désert, rien à craindre !

 

"Blink, le passeur des mots mal aimés" de Régis MOULU, animateur de l'atelier

" Araignée,
lumière crue,
sangsue,
rides incolmatables,
chien jaune,
moutons de poussière,
cuvette près du lit,
traces de boue,
courroie de transmission rompue,
l'accident, c'est comme ça,
grain de beauté en pleine expansion,
fiente de pigeon,
dentiste qui a séché les cours de travaux manuels,
frites précuites façon steak en carton,
l'arroseur arrosé,
verre de cristal fêlé, service gâché,
chemise en soie achetée trop courte,
poisson mort, poisson flottant,
vin au goût de javel, confirmé lors de la deuxième gorgée,
le trou de la chaussette,
qu'est-ce qu'il ne faut pas entendre ?
"
Blink, lui, n'a pas fait cette liste,
juste l'entreprend,
il opère les mots qui nous font mal,
participe à la paix,
donne de la joie,
"ô, je suis le passeur de mots mal aimés " semblent me dire ses jambes qui se croisent.

Et chacun lui en donnait,
mettre devant sa porte une bouteille dans laquelle au goulot on avait prononcé ce qui nous envoûtait suffisait,
Blink le ramasseur de bouteilles,
Blink le faux laitier en pleine tournée,
Blink le vrai transformateur,
Blink qui lénifiait tout ce qui nous encombrait,
Blink qui ne renvoyait que du bonheur,
Blink.

Blink,
Blink le mendiant.

Il ne voyait toute sa vie que dans les bouteilles,
Blink le grand collecteur,
Blink.

Il est là,
devant la fontaine Saint-Michel à Paris, au milieu de l'île de France,
un bus écrase ses paroles de son bruit de moteur,
les rugissements ne sont plus ce qu'ils étaient…
Blink ne s'attarde pas sur ce genre de choses, Blink,
Blink travaille d'ailleurs à mains nues,
Blink est assis
et pourtant Blink s'assoit encore,
Blink est assis
et pourtant il vient à peine de finir de s'asseoir,
il est maintenant assis,
c'est Blink.

Je le vois avec peut-être dix bouteilles,
elles sont vides,
et pourtant il y en a au moins vingt,
c'est comme cela avec Blink,
le jour s'emmêle dans le jeu de quilles qui brille,
ça fait en tout près de trente bouteilles,
c'est-à-dire environ une cinquantaine, chacun pourrait à présent les compter précisément,
Blink parle,
Blink parle,
un touriste le couvre par des interjections un peu trop en viande
l'instant d'une prise de photo, style petite carte postale sans ambition,
Blink œuvre toujours, concentré, imperturbable,
son regard calme et présent comme un flotteur de canne à pêche me prouve qu'il accueille tout ce qu'il entend sans que ce tout ait des vagues,
ici tout est brut, vrai, trempé, fondu.
Et quand Blink parle,
c'est comme si je me grattais la tête à grand coup de rouleau de peinture jaune,
Blink s'assoit,
Blink parle,
Blink sait ce qu'il doit faire,
le dit,
ne rajoute rien,
tout le monde devrait faire comme cela mais il n'en est rien,
une vieille dame lance quelques mots à son chien Uranus, ce chien restera un attardé,
Blink comprend tout ça,
défroisser ses oreilles à ce point n'existe pas,
je le vois,
je le sens,
je le crois,
Blink est partout,
partout où on le cherche,
il répond,
tout devient bien,
tout se passe au mieux,
ma tête est comme une capitale fatiguée,
une bouteille de verre se casse,
un enfant avec des chaussures à roulettes s'est conduit avec la maladresse d'une fauteuil roulant,
Blink ne bouge pas,
il y a atteinte à son Art,
une mouche ne supporterait pas qu'une vitre l'arrête,
elle s'énerverait,
Blink, lui qui est pourtant plus utile qu'une mouche,
reste impassible, serein, grand et petit à la fois,
comment fait-il,
avait-il déjà œuvré sur la bouteille de verre,
c'est vrai qu'il agite depuis longtemps ses mains,
je ne sais pas combien il a de doigts, il bouge tout le temps, Blink,
intérieurement,
oui, Blink est partout, disponible, grand ouvert,
je pense que Blink doit avoir au creux du crâne une baignoire sabot,
" cheveu dans le riz cantonnais,
étagère effondrée,
pansement jauni,
biche écrasée,
ongle cassé,
vipère,
bouteille d'huile qui ne coule pas franchement,
carrelage mouillé, carrelage glissant,
l'haleine nécrophage de mon chat adoré,
grand-mère a des fuites,
il manque une tuile pour que notre maison de campagne ait un toit
"
Blink vide toutes les bouteilles,
met tout au milieu de son crâne,
ne se plaint de rien.

Je ne pourrais pas mettre ses vêtements,
trop sobres, trop miteux, trop troués,
son sourire le couvre d'un beau manteau,
ses trous l'inspirent,
mon regard est transformé,
tout le sublime,
j'y suis pour rien,
Blink ferme les yeux,
prononce une douceur,
respire le monde comme un accordéon,
le ravive de plein de couleurs,
je n'arriverai pas à me reposer,
je vis en même temps que lui ses listes de mots,
les bouchons des bouteilles vides sautent un à un,
c'est le feu d'artifice au pays des droits d l'humilité,
Blink a le dos large et dilaté comme un cou de cobra,
pas méchant pour deux sous,
pas bruyant pour deux sons,
un embouteillage de voitures roulant à l'essence resserrent l'endroit par leurs klaxons,
Blink ne s'interrompt pas,
il prend les bouteilles,
les met dans un sac
et part
tout en se permettant
de rester
là.

 

"Que vivent les mots !!!!" d'Aurélie BOCCARA

Toujours des mots, encore des mots, comme disait Dalida au charmant Alain Delon. Apparemment il ne lui a pas dit les " bons mots " car cela ne l'a pas touchée. Mais est-ce-la faute de ces fameux mots ?
Finalement , la faute à qui ? Au narrateur ou aux mots narrés ! A voir !!!!

Des mots, oui des mots. Mais des maux de tête, des maux d'amour ou des mots d'amour qu'on jette sur un papier car on ne peut pas déclarer sa flamme à son amoureux ou à son amoureuse, comme diraient les enfants. Les enfants d'ailleurs, ne sont-ils pas les premiers à nous lâcher des mots " nouveaux ", mais ces mots ne sont-ils pas tout simplement les mots que papa, maman, papy, mamie, tonton, tata… leur ont dit, du style : alors " dis maman ", alors " dis papa ". Je m'arrête là, car la liste serait trop longue et risquerai de vous ennuyer, voire de vous assommer. Et les proches qui s'inquiètent : mais quand est-ce qu'il ou elle va parler. Il ou elle n'est pas sourd, ou sourde au moins ! On fait des tests : non, il ou elle se retourne quand on l'appelle, ou quand on fait du bruit. Oh Joie !

Les mots, le langage, la parole sont un passeport indispensable pour la socialisation. Quelqu'un me racontait une fois qu'il était beaucoup plus facile pour un non-voyant de communiquer que pour un sourd et muet.
Autre chose : j'ai une sensation très étrange pas tout le temps heureusement mais assez souvent quand même pour que cela en devienne " inquiétant " : en fait, je me raconte des tas de choses dans ma tête, des bêtises, quand je regarde la télévision, quand je promène mon chien, quand je prends des cours de théâtre. Je vois, je pense à quelque chose, aussi anodin fut-il et je me le raconte, 10 fois, 100 fois dans ma tête, comme si c'était pour moi une façon de me rassurer et de conjurer le sort car je dois l'admettre, même si je ne veux pas m'étendre sur le sujet, ce sont des choses qui m'obsèdent, qui me hantent et surtout qui me rongent et qui me pourrissent la vie. Alors, en plus, quand cela vient résonner dans ma tête, j'explose. J'ai l'impression, non la conviction qu'il me faudrait un dictaphone. Serait-ce la fin de tous mes soucis ? Qui sait ?

De plus, quand on écrit, enfin en ce qui me concerne, on écrit avec sa chair et son sang, comme un sportif pourrait dégouliner de sueur, eh bien moi, je pense qu'un écrivait pourrait dégouliner des gouttes de sang. Serait-ce un suicide maquillé ? Je n'ai pas assez de connaissances sur la question pour en parler, mais je crois que je m'égare…

Je pense tout simplement que lorsque l'on écrit, on y met toute son âme, et ça a un côté jouissif….On espère faire plaisir à l'autre, bien sûr, le lecteur, mais avant tout, on se fait plaisir (de la le terme de jouissance) et c'est super égoïste finalement. On écrit dans son petit coin ; c'est sûr qu'on a envie que ce qu'on a écrit va plaire mais au fond de soi, on est bien content d'avoir bien " travaillé " et ceux qui me réfuteront cela, et bien ce sont des menteurs.

Je l'ai déjà dit auparavant, en écrivant on se fait plaisir, mais on a aussi de faire plaisir au lecteur, au public en général. On est dans un mécanisme de projection, d'imaginaire ; on rejoint là le monde du rêve. Il y a des gens dont le rêve c'est d'être clown, et il y en a d'autres dont le rêve c'est d'être écrivain (e) : chacun son truc !

Il y a dans les mots, un sous-entendu, à vouloir tout expliquer, comme si les mots étaient les clefs d'un labyrinthe.

Pourquoi dit-on souvent : je cherche mes mots. Cela veut-il dire qu'on les a perdus, comme de vulgaire clefs, c'est ridicule. Car en fait, dans sa tête, dans son imaginaire, dans sa pensée, l'homme ou la femme ne les a pas perdus ces mots. C'est juste dans le concret que les mots ont disparu. Cela voudrait-il dire que l'imaginaire est moins important que le concret, pour être concis. Je sais : ce que je tente de vous expliquer est un jeu " tirer par les cheveux ", mais je pense que cela se tient. Quelle prétentieuse je fais ! En gros, moi, mes clefs, mes mots, mes souvenirs et mes rêves, je ne les oublie jamais. Ils sont dans ma petite tête. Et vous savez, même dans une petite tête, on peut en mettre des choses !!!!!

Autre chose : pourquoi certains mots sont oubliés ou " mal aimés " ? Je pense qu'ils renvoient à certaines choses et faits concrets que les hommes n'aiment pas à se rappeler. Par exemple, le nazisme, on ne peut pas dire que c'est un mot qu'on aime prononcer. Mais, ne pas en parler serait en quelque sorte lui donner toute sa raison et " presque " sa " légitimité ". Il faut en parler aux générations à venir qui à leur tour en feront de même. Le mot, même " mal-aimé " se perpétuera ; je dis bien le mot, sa signification… mais j'ose l'espérer pas de " faits concrets " en découleront. La conclusion est la suivante : il ne faut pas exclure les mots oubliés ou les mots " mal-aimés " .

On dit du célèbre tableau exposé au Louvre, Mona Lisa de Léonard de Vinci, qu'en fait c'est le peintre lui même qui s'est peint : ce serait donc un autoportrait. Je pense qu'on peut faire le parallélisme avec l'écriture et la littérature en général : en effet dans un livre, que ce soit une biographie, un roman, des nouvelles, l'écrivain se cache finalement derrière ses personnages : timidité maladive, angoisse de la page blanche, honte, …. Quoiqu'il en soit l'auteur en " fuyant " ainsi ses " responsabilités ", ne se révèle-t-il pas encore plus. Il fait peut-être son coming out ! Pas sûr ! A travers ses personnages, il joue avec eux, mais aussi avec nous, ce qui est notamment le cas dans les romans policiers. C'est sans doute là que se fait la rencontre entre le désir de l'écrivain (avide de trouver le coupable) et celui du lecteur.

L'écrivain, l'auteur, le réalisateur d'un film, le metteur en scène d'une pièce de théâtre, jouent avec nous, avec nos émotions, au gré de son humeur, de son talent, de son temps, ….. et nous pauvres spectateurs on est quoi dans tout cela… Je pense que comme l'a dit David Yon, donner l'impression (…….) d'une avancée vers l'inconnu serait pour ma part bien sûr la meilleure et la plus juste définition de ce qu'est le travail d'un écrivain.

Tout à l'heure, je parlais de mots oubliés. J'ai oublié de dire que ce sont souvent des mots qui font peur, et dont on évite de parler par " superstition " (par exemple). Il y a des mots qu'on ne dit pas dans un lieu saint, devant un(e) mort(e), en présence de certaines personnes….

Une idée me vient comme cela, et oui c'est ça d'être un écrivain de génie, célèbre et reconnue, telle que moi (humour, humour, hi, hi, hi) !!!! Il n'y a pas de fin, de mort pour les mots, puisqu'ils finissent tous dans des livres (et que nous ne sommes pas dans le film terrible Fahrenheit 451, si ma mémoire est bonne, ou sur Internet et là aussi, on ne brûle pas les ordinateurs.

Tandis que l'écrivain, il écrit des livres, il a du succès ou pas, et puis peut-être s'en fiche-t-il ? Mais, quand sonne le glas ? What's happening ?
- Ah oui, c'était un merveilleux écrivain
- Ah oui, comme ses propos étaient justes
- Ah oui, comme il était fin et intelligent.

Mais à part ses livres, que reste-t-il de lui, à l'état brut, parce que son âme, pour ma part, on s'en fout un peu…..

C'est injuste : les écrits restent et l'écrivain disparaît.

 

Attention les jeunes enfants, pour le texte qui suit, certains mots peuvent vous choquer...
Faîtes-le lire avant à vos parents afin de savoir si vos oreilles doivent détourner leurs yeux pour préserver votre douce naïveté...

"Pas capable de la toucher"'de Janine BERNARD

Elle a des rayures noires et jaunes et ses ailes bougent tellement vite que je sens presque du vent.
Pourtant, il fait très chaud. La cour de ferme est traversée par la lance du soleil. C'est midi.
On ne voit que son gros corps à la bête. Comme un doigt rayé. Ah… elle s'est arrêtée. Elle se prélasse en ronronnant sur la goutte orange de la confiture d'abricot de grand-mère.
Depuis plusieurs minutes, mon cousin Jacquot et moi, accroupis au dessus du pot de confiture, on la regarde. Elle est grosse. Elle me fait peur, mais en même temps j'ai envie de la toucher. Je ne sais pas pourquoi grand-mère dit toujours que ce sont de sales bestiaux et qu'il ne faut surtout pas les toucher.
Celle-là, elle a deux petits yeux ronds et deux sourcils-antennes au dessus de sa petite tête noire. Elle s'est retournée. Elle nous regarde. Elle regarde Jacquot le zigomar. Son père l'appelle zigomar quand il rentre. Il le dit en passant sa grande main dans les cheveux raides du zigomar.

Elle ne bouge plus. Elle ne mange plus la confiture. J'aime bien ce mot zigomar. C'est normal qu'on l'appelle "zigo - mar". Il est de la même famille que grand-père. Quand grand-père veut manger, il dit à grand-mère :
"Donne moi un peu de haricots avec la tranche de "zigot"". Est-ce qu'on s'appellerait tous zigots dans la famille ?
Jacquot, sa mère l'a traité de "persifleur" l'autre matin devant son café au lait qu'il trouvait trop chaud. "Ces deux-là, dit grand-mère, ils sont toujours en bisbilles."
Elle dit souvent des mots que je ne comprends pas. Bises, oui, billes aussi. Mais bisbilles…
"Va à l'école, tu les apprendras tous les mots, au fur et à mesure…" Fur et à mesure… mesure…
Bref. Dans notre famille on se traite de pleins de mots mais ça n'empêche pas qu'on s'aime quand même.

Jacquot pense que je pourrai jouer avec lui cet après-midi, seulement si je touche la bestiole qui maintenant, se lèche les antennes. Ce sont de grosses guêpes qui sont dans la cour de la ferme. Elle habitent tout en haut du toit de la grange et quand il fait très chaud, elles rentrent partout, dans nos chambres sous les greniers, dans la cuisine.
Aussi grand-mère a installé un système de pot de confiture renversé sur une soucoupe spéciale genre piège. Elles rentrent dans le pot et hop.tombent au fond. Après c'est fini. Le système les force à patiner derrière la vitre pendant des heures. Et quand il y en beaucoup de mortes, grand-mère vide le piège et remet de la confitnure d'abricot neuve.
Grand-père il les appelle des frelons. Moi je me demande comment on appelle les femelles frelons. Peut-être des frelonnes.
Madame Benoite, que toute l'école appelle Madame Benête et qui a des yeux aussi gros que ceux des vaches derrière ses lunettes, a dit, en Histoire un mot qui a résonné dans mes oreilles.
"Un félon"." Et au féminin Madame ?" que j'ai enchainé du tac au tac. "Apprends déjà le masculin félon. Après on verra."
Ils disent tous "on verra". Bon, faut que j'apprenne surtout à me taire, dit maman, sinon ça va me jouer des tours. Comme aux magiciennes.

Jacquot m'a pris le doigt et il avance, doucement, doucement.
Si la bête ne bouge pas, je la toucherai sans crier.
Je l'ai touchée. Elle a bougée. Ca m'a fait une décharge électrique des cheveux au doigts de pieds et un hurlement aigu qui fait accourir deux moulinets vengeurs : la canne de grand père et le torchon de grand-mère.
Plus je crie en trépignant, plus la bête tournoie autour de moi dans un vrombrissement d'enfer. Puis, furieuse, elle s'éloigne devant la canne et le torchon. En écho, mes cris s'élèvent encore dans les oreilles de la cour, les oreilles de la ferme, les oreilles du hameau et celles du canton.

Jacquot est parti se réfugier près de la niche du chien sous les coups de torchon de grand-mère mise au courant. Et moi je renifle dans le pantalon de velours de grand-père.
Sa main calme ma tête. Ca sent le chou, la lavande et l'oseille qu'il a ramassée avant midi. Grand-mère s'en retourne à ses fournaux.
"Jules, faut absolument faire venir les pompiesr ce soir. On va avoir un pépin unde ces jous avec les gosses dans la cour."
Elle se détourne.
"Et puis dis leur d'apporter la grande échelle, c'est haut là-haut. La dernière fois, chez le père Varlope, ils sont venus les mains dans les poches, juste avec leur cuite du soir. C'est un peu léger pour un nid de frelons ! ".
- C'est comme si on allait au bordel sans ses couilles, a répondu grand-père, faut être con !" - Jules, les gosses !
Mais moi, l'œil ressortant tout juste du pantalon, j'ai bien vu qu'elle avait envie de rire.
Alors je suis retournée vers mon bourreau. Comme les bestioles sur la confiture.
Il embêtait déjà une nouvelle victime, Billeboquet le chien. Il se grattait au bout de sa chaîne.
Je l'ai caressé, il m'a fait un sourire de chien.
"Jacquot, c'est quoi des couilles ?"
Il a laché la queue du chien en me regardant droit dans les yeux.
"Si tu touches une grosse bestiole de là-haut sans crier pendant la sieste des vieux, je te ferai toucher une couille" a répondu Jacquot.
"Ca me fera de l'électricité comme avec la bestiole? ".
"Tu verras bien ce que ça te fait. On touche une couille quand on est vraiment grande.
Chez les indiens, les cow-boys et les papous aussi. Ca s'appelle un rite
."
Un rite ?
Et il est parti demander à grand-père d'aller avec lui ramasser de l'herbe pour les lapins, histoire d'être entre hommes.
J'ai passé en revue tous les rites que je devais déjà connaître.
La diurite, papa l'avait dit, les mains pleins de cambouis devant sa quatre chevaux.
Le prurit, maman l'avait dit en parlant de la voisine.
Et j'en ai pas trouvé d'autres.
"C'est quoi un rite ?" j'ai demandé à grand-mère en plein coup de feu.
"Un rite ? Reste pas dans mes jambes. Un rite ?... T'as toujours de ces questions…"
Elle a posé sa pile d'assiettes fleuries.
"C'est… Tiens, ce que je fais là, tous les jours. Faire à manger, mettre la table. C'est ça un rite.Voilà, maintenant aide moi à mettre les assiettes."
Et elle a repris son rite en posant la pile d'assiettes dans mes bras tendus.
Un rite ? Des couilles ? Faire à manger ?...
Et tout en posant délicatement les assiettes ébréchées en cachant bien les trous de la toile cirée usagée, j'ai dit à grand-mère qui mettait les couteaux :
"et ben moi, quand je serai grande, je ferai à manger des couilles, tous les jours, dans un grand bordel où tout le monde sera content". Grand-mère a levé le couteau qu'elle tenait et puis elle s'est mise à rire, à rire, à rire, et son rire a enchanté la cour, a enchanté la ferme, a enchanté le hameau, le canton et tout cet univers qu'on appelle l'enfance et dont la porte s'ouvre quand les mots frappent trop forts au portillon.

Les textes présentés ci-dessus sont sous la responsabilité de leur auteur. Ils sont quasiment le fruit brut qui a été cueilli en fin de séance... sans filet !
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